N°127

Le dossier : Globalisation et migrations

Quand le droit cède le pas au politique en matière de flux migratoires.

L’exemple du centre de Sangatte (1999-2002)

par Smaïn LAACHER

L’analyse développée tout au long de ce texte porte sur l’absence d’action politique, à Sangatte, de migrants clandestins [1], c’est-à-dire l’absence d’une action collective coordonnée, ayant pour intention de changer sa condition et le monde commun.
Cette étude ne concerne que les migrants qui “transitent” dans l’espace situé aux portes de l’Angleterre, dans l’espoir de franchir clandestinement la frontière. Elle est centrée sur l’existence du centre d’hébergement et d’accueil d’urgence humanitaire de Sangatte, dans le nord de la France, qui fut créé en 1999 et fermé trois ans plus tard, en 2002, par l’État français.
À l’origine, ce centre a été ouvert afin de faire face à une situation d’urgence à l’égard des personnes et des familles fuyant la guerre au Kosovo, et qui erraient dans les rues de Calais et de Sangatte, dans l’espoir de passer illégalement en Grande-Bretagne. Initialement prévu pour accueillir deux cents à trois cents personnes, le centre en a accueilli à la fin du premier trimestre 2002 plus de mille cinq cents certains jours, avec un taux de renouvellement hebdomadaire qui atteignait un tiers de l’effectif hébergé. Ce centre fut fermé et démantelé en décembre 2002 par les pouvoirs publics [2].

17 février 2011 - Modane, une jeune femme et son beau frère tunisien sont débarqués du TGV Milan Paris par la PAF.
Rolland Quadrini

Un seul terrain, plusieurs populations

C’est par une série d’enquêtes successives sur des thématiques et des terrains relativement proches, que la question des illégalités (et de leur passage vers la légalité) dans les domaines du séjour des étrangers et du travail « dissimulé » est devenue, pour moi, celle de l’immigration clandestine et de son traitement par les institutions d’État. Trois figures ont jalonné ce parcours : I) l’immigré au statut défini par la « vertu » du travail et du provisoire ; II) le statut de l’immigré tel que défini à travers ses liens familiaux, et les droits et devoirs afférents ; enfin III) l’immigré défini par l’appartenance à un double territoire : celui de son pays d’origine et son nouveau pays d’accueil. C’est cette dernière figure qui est aujourd’hui devenue un “problème” national, ainsi qu’un enjeu à la fois régional et international. C’est à son propos que se pose de manière conflictuelle la définition des moyens de lutter contre ce que l’on nomme ordinairement l’immigration clandestine, et c’est encore à son propos que sont discutées les limites de celles de l’hospitalité d’État.
Lors de mon étude portant sur les populations étrangères en transit irrégulier vers la Grande-Bretagne ayant trouvé un abri officiel dans le « centre de Sangatte », cet aspect m’est apparu avec netteté comme un enjeu politique de première importance. Les analyses qui vont suivre sont issues d’une enquête de terrain effectuée entre 2000 et 2002, pour le compte de la Croix-Rouge française, qui administrait ce centre. Cette enquête a duré 16 mois, quasiment à temps plein [3].

