N°127

Le dossier : Globalisation et migrations

L’Europe et la crise de l’accueil des réfugiés

par Catherine WIHTOL de WENDEN

Depuis ces vingt-cinq dernières années, l’Union européenne a été confrontée à des mouvements migratoires appartenant à des profils divers : regroupement familial, demandeurs d’asile, étudiants, élites qualifiées, migrants à la recherche de travail, mineurs isolés, réfugiés. Contrairement au passé, les migrations de travail sont devenues très faibles en nombre par rapport aux autres flux, de regroupement familial, d’asile, d’études. L’Union européenne reste la première destination migratoire au monde en terme de flux, devant les Etats-Unis (seconds), les pays du Golfe (troisièmes), la Russie (quatrième), autres grands pôles migratoires.
Aujourd’hui, l’Union européenne connaît un afflux de réfugiés sans précédent (plus d’un million de demandeurs d’asile en 2015). Elle est entourée de pays en guerre ou en conflit intérieur, qui ont produit des flux de réfugiés au sens large (plus souvent demandeurs d’asile que migrants venus à la recherche de travail, mais presque tous migrants forcés) d’une ampleur exceptionnelle. Ces flux viennent actuellement de Syrie (5 millions ont migré à l’étranger, dont 3 millions sont en Turquie, plus d’un million au Liban et 600000 en Jordanie), d’Irak, de Libye (ancien filtre des migrations sub-sahariennes vers l’Union européenne, par le biais d’accords bilatéraux conclus notamment avec l’Italie), de la corne de l’Afrique (Érythrée, Somalie), d’Afghanistan, du Soudan et du Kosovo.
Après une période de frilosité et d’atermoiements, le discours, le 7 septembre 2015, d’Angela Merkel, déclarant l’Allemagne prête à accueillir 800000 demandeurs d’asile durant l’année 2015 et la proposition de Jean-Claude Juncker de partager 160000 demandeurs d’asile entre les pays européens ont lancé les bases d’un nouveau tournant migratoire. Les valeurs de l’Union européenne : solidarité entre pays européens, respect des droits de l’homme et du droit d’asile ont alors été mises à l’épreuve de la réalité. La photo, diffusée dans le monde entier, du petit Syrien de trois ans mort sur la plage turque de Bodrum suite au naufrage du bateau conduisant sa famille de Syrie vers la Grèce à l’automne 2015 ont participé à cette remise en question de l’approche sécuritaire qui a dominé la politique d’immigration et d’asile en Europe. On compte en effet 22000 morts aux portes de l’Union européenne de 2000 à 2015 et 3000 morts en méditerranée, pour l’année 2015, presqu’autant pour l’année 2016.
Ces chiffres masquent la diversité des migrants et des raisons de migrer. Dans la réalité, beaucoup de migrants ont été, ces dernières années, des flux mixtes : partis à la recherche de travail, fuyant des pays en crise et ne leur offrant aucun avenir à leurs yeux. L’absence d’espoir, quelle qu’en soit la cause, est souvent à la source de la décision de quitter des pays mal gouvernés, instables, insécurisés et corrompus (régimes sans alternance, en proie au clientélisme, aux ressources très inégalement distribuées, avec un marché du travail très étroit pour une population majoritairement jeune). Elle nourrit la cause des « harragas », ces « grilleurs de frontières » entre le Maghreb et l’Europe, qui recourent à des passeurs pour s’offrir une autre vie, ou ces migrants transsahariens, prêts à tout pour vivre ailleurs. Mais la cause essentielle des départs récents est la guerre, l’instabilité et la violence politiques : en Erythrée, en Somalie, en Syrie, en Irak, en Libye.
L’Europe, première destination migratoire au monde
Si, au sud, on est souvent face à des « flux mixtes » d’hommes jeunes venus seuls fuyant la situation économique et politique sévissant chez eux, au Proche Orient la plupart des nouveaux venus sont des familles de demandeurs d’asile. Ceux qui empruntent les voies de la migration irrégulière transsaharienne puis méditerranéenne, ou turque, grecque et ex-yougoslave par la route des Balkans, sont le fruit d’une sélection parmi les jeunes. Il faut être en bonne santé, déterminé, capable d’affronter les difficultés de tous ordres du voyage, avoir accumulé un pécule qui peut atteindre jusqu’à 30 000 euros, et avoir pour projet de vivre à l’étranger une durée suffisamment longue pour régulariser sa situation. On est loin du migrant de main d’œuvre venu en Europe par les services du patronat comme dans les années 1960, aisément régularisé et animé par le projet de retour au pays. Certains ont travaillé dans les pays qu’ils traversent comme les Sub-Sahariens en Libye, et ont perdu leur emploi à cause du chaos qui y règne, d’autres ont été victimes de la guerre qui sévit chez eux (Syrie, Libye), d’autres n’ont pas trouvé après la guerre d’opportunités d’emploi (Afghanistan) et sont chômeurs dans des pays où le taux de chômage atteint 40% de la population chez les jeunes. Tous voient dans l’Europe une terre de paix, de sécurité, de respect des droits et d’avenir pour eux et leurs enfants.