Les mots et leurs effets théoriques

Avant de continuer, il me paraît important de revenir sur l’usage que fait le langage ordinaire et politique d’un certain nombre de termes couramment employés : immigration, clandestin, sans-papiers, réfugié politique. Au-delà de leur sens précis, le “discours” les a entourés de halos sémantiques particulièrement chargés de connotations diverses.
Immigration : ce mot évoque spontanément un problème. Clandestin : cet adjectif évoque un phénomène par lequel le malheur arrive.
Immigration clandestine : cette expression ne désigne plus seulement la combinaison d’un problème et d’un malheur, mais pire : une désespérante impuissance de l’État à maintenir intact son pouvoir souverain sur l’étranger qui vient de l’extérieur sans s’annoncer, ainsi que l’exigeraient le Droit, l’ordre social et la morale publique.
L’immigré clandestin n’est pourtant pas une figure univoque, semblable en tous lieux et en tous temps. C’est une figure équivoque dont la forme et le sens varient selon les angles de vue, ou selon la vision que les uns et les autres ont de l’étranger et de la nature de sa présence dans une nation qui n’est pas la sienne. Il y a tout d’abord l’image du clandestin qui cause du tort à tous et à tout : au Droit, à la législation nationale, aux conventions internationales, aux autres immigrés depuis longtemps installés, à la nation et à ses frontières dont il viole les principes de l’hospitalité [4]. En bref, c’est l’exclu de toutes les nations.
Cependant, à l’opposé de cette représentation, il y a l’autre visage de l’immigré clandestin : l’image de celui qui incarne le nouveau héros des temps modernes, qui brave et défie l’absurdité des frontières dont la vocation serait – écrit-on ici et là – de séparer et d’opposer les États, les nations, les peuples [5]. C’est l’exclu de la mondialisation, de la guerre et de la misère. Le thème de l’immigration clandestine, en tant que discours public lié à la question de la souveraineté nationale, date de la seconde moitié du XXe siècle [6]. Cette figure ne se confond pas avec celle que l’on appelle ordinairement le sans-papiers.
Cette dernière notion n’est pas envisagée ici dans un sens restrictif qui en réserverait l’usage, comme une sorte de marqueur, à une population étrangère particulière. Elle est, pour nous, une catégorie générale qui renvoie à tous ces émigrés de nulle part, à tous ces immigrés en tous lieux dont la caractéristique fondamentale, biographique et sociale, est qu’ils soient dotés d’une identité négative. Il est vrai que ces deux termes peuvent paraître antinomiques. À la réflexion ils le sont sans aucun doute, car comment vivre, comment exister à ses yeux et aux yeux des autres, avec une identité brisée, une identité seulement pour soi, une identité sans nom propre ? Or, il est fort improbable, étant donné l’importance décisive de ces questions dans le champ symbolique, que cette identité négative puisse être retournée en emblème positif, sorte d’étendard pour tous ceux qui se pensent, à tort ou à raison, semblables. Ne pas avoir d’identité officielle, ou être identifié négativement, c’est le fait de l’Histoire, des rapports de domination entre nations ou entre sociétés, mais c’est aussi une chute sociale [7]. Les déclassements sociaux et les déplacements géographiques produisent des expériences irréversibles, qui troublent plus ou moins définitivement la conviction qu’on est toujours identique à soi-même. Ce qui se découvre lors de ces ruptures sociales (parfois très brutales) imposées de l’extérieur, en particulier lors ou après des conflits, c’est la perte de la permanence et de la stabilité, qui sont au principe de la personnalité et de la fidélité à soi. Bien plus que de sans-papiers il faudrait parler de laissés-pour-compte [8].
Il nous reste à expliciter une notion qui est omniprésente dans tous les discours sociaux, celle de réfugié « politique ». Contrairement à une croyance très répandue, cette notion n’a aucune existence juridique. Elle ne figure pas dans le texte de la Convention de Genève de 1951. Pourtant, elle est dans tous les esprits et sur toutes les langues, c’est d’ailleurs elle qui surgit spontanément dès qu’il s’agit d’évaluer ou de juger une « persécution » ou une demande de protection. Or, cette notion du sens commun génère immédiatement deux effets de sens, à l’insu même des personnes qui l’emploient spontanément.
Le premier est un effet d’ennoblissement de la figure de l’immigré, le situant au point le plus haut de la hiérarchie de l’excellence attendue pour des immigrés. Ici, c’est l’action politique revendiquée qui qualifie la légitimité de la demande, qui est aussitôt assimilée à l’engagement, au combat pour la liberté et les valeurs universelles. Autant de qualités qui sont chères au pays protecteur.
Le second effet est un effet de sélection : avoir fait de la politique, au sens où on l’entend dans les régimes parlementaires et démocratiques, est la posture la plus recevable, la moins contestable, la moins suspicieuse pour le demandeur d’asile. Toutefois, c’est aussi une garantie de sérieux pour les institutions de protection, qui peuvent alors écarter, sans trop de problèmes, sans être soupçonnées de manquer de générosité, tous ceux qui feraient une demande d’asile sans avoir fait officiellement de la politique.
Si l’adjectif politique a pour effet de grandir le réfugié en en faisant un immigré acceptable, l’adjectif clandestin, quant à lui, a pour vocation de noircir l’immigré, faisant de lui un perpétuel suspect. Or, très souvent, dans les faits, l’un comme l’autre sont toujours rappelés à leur négligence et/ou leur manquement coupables : ne pas rendre publics leurs actes ; ne pas décliner leurs réelles intentions, cacher intentionnellement la vérité de leur état civil aux institutions nationales et internationales, ne pas dire sans hésitation pourquoi ils sont là alors qu’ils ne devraient pas être ici, mais idéalement ailleurs, chez eux ou dans un autre pays. En bref, l’un (le clandestin) violerait l’hospitalité, et doublement, en ne possédant nul droit de visite et en s’installant sans droit au séjour. Quant à l’autre (le demandeur d’asile ou le réfugié), il mobiliserait des compétences discursives pour faire croire à l’incroyable (une persécution sans « preuves »), afin de faire l’économie d’un séjour illégal de longue durée.
Après ces quelques précisions définitionnelles, revenons à la brève existence du centre de Sangatte, à ce qu’elle signifiait en termes de pouvoir d’État, et à la question du politique comme sortie de la logique humanitaire.

16 février 2011 - Modane, trois immigrés clandestins, dans les locaux de la police aux frontières, attendent leur OQTF (Obligation de Quitter le Territoire Français).
Rolland Quadrini

Un lieu exceptionnel pour des situations banales

Les caractéristiques principales du centre de Sangatte n’étaient pas tant les mauvaises conditions d’accueil faites aux clandestins, ni le fait que l’État n’ait jamais rempli ses obligations en matière d’information sur le droit d’asile ; ce sont là autant de choix délibérés qui ont été faits en toute connaissance de cause par la puissance publique, qui étaient connus par tous et chaque jour dénoncés. La singularité fondamentale du centre tenait, d’abord et avant tout, à sa nature d’exception paradoxale. La situation y était en effet exceptionnelle, puisque s’y révélait, mieux que partout ailleurs, l’essence de la souveraineté d’État : détenir le monopole des décisions sur l’ouverture, le maintien et la fermeture d’un centre ouvert, au sein duquel avait été suspendus, non seulement le droit des personnes, mais aussi les obligations de l’État lui-même en matière d’expulsion d’étrangers en situation irrégulière. En effet, c’est bien l’État qui, à lui seul, décidait chaque année de reconduire (ou non), en dehors du Droit et de la légalité, les conditions matérielles et économiques qui permettaient à cet espace d’exception paradoxale de perdurer.
Cette situation exceptionnelle était tout le contraire du désordre ou d’une conjoncture trouble. En réalité, elle définissait un ordre qui ne relevait ni du Droit ni d’une quelconque norme juridique, mais – pour l’État – d’un droit supérieur d’auto-préservation ou, pour le dire à la manière de Baruch Spinoza, d’un effort continu pour « persévérer dans son être » et donc augmenter sa puissance d’agir.
Jamais une situation normale n’aurait exclu à ce point le Droit ou l’application de normes juridiques. Pour le dire autrement, le Droit a affaire soit à des situations normales, soit à des situations qu’il doit ou qu’il peut normaliser.
Or, la routinisation de la vie quotidienne et institutionnelle, rendue possible par l’existence de mécanismes juridico-bureaucratiques, s’effondre avec la situation d’exception. Ainsi apparaissent des situations d’extrême urgence, la vie réelle sans cadres préétablis, sans appareils, ni dispositifs d’aucune sorte. Dans le cas de cette situation exceptionnelle, cette exception était elle-même paradoxale. La notion de paradoxe a ici pour fonction de montrer les limites de la généralisation du concept d’exception à toutes les situations politiques dans lesquelles le Droit est momentanément suspendu, ou, tout au moins, dans lesquelles les rapports de domination offrent peu de ressources symboliques et matérielles aux dominés pour s’en sortir par la protestation légale, propre aux régimes démocratiques d’État de droit.
En quoi la situation d’exception du centre de Sangatte était-elle paradoxale ? En ce sens que, dans le même mouvement, par un même geste politique, l’État créait un espace semi-public de non-droit, dans lequel étaient accueillis des étrangers sans droit de visite ni droit de séjour, mais qu’il protégeait de la faim, du froid, des blessures corporelles, en leur permettant de s’abriter librement pendant un jour ou plusieurs semaines, sans qu’on ne leur demande rien de leur passé, de leur identité, ou de leurs intentions présentes et à venir [9]. Sur cet espace composé de tentes, de bungalows, de salariés, de bureaux, de couvertures, d’une cantine, d’une infirmerie, de médiateurs, etc., comme sur les corps de ces êtres sans nom qui sont passés par le centre, l’État français a, certes, exercé sa souveraineté sans partage, mais pas de la même manière. Son pouvoir était direct et officiel sur le Centre, puisqu’un budget spécifique lui était consacré et que la Croix-Rouge était chargée de sa gestion quotidienne (définie comme une gestion humanitaire, et non comme une gestion politique d’un problème politique). Par contre, son pouvoir était présent et activé sur les corps des clandestins, mais de manière euphémisée, indirectement, en tout cas ne se présentant jamais de front, en tant que tel.