Rolland Quadrini

L’Europe, ancienne terre de départ, ne s’est jamais pensée comme continent d’immigration et celle-ci apparaît illégitime à beaucoup de ceux qui refusent cette réalité. L’Europe a en effet longtemps été une terre de départ vers les grandes découvertes, la colonisation, le commerce international, les missions étrangères, le peuplement de pays vides. Il y a un siècle on comptait 5% de migrants internationaux sur la planète contre 3, 5 % aujourd’hui : la plupart étaient des Européens car l’Europe était aussi très peuplée par rapport à d’autres continents. Puis, les migrants sont venus durant la période de croissance, à un moment où beaucoup de pays européens manquaient de main d’œuvre pour leur économie minière, industrielle ou agricole, et de reconstruction après les deux guerres mondiales et qui requérait surtout des « bras ». Tous les pays de l’Union européenne sont signataires de la Convention de Genève sur l’asile de 1951 et partagent entre eux les valeurs fondamentales de droits de l’homme qui font partie du projet politique européen. Ces pays sont pourtant traversés par la poussée des populismes qui ont placé la lutte contre l’immigration en tête de leur programme.
Depuis les années 1990, l’Union européenne n’a cessé de multiplier les initiatives destinées à dissuader les nouveaux arrivants : passage des questions d’immigration et d’asile du troisième au premier pilier communautaire (traité d’Amsterdam, en 1997) en faisant de l’immigration un thème sécuritaire, responsabilisation des transporteurs et privatisation de certains agents de contrôle des frontières, mise en place du système intégré de vigilance externe (SIVE) le long des côtes espagnoles (2002), restriction du droit d’asile (notion de pays sûr, de pays tiers sûr, de demande manifestement infondée, amendement Aznar de 1997 rendant très difficile la demande d’asile d’un pays européen à un autre), tentatives d’européanisation du droit d’asile avec les accords de Dublin I (1990), principe du « one stop, one shop » (Dublin II, 2003) selon lequel un demandeur d’asile doit obligatoirement voir traitée sa demande dans le premier pays d’accueil européen où il a mis le pied, informatisation des empreintes digitales (Eurodac, 2000) pour identifier les demandeurs d’asile frauduleux entre plusieurs pays de l’Union, militarisation des frontières extérieures et mise en commun des forces policières pour les protéger (Frontex, 2004). Un arsenal d’accords bi et multilatéraux entre pays européens et pays extra-européens (près de 300) situés de l’autre côté des frontières extérieures de l’Europe à des fins de reconductions aux pays de départ ou de transit des déboutés du droit d’asile et des sans papiers est venu compléter le dispositif.
La gestion des frontières extérieures de l’Europe, pendant de la libre circulation intérieure établie par les accords de Schengen de 1985, est devenue l’objectif essentiel. On pensait en effet il y a trente ans, lors de l’adoption de ces accords, que l’ère des migrations de masse était terminée, que les non Européens retourneraient chez eux grâce aux politiques de retour, que la mobilité interne des Européens augmenterait significativement, qu’il y aurait substitution des nationaux et des Européens sur le marché du travail hier occupé par des immigrés non Européens et que les politiques de développement des pays de départ seraient une alternative aux migrations. Or, la plupart de ces scenarii se sont trouvés erronés : les Européens ont été peu mobiles pour travailler en Europe jusqu’en 2004, date de l’ouverture de l’Union à dix nouveaux pays européens, il n’y a pas eu de substitution sur le marché du travail compte tenu de la très forte segmentation de celui-ci, les retours, peu nombreux, ont été un échec. Quant aux politiques de développement, elles n’ont pas offert une alternative aux migrations et les quelques initiatives tournées vers la rive sud de la Méditerranée (accords de Barcelone de 1995 à 2005, Union pour la Méditerranée en 2007) n’ont pas été en mesure d’offrir un pendant à l’ouverture à l’est de l’Europe. Enfin, des crises telles que celle des grands lacs en Afrique, le conflit de l’ex-Yougoslavie et les crises algérienne et syrienne ont produit des demandeurs d’asile très éloignés de ceux prévus par la Convention de Genève : des demandeurs aux profils collectifs en raison de motifs sociaux, ethniques, religieux, des victimes de la société civile et non des Etats dont ils provenaient, d’où la plus grande difficulté de prise en compte de leur candidature à l’asile.
Il en est résulté un repli vers la gestion nationale des frontières du fait de l’attachement des pays européens à leur souveraineté dans ce domaine : appel à la fermeture des frontières nationales (comme cela a été le cas entre la France et l’Italie à Vintimille en 2011 et 2015, puis entre la Bulgarie et la Grèce, l’Allemagne et l’Autriche en 2015, la Hongrie et ses voisins en 2015) et hostilité à l’imposition de « partage du fardeau » entre Européens de l’Union par de nombreux pays européens de l’est. L’Europe joue les valeurs sur lesquelles elle a été fondée à travers l’accueil fait aux demandeurs d’asile.