27 janvier 2000 - Modane, un immigré clandestin attend d’être interrogé par la police aux frontières.
Rolland Quadrini

Être vu avec les clandestins

En réalité, la puissance publique avait choisi de laisser faire, tout en veillant à ce que les choses se fassent selon ses intérêts et ses préoccupations, au vu et au su du monde entier.
Voici quelques-unes des activités publiques liées au Centre : la Croix-Rouge gérait l’accueil et l’ordre interne ; la Direction des populations et des migrations [10] la finançait ; les infirmières soignaient. Les Compagnies républicaines de sécurité (CRS) veillaient à l’ordre public aux alentours immédiats du centre, mais pouvaient être aussi envoyés en mission pour ramener à l’aube, celles et ceux, éreintés et humiliés, qui avaient échoué (parfois pour la dixième fois) à se glisser dans un camion au port de Calais, ou à pénétrer sur le site d’Eurotunnel pour monter à bord d’un train roulant à vive allure pour le Royaume-Uni. La police française enquêtait sur les réseaux de passeurs et d’éventuels réseaux terroristes venus du Moyen-Orient ; les passeurs faisaient leur publicité et s’octroyaient des parts du marché du passage, souvent par la force, sans jamais se cacher. Les sociologues, géographes et ethnologues enquêtaient ; les associations alertaient vigoureusement, mais en vain, l’opinion publique de l’existence du « camp de Sangatte » et du « mauvais traitement » réservé à ses occupants ; les photographes photographiaient au su et au vu de tout le monde, et parfois à l’insu des personnes photographiées ; les acteurs, réalisateurs, scénaristes, etc. venaient y chercher l’inspiration et l’image-choc. Les politiques et les élus de tous bords en avaient fait un des derniers lieux où il était symboliquement gratifiant de se montrer et de s’indigner ; les médias répétaient inlassablement les mêmes analyses, après avoir inlassablement posé les mêmes questions ; et les clandestins eux-mêmes, sans se faire prier longtemps, répétaient à l’envi à qui voulait les entendre (en particulier aux journalistes), et avec une inlassable monotonie, les mêmes propos sur leurs malheurs, les conditions de leur voyage, ce qu’il leur avait financièrement coûté, etc.

20 avril 2004 - Lyon-Saint-Exupéry, des sans-papiers en attente d’expulsion.
Rolland Quadrini

Devoir d’État

Ces multiples configurations, avec leurs territoires et leurs enjeux spécifiques, constituaient à la fois autant de lieux et de mécanismes de contrôle et de surveillance des faits et gestes et des déplacements des clandestins, ainsi que de tous ceux qui leur voulaient du bien. Ainsi, derrière un apparent laisser-faire – en particulier dans le registre des déplacements de populations [11] – l’État n’a cessé de faire de la politique, seul ou avec d’autres, avec ou sans le consentement des uns et des autres. Le moment et les conditions de la fermeture du centre ont été du seul ressort du gouvernement de l’époque : la « distribution » des populations enregistrées les dernières semaines avant la fermeture du Centre s’est négociée entre les gouvernements français et britannique, avec l’aide logistique du Haut commissariat des Nations unis pour les réfugiés (HCR). Le gouvernement français de l’époque est passé « au-dessus » de Dublin pour un grand nombre de personnes sans justification aucune prouvant ainsi de façon quasi-expérimentale que, même en temps de paix, quand les intérêts de l’État sont en jeu, rien n’est au-dessus de son autoconservation. Le Droit (international, Conventions, etc.) à été perçu par les deux États comme des systèmes de normativité contraignants, empêchant l’action politique de se déployer sans entrave face à une situation d’exception. Il n’autorisait pas des arrangements entre Etats, principalement ceux de la France et du Royaume-Uni.