21 octobre 2006 - Lyon-Saint-Exupéry, des familles viennent visiter des personnes retenues au centre de rétention administrative, lors du rassemblement a l’appel du réseaux éducation sans frontière (RESF).
Rolland Quadrini

Des réponses peu lisibles à la crise de l’accueil des réfugiés

Face aux flux auxquels elle a été confrontée depuis ces dernières années, l’Union européenne a répondu par une position restrictive qui a accru l’influence des passeurs et provoqué des milliers de morts, transformant la Méditerranée en un vaste cimetière. On en compterait 40 000 depuis les années 1990.
La première difficulté d’une réponse solidaire a été le fait que les pays européens ont été inégalement confrontés à l’afflux d’immigrés et de demandeurs d’asile. De loin, l’Allemagne est le premier pays d’immigration en Europe avec 7 millions d’étrangers et le pays qui a accueilli les trois quarts de la demande d’asile en Europe depuis 25 ans. Elle forme avec la France, le Royaume Uni et la Suède le peloton de tête pour l’accueil des demandeurs d’asile en termes de chiffres depuis cinq ans
La seconde est la difficulté d’harmoniser l’asile sans une politique étrangère commune des différents Etats. L’harmonisation de la délivrance du statut de réfugié est souvent rendue complexe en Europe par les différences d’interprétation des conflits d’un pays européen à un autre car chaque pays a sa diplomatie, son histoire, ses voisins, ses accords politiques et commerciaux et ne donnera pas la même réponse à un même demandeur selon le risque que celui-ci présente de faire jurisprudence pour des profils analogues vers tel ou tel pays européen. De plus le positionnement géographique entre en ligne de compte : tandis que l’Italie a accueilli le plus de migrants maghrébins et sub-sahariens, notamment sur ses îles comme Lampedusa, et que d’autres îles comme Malte ou les îles grecques de Lesbos, Kos et Samos ont dû également gérer l’accueil des touristes et celui des demandeurs d’asile sur des espaces restreints, la Grèce a vu arriver par voie terrestre également l’essentiel des Syriens et des autres Proche et Moyen Orientaux frappés par la guerre : Afghans, Irakiens. La voie terrestre, via la traversée de la frontière gréco-turque, en Thrace a conduit à la fermeture de la frontière entre la Hongrie et la Serbie, la Bulgarie et la Turquie.
Enfin, la troisième raison des réticences des Etats à l’européanisation de l’asile réside dans leurs politiques intérieures, habitées par la montée des populismes attachés au symbole des frontières et à la confusion d’une partie de l’opinion publique entre l’immigration de culture musulmane, incluant les réfugiés, et le terrorisme.
Une porte de sortie a été tentée par l’Union européenne dans sa tentative de renforcer les frontières externes de l’Europe : en construisant des « hot spots » (lieux d’accueil et de rétention des nouveaux arrivants) dans les deux principaux pays d’arrivée, l’Italie et la Grèce, faute de pouvoir conclure avec les pays de la rive sud de la Méditerranée, et l’accord avec la Turquie de mars 2016. Une promesse de six milliards d’euros a été accordée en échange de son engagement à contenir dans le pays les nouveaux arrivants, les négociations d’entrée dans l’Union européenne ont été réouvertes et la requête de la suppression des visas pour les Turcs entrant en Europe a été introduite. Un autre instrument de contrôle des frontières a été décidé avec le sommet euro-africain de La Vallette, en novembre 2015 où il s’est agi de poursuivre la politique de partenariat avec les pays du sud en échange d’une aide au développement, de la facilitation des visas pour les saisonniers et qualifiés et d’une aide au retour financée par un fonds créé à cet effet.
Mais le dispositif de protection temporaire, prévu par une directive européenne de 2001 pour les Kosovars n’a pas été appliqué à la crise actuelle, et le marché du travail des étrangers non communautaires n’a pas été rouvert aux pénuries de main d’œuvre, car il semble que l’on préfère perpétuer des sans papiers plutôt que de créer un « effet d’appel ». Si l’immigration économique était plus ouverte qu’à présent, certains flux dits « mixtes » choisiraient cette voie plutôt que la demande d’asile. Ce fut le cas, dans le passé, des Portugais qui ne sont pas entrés en France comme demandeurs d’asile mais comme sans papiers et régularisés par la suite à la demande de leurs employeurs. Une politique de visas plus diversifiée constituerait aussi une réponse aux nouveaux arrivants et aux besoins d’immigration qualifiée et non qualifiée. Une autre solution serait la suppression de la préférence européenne à l’emploi qui date de 1994 et a conduit à des pénuries sectorielles de main d’œuvre. Enfin, l’ouverture plus grande au statut de réfugiés permettrait de légaliser beaucoup de demandeurs d’asile antérieurs à la crise syrienne qui s’interrogent sur leur avenir, une fois déboutés et de leur ouvrir l’accès au marché du travail.