Faire semblant de « laisser-faire » pour prévenir toute action politique

Ce n’était pas tant le Sans-papiers qui représentait une menace pour les pouvoirs publics ; c’étaient les figures du militant islamiste (réel ou potentiel) et accessoirement celle de l’immigré clandestin voulant accéder au territoire national sans autorisation. La première figure exigeait la mise en œuvre d’une politique sécuritaire contre la subversion intérieure ; la seconde, une politique de protection des frontières et du cadre national. Toutefois, ces deux figures menaçantes possédaient des traits communs, ou du moins perçus comme tels : leurs intentions cachées, leur imprévisibilité puisque sans foyer, sans travail et sans nom. Ils constituaient une altérité radicale et se distinguaient de toutes les autres formes de présence sociale et d’activités publiques et privées. Voilà pourquoi il ne s’agissait nullement, pour le pouvoir d’État, d’opposer le “bon immigré” au “mauvais immigré”, mais plutôt de ranger l’immigré admis dans le registre des problèmes ordinaires, afin de pouvoir constituer explicitement et légitimement le clandestin en ennemi de la nation, représentant la négation d’une forme d’existence politique propre aux pays occidentaux [12].
Ainsi, dans cette situation exceptionnelle, l’État n’a jamais cessé de faire de la politique. Néanmoins, c’est justement cette exceptionnalité qui a constitué un obstacle majeur, pour les personnes qui se regroupaient dans le centre de Sangatte, en ce qu’elle empêchait toute action collective dont le but aurait été la transformation par le Droit de leurs conditions d’existence et de leur statut.
On peut certes se demander si une action politique dont la vocation aurait été de commencer collectivement quelque chose (une grève de la faim, demander l’asile, etc.) avait un sens pour ces personnes et ces groupes, dans la situation exceptionnelle qui était la leur ? Introduire de la politique dans la vie des clandestins aurait tout d’abord nécessité de croire, au moins en théorie, à l’égalité fondamentale de tous les êtres, indépendamment de leur origine, de leur nationalité, de leur confession et de leur condition sociale, même si cette égalité demeure « introuvable » [13]. Or, précisément, tout était ordonné socialement, juridiquement, et symboliquement pour que personne ne puisse prétendre légitimement à la délibération des affaires de la population des clandestins. Celle-ci devait rester l’affaire de l’État, et secondairement seulement, celle de la Croix-Rouge ; ce qui relevait des groupes de clandestins n’étaient que les affaires qui concernaient leurs groupes ethniques et nationaux D’ailleurs, l’espace, les activités et les groupes, étaient et s’étaient divisés par groupes ethno-nationaux au sein du Centre de Sangatte, qui se divisaient eux-mêmes en grands groupes ethniques, eux-mêmes divisés en clans, sous-clans, familles, etc.