L’espace euro-méditerranéen, l’une des plus grandes lignes de fracture au monde

Le sud de la Méditerranée constitue, malgré la fermeture des frontières, une région d’émigration considérable : Maroc (3,5 millions d’émigrés), Turquie (5,3 millions), Egypte (2,7 millions), Algérie (1 million). Au Maroc, l’émigration a doublé en onze ans.
Les quasi – diasporas issues de l’immigration sont aujourd’hui l’objet de beaucoup de sollicitudes car elles peuvent permettre aux pays de départ d’exercer une influence dans les pays d’accueil : acceptation de la double nationalité car beaucoup de pays européens ont ouvert, au cours des années 1990, leur droit de la nationalité à des éléments de droit du sol alors que tous les pays musulmans sont des pays de droit du sang avec allégeance perpétuelle au pays de naissance comme au Maroc, acceptation, par les pays de départ, des droits politiques exercés par les non communautaires à l’échelon local dans les pays d’accueil et parfois mise en œuvre du vote à distance pour les ressortissants de l’étranger installés dans les pays d’accueil, reconnaissance des associations militant pour la condition de leurs ressortissants dans la cité et implication de ces associations dans des programmes de développement local dans les régions de départ, organisation du religieux à distance. Des réseaux transnationaux matrimoniaux, commerçants, entrepreneuriaux construits par les migrants traversent la Méditerranée et font de la frontière une ressource pour leurs échanges.
Mais l’Europe n’attire que la moitié des migrants de la rive sud de la Méditerranée, car ils se destinent aussi aux pays du Golfe ainsi qu’aux Etats-Unis et au Canada. Certains pays de la rive sud de la Méditerranée sont aussi des pays d’immigration. C’est le cas pour Israël, la Turquie, les territoires palestiniens, la Jordanie, la Libye. Il s’y ajoute un nombre inconnu de migrants illégaux ou en transit, dont des Sub-sahariens au Maghreb, des Soudanais en Égypte.

La Méditerranée, ligne de fracture et de proximité

Des murs se sont construits comme à Ceuta à l’initiative de l’Union européenne, des frontières de barbelés, au sud-est de l’Europe, avec des camps dans les pays de passage comme le Maroc, la Libye mais aussi Malte ou dans les pays limitrophes : prisons, zones d’attente, centres de rétention avant la reconduction à la frontière, lieux d’accueil et d’assistance et plus récemment « hot spots », des centres de tri des nouveaux arrivants en Italie et en Grèce.
Durant ces soixante dernières années, la population de la Méditerranée s’est accrue de façon significative dans la région est et sud, alors qu’au nord elle stagnait. D’ici 2025, la population des Etats européens qui la bordent (Espagne, Italie, France, Grèce, Malte) aura à peine augmenté, tandis que celle des pays de son pourtour sud se sera accrue de 70%, s’approchant des 400 millions de personnes. L’écart des classes d’âge va se creuser : sur la rive sud de la Méditerranée, 50% de la population a moins de vingt-cinq ans face à une Europe du sud où l’âge médian est de plus de 40 ans. La fracture démographique est néanmoins en train de s’atténuer à cause de l’entrée de la plupart des pays de la rive sud dans la transition démographique, c’est-à-dire le passage au remplacement des générations (deux enfants et demi par femme en moyenne). Aussi, la pression migratoire sud-nord en Méditerranée est en train de diminuer. Sur la rive nord de la Méditerranée, des pays comme l’Italie, l’Espagne sont entrés dans une phase de vieillissement démographique avec un nombre d’enfants par femme qui se situe au-dessous du renouvellement des générations et l’entrée dans le quatrième âge d’une part croissante de la population, ce qui nécessite un appel à de nouvelles sources migratoires pour garder les aînés. Dans le même temps, on voit apparaître des migrations nord-sud qui sont souvent un prolongement du tourisme international, chez les seniors qui décident de leur installation durable au soleil (en France pour les Britanniques, en Espagne et au Portugal pour les Allemands et les Britanniques, à Malte pour les Britanniques, au Maroc et en Tunisie pour les Français). De leur côté les jeunes diplômés d’Europe du sud au chômage vont chercher du travail au nord de l’Europe, mais aussi au sud, en Afrique, en Amérique latine ou en Australie.
Les révolutions arabes, avec l’arrivée de Libyens en Tunisie, de Tunisiens en Italie et en France, au printemps 2011 ont eu d’abord peu d’impact migratoire en Europe, car il ne s’est agi que de quelques dizaines de milliers de nouveaux venus. Quelques îles de la Méditerranée, lieux de tourisme et aussi d’arrivées récurrentes de sans papiers ont été confrontées à un dilemme difficile à gérer, entre l’ouverture toute grande aux touristes et l’arrivée des illégaux : il en va ainsi de Lampedusa, de Malte, de Chypre, des îles grecques, des îles Canaries et, à moindre degré, des Baléares. De nouveaux lieux de passage, comme la « route des Balkans » ont été investis avec la crise syrienne pour laquelle il n’avait pas été anticipé que le régime syrien durerait et qu’il serait à la source d’autant de réfugiés. Les passages frontaliers, amplement médiatisés, sont souvent une mise en scène du contrôle des frontières pour l’opinion publique qui suggère la réponse de l’Europe à une invasion : dans un monde où l’aspiration à la circulation n’a jamais été aussi grande, on n’a jamais autant éprouvé le besoin de mettre des barrières à la migration.
Les îles de la Méditerranée sont devenues le lieu d’arrivée des demandeurs d’asile et des sans papiers originaires de la rive sud et du Proche Orient tout en accueillant les touristes, leur principale ressource estivale et les illégaux arrivés sur des embarcations de fortune, pateras, cayucos, zodiacs, bateaux de pêche ou cargos hors d’âge avec le concours de passeurs. D’autres îles, comme les Canaries, ont aussi été le théâtre de drames humains sur leurs côtes.