Tensions entre logique humanitaire et politique d’État

Contrairement à ce que répétaient les médias à l’époque, le Centre de Sangatte n’était pas un « camp », tels que les camps placés sous la responsabilité directe ou/et indirecte du HCR. Si tel avait été le cas il y aurait eu de la politique, c’est-à-dire que les personnes peuplant le camp auraient été en possession d’une identité civile reconnue, placées sous la protection d’une autorité reconnue (HCR, autorités politiques ou policières, associations humanitaires, etc.) ; ils auraient ainsi été fondés à réclamer et à posséder légitimement des droits. Or, l’originalité historique fondamentale du Centre de Sangatte a résidé dans le fait qu’il n’était qu’un centre de compétences, autrement dit un lieu où se concentraient et se rassemblaient un nombre important de personnes à la recherche des compétences et savoirs pratiques qui pourraient contribuer à la réussite de leur projet, à commencer par le plus important : passer illégalement la frontière avec la Grande-Bretagne. En effet, le Centre de Sangatte avait en quelques années regroupé et stabilisé un ensemble de savoirs sur les itinéraires, les lieux de passage, les conduites-types avec la police, le passage en groupe, les procédures de négociation avec les passeurs et les responsables du centre, mais aussi de savoirs relatifs à la construction d’un discours crédible à livrer à la police, aux autorités, et aux journalistes. Les compétences présentes dans le centre étaient des compétences recherchées, car elles pouvaient faire réussir le passage vers le Royaume-Uni ; mais elles étaient structurées par la recherche de l’économie de temps, de la vitesse de circulation et d’un coût financier aussi réduit que possible pour l’opération de passage de la frontière.
Un camp proprement dit recouvre d’autres formes et d’autres contraintes. C’est un espace provisoire qui dure, et le réfugié y est assisté grâce à l’aide humanitaire internationale. Tout le monde le sait, et donc tout le monde s’organise en conséquence. Il faut bien vivre en attendant un hypothétique rapatriement, une très incertaine réinstallation, une possible migration clandestine vers un autre pays ou une insertion économique clandestine dans le pays où l’on a trouvé refuge. Il y a de la vie dans un camp : on y naît, on y joue, on y meurt ; on s’y soigne, on y apprend à lire et à écrire, on s’y marie, on y travaille, on y crée des associations ; on y revendique, et on y fait même de la politique. La vie quotidienne dans un camp est relativement immobile, car elle y est organisée par des institutions et dans des cadres normatifs aisément connus et identifiables par tous [14]. Les trois pouvoirs institués que sont le pouvoir policier, le pouvoir humanitaire (soigner et instruire) et le pouvoir alimentaire (nourrir pour ne pas laisser mourir), s’ils sont extérieurs aux populations du camp, n’en constituent pas moins son identité, sa raison d’être, et une condition essentielle de sa perpétuation. La politique, dans cette configuration, donne de la visibilité, fait exister des choses, et ouvre sur une scène commune où les gens se considèrent et sont considérés autrement : les femmes parlent à d’autres hommes que ceux de la famille, elles peuvent publiquement s’organiser entre elles, les relations entre ethnies peuvent être considérablement modifiées, de nouveaux droits peuvent être revendiqués, etc. Absolument rien de tout cela n’existait au Centre de Sangatte.