9 septembre 2005 Lyon-Saint-Exupéry, une mère avec son jeune enfant en promenade dans la cour centrale du centre de rétention administrative.
Rolland Quadrini

Un système de contrôle des frontières marqué par la fermeture au sud

De plus en plus, la Méditerranée fait figure de nouveau Rio Grande entre sa rive nord et sa rive sud. Les visas sont accompagnés de murs, camps, radars, capteurs, drones et du système Frontex. Cette prolifération des contrôles migratoires s’appuie sur trois raisons essentielles : l’économie sécuritaire, où des sociétés privées se sont spécialisées dans le convoyage des expulsés et où la technologie militaire propose ses instruments au domaine civil, la surenchère sécuritaire, amalgamant immigration illégale et lutte contre le terrorisme international, l’utilisation des migrants comme instruments de négociation à travers les accords conclus avec les pays du sud (Sénégal, Libye, Algérie, Tunisie, Maroc).
La lutte contre l’immigration clandestine est une priorité affichée par l’Europe en Méditerranée. Des accords de réadmission entre l’Union européenne et les pays du sud de la Méditerranée tendent à faire de nombreux Etats tampons les « garde-frontières » de l’espace européen, d’autres Etats (africains notamment) étant déjà liés par une clause de réadmission obligatoire. Des officiers de liaison immigration et asile à travers le programme Frontex, formalisé dans une agence spécialisée installée à Varsovie, assurent un contrôle renforcé des frontières externes et le rapatriement communautaire (c’est-à-dire par plusieurs pays de l’Union, qui joignent leurs efforts de façon conjointe) est considéré comme un signal fort de dissuasion.
Les autres instruments utilisés pour contrôler les frontières sud de l’Europe ont été les accords bilatéraux. Il s’agit d’accords conclus entre les pays d’entrée et de départ sur la réadmission des étrangers en situation irrégulière vers les pays d’origine. La Libye a fourni un exemple d’accords marchandés au nom de la lutte contre l’immigration clandestine. Elle n’a pas ratifié la Convention de Genève de 1951 sur les réfugiés, ni adhéré à la politique européenne de voisinage. Quand, en 2011, 1500 immigrés arrivés dans l’île sicilienne de Lampedusa, ont été expulsés vers la Libye, les migrants à la recherche d’une protection internationale n’ont pu faire valoir leurs droits. Le colonel Khadafi avait demandé cinq milliards d’euros à l’Union européenne pour « stopper » l’immigration illégale et la construction d’une autoroute de l’Égypte à la Tunisie. Mais la révolution de 2011 a mis fin à ces négociations.
Les accords bilatéraux ont souvent pour objet de limiter les flux migratoires en échange de politiques de développement, d’accords commerciaux ou de l’attribution de titres de séjour pour les élites. Les migrants, souvent écartés de ces accords, sont parfois revenus sur la scène par la voie de leurs associations. Ainsi, le Mali qui en 2009 devait signer un accord bilatéral de réadmission avec la France en a été dissuadé par la mobilisation des associations de Maliens en France qui ont accusé leur Etat de les « vendre » au profit des bonnes relations entre le Mali et la France, dans une période de transition politique au Mali.
Un autre type d’accords concerne les accords multilatéraux signés entre un pays de départ et de transit avec l’ensemble de l’Union européenne. Plusieurs pays riverains de l’Union en sont signataires. Mais d’autres résistent sur la clause migratoire, comme le Maroc en raison de la faiblesse de la contrepartie offerte par l’Europe : le Maroc souhaite en échange le statut de partenaire privilégié avec l’Union européenne, faisant valoir que la signature de tels accords risquerait de ruiner les relations qu’il entretient avec les pays d’Afrique de l’Ouest, d’où viennent de nombreux migrants qui transitent par le Maroc pour entrer en Europe.
On observe un retour à une gestion des frontières comme affaire des Etats, alors qu’est affichée avec force l’existence de frontières européennes sur les marges extérieures de l’Union, ce qui révèle un manque de confiance des Etats européens envers la politique européenne, pourtant à l’accent fortement sécuritaire
Malgré ces fermetures, les initiatives des migrants et de ceux qui en sont issus contribuent à construire des espaces transnationaux entre la rive nord et la rive sud de la Méditerranée : d’abord par les transferts de fonds ; ensuite, par leurs associations, qui sont souvent autant de réseaux, de liens culturels, de formes de mobilisation civique ; également par les doubles nationaux dont les élites sont courtisées par les pays de départ comme éventuels investisseurs et créateurs d’entreprises ou cerveaux, mais aussi comme élus dits « de la diversité » ou comme responsables politiques dans les pays européens ; enfin par leurs pratiques transnationales au quotidien à travers les mariages, les échanges d’informations, de biens, la création de petites entreprises, l’organisation de l’islam dans les pays sécularisés d’Europe. Une quantité d’initiatives culturelles métissées fleurissent dans la musique, le théâtre, la danse, le sport qui sont aujourd’hui partie prenante de la culture populaire européenne. L’Europe ne peut plus faire abstraction de cette composante de sa diversité, dont les migrants sont parmi les principaux acteurs.