Protestations minimalistes et sens des réalités

Les conditions d’accès aux trains et aux camions en partance pour la Grande-Bretagne faisaient l’objet de constantes conversations formelles et informelles, de préparation et d’organisation quotidienne. Les révoltes qui se déroulaient n’étaient nullement un refus d’obéissance à une quelconque autorité, car les CRS, les policiers ou les gardiens des sites n’ont jamais éprouvé de difficultés à arrêter des clandestins quand ils le voulaient. Non seulement il n’y avait pas plus visible qu’un « clandestin de Sangatte », mais ces derniers n’opposaient jamais de résistance à toute personne portant un uniforme, représentant la loi ou une quelconque autorité. À ce propos, la technique était toujours la même : à l’arrivée de quelques policiers, les clandestins s’arrêtaient, s’accroupissaient et se laissaient embarquer. Cinq policiers pouvaient ainsi appréhender une quarantaine de clandestins sans aucune difficulté, ni heurts, ni violence. À l’intérieur du centre de Sangatte, les mouvements de protestation oscillaient constamment entre action individuelle et action collective, avec une nette prédominance pour l’action individuelle.
En réalité, l’action collective était fortement tributaire, non pas tant des revendications à satisfaire, mais de la qualité sociale et institutionnelle de l’interlocuteur que l’on avait en face de soi. Ce fut par exemple le cas en 2000, quand les clandestins ont demandé à des représentants du HCR de se rendre à Sangatte pour leur exposer leurs difficultés et leurs « souhaits ». Leur argumentation relevait d’une grande ignorance (et donc d’une grande impréparation de la rencontre) quant à l’identité du HCR et de ses missions : il lui était demandé de l’aide pour une régularisation administrative sans demande d’asile. Les clandestins s’étaient regroupés pour la circonstance en un vaste collectif aux intérêts partagés et agissant de concert vers une même finalité : être aidés, par qui que ce soit (une personne, une organisation ou une institution), légalement ou illégalement, afin de se rendre au Royaume-Uni. C’est à la faveur de cette circonstance que se sont, non pas imposés des leaders, mais que des représentants temporaires des clandestins ont pris – pendant une durée limitée – la direction du collectif, et se sont chargés de quelques activités fondamentales comme la traduction, la distribution de la parole, et la régulation des échanges. Toutefois, cette réunion n’a pas eu de suite, le HCR arguant du fait non négociable selon lequel son mandat ne concernait que les demandeurs d’asile et les réfugiés.
Ce malentendu est très bien illustré par une conversation surréaliste, à laquelle nous avons assisté, entre un sous-préfet et un clandestin entouré d’environ une centaine de compagnons d’infortune. Le sous-préfet de Calais s’était rendu au centre de Sangatte pour mieux apprécier les conditions de vie des clandestins et les conditions de travail des salariés de la Croix-Rouge. Après s’être entretenu avec les responsables du Centre, le sous-préfet sortit du bureau suivi par une nuée de responsables du centre et des représentants de la préfecture. Il voulut se rendre auprès des clandestins qui attendaient sous leurs tentes et dans les préfabriqués. À peine avait-il fait quelques mètres qu’un clandestin, accompagné de quelques camarades, l’interpella pour lui demander ce qu’il comptait faire pour « aider les personnes qui sont dans le camp ». Aussitôt, un important groupe de toutes nationalités se forma autour des deux hommes, qui engagèrent alors un « dialogue », suivi par de nombreux spectateurs tantôt silencieux, tantôt approuvant bruyamment leur représentant autoproclamé :
Le sous-préfet : « la résolution de votre problème ne dépend pas de moi mais de l’État et du gouvernement
Le clandestin : Nous on ne vous demande rien,
on veut seulement que vous nous laissiez passer
Le sous-préfet : Pour se rendre d’un pays à l’autre il faut des papiers ; et vous, vous n’avez pas d’autorisation de voyage, donc je ne peux pas vous laisser passer
Le clandestin : oui mais vous, personnellement, pourquoi vous ne voulez pas nous laissez passer ?
Le sous-préfet : ce n’est pas un problème de personne : il y a des lois et il faut les respecter
Le clandestin : on ne viole pas les lois ; on veut juste passer ! Vous, en tant que personne, est-ce que vous ne pouvez rien faire pour nous laisser aller en Angleterre ?
Le sous-préfet : vous ne vous adressez pas à une personne, mais à un représentant de l’État ; et les lois de l’État vous interdisent d’aller en Angleterre sans les autorisations nécessaires
Le clandestin : et pourtant nous sommes là illégalement et vous ne nous arrêtez pas…
Le sous-préfet : Ce n’est pas le problème…
Le clandestin : eh bien alors fermez les yeux et faites comme si on n’avait jamais existé ! [une fois que nous serons] en Angleterre, vous aurez moins de problème avec nous
Le sous-préfet : vous n’avez qu’à faire une demande d’asile, après nous verrons. »

Étrangers les uns aux autres

Cet échange ne peut être interprété ni comme un moment de révolte individuelle, ni même comme une action collective, au sens traditionnel du terme. Nous sommes, tout au plus, dans un bref échange de propos, certes extraordinaire étant donnés la situation, les enjeux et la qualité des interlocuteurs ; un échange portant sur la perception qu’ont les uns et les autres de la notion de délit, de frontière, du Droit et des droits, du rôle des autorités dans la préservation de l’intégrité territoriale, etc.
Dans ces deux cas – la réunion avec le HCR et le dialogue spontané avec le sous-préfet –, qui ont probablement été les deux moments les plus politisés dans la vie du centre, ces mouvements d’interpellation et de protestation n’ont pas trouvé une forme politique, c’est-à-dire la constitution d’un espace d’interlocution où l’adversaire [15] ne serait pas extérieur à la communauté, mais au contraire, ferait partie de la communauté à laquelle chacun appartient.
C’est en effet une