La Méditerranée, lieu d’exercice essentiel de la sécurité extérieure et intérieure

L’espace sécuritaire européen trace de nouvelles frontières à la périphérie de l’Europe. Des villes frontières ont pris de l’importance et vu leur destin bouleversé. Melilla, enclave espagnole sur la côte marocaine, vit en partie de la contrebande et des migrants potentiels. Vlores, en Albanie, est devenue durant les années 1990 le théâtre des passeurs et de ceux qui rêvaient de l’Italie vue à la télévision. Sangatte, puis Calais permettent aux Anglais de déléguer à la France le contrôle de leurs frontières en amont. Les frontières se déplacent là où se dessinent de nouveaux mouvements migratoires.

L’Espagne, au premier rang de cette région stratégique, a dû mettre en place une politique migratoire dans une contradiction entre la fermeture officielle des frontières à l’immigration de travailleurs et le développement d’une économie instable et flexible qui bénéficiait largement du travail irrégulier jusqu’à la crise de 2008. La fermeture des frontières, renforcée dès 2002 par la mise en place du système SIVE (Système intégré de vigilance externe) autour des côtes espagnoles, loin de mettre un frein aux migrations, y a conduit à la professionnalisation d’une économie organisée du passage clandestin, une réponse à une demande massive de candidats à l’immigration. Le cas des mineurs immigrants non accompagnés s’est particulièrement répandu entre le Maroc et l’Espagne, protégés par la Convention de 1989 sur les droits de l’enfant. La plupart d’entre eux resteront sur le territoire espagnol. Puis c’est l’Italie et notamment l’île sicilienne de Lampedusa, et la Grèce qui ont été les plus touchées par les arrivées : les îles du Dodécanèse avec Lesbos, Kos, Samos ainsi que des points de passage terrestres à travers la Thrace et la rivière Evros, depuis la crise syrienne.

Conclusion

Au gré des régimes migratoires et des nouvelles entrées dans l’Union européenne, certaines frontières ont été supprimées pour les uns tandis que d’autres ont été érigées pour les autres. Ainsi, les Portugais, entrés pour la plupart clandestinement dans les pays européens en traversant les Pyrénées (O salto) avec ce qu’ils appelaient un « passeport de lapin », c’est-à-dire sans papiers, sont devenus invisibles juridiquement quand ils ont bénéficié de la libre circulation européenne en 1992 (la même année que les Grecs et les Espagnols) alors que les Algériens, qui bénéficiaient de la libre circulation aux termes des accords d’Évian (1962) et soumis à visas depuis 1986, viennent grossir le flux des « grilleurs de frontières » (harragas).
Mais la frontière est aussi intérieure aux Etats, entre les Européens et les extracommunautaires, pour qui le défaut de papiers en règle constitue une frontière, lourde de conséquences pour le travail, la vie quotidienne, la mobilité pour les sans papiers. Une fois franchies les frontières juridiques, par régularisation, mariage, entrée régulière, accès à la nationalité, une autre frontière perdure : celle de la visibilité physique, des imaginaires. Les nouveaux nationaux continuent alors à être considérés comme des étrangers du fait de discriminations en tous genres : assignation à résidence dans les cités, racisme institutionnel de la part des forces d’autorité, difficulté d’être considéré et traité comme un citoyen ordinaire dans l’accès au logement, à l’emploi, aux filières scolaires recherchées, jusqu’aux boîtes de nuit. Le développement de situations de bi-nationalité, du fait de l’extension du droit du sol dans la plupart des pays d’accueil européens depuis les années 1990 et du maintien du droit du sang dans les pays de départ permet de franchir les frontières du déplacement de part et d’autre des frontières externes de l’Europe, sans pour autant abolir la frontière des représentations collectives liées à la visibilité. Mais le droit de la nationalité a des règles différentes pour chaque pays européen, car il est souvent le symbole de son histoire nationale et de sa géographie, d’où un accès différencié à la citoyenneté européenne : les règles du jeu sont les mêmes pour tous ceux qui sont citoyens européens alors que le droit d’entrée dans la citoyenneté européenne tient du cas par cas (l’accès à la nationalité).
Des zones grises perdurent, avec la pratique discrétionnaire des régularisations, des critères de naturalisation, du principe de non refoulement des déboutés du droit d’asile, du maintien sur le territoire des mineurs non accompagnés, des menaces de dénaturalisation parfois introduites dans les débats publics, comme en France en 2015.

Bibliographie

Catherine Wihtol de Wenden,
Atlas des migrations.
Paris, Autrement, 2016.

Georges Tapinos,
L’immigration étrangère en France. Paris, INED, 1975.

Voir les travaux de Claire Rodier,
Xénophobie business. Paris, La découverte, 2013 et de Migreurope. Camille Schmoll, Hélène Thiollet, Catherine Wihtolde Wenden (dir.), Migrations en Méditerranée. Paris, CNRS Editions, 2015.

Yvan Gastaut,
Catherine Wihtol de Wenden (dir.), Frontières. Paris, Magellan, 2015.

Catherine Wihtol de Wenden,
La question migratoire au XXIe siècle. Migrants, réfugiés et relations internationales. Paris, Presses de Sciences Po, 2013.

Joseph Courbage,
Hervé Le Bras, Le rendez-vous des civilisations. Paris, PUF, 2010.

Jean-Pierre Cassarino,
sur les accords ni et multilatéraux, in Camille Schmoll, Hélène Thiollet, Catherine Wihtol de Wenden, op. cit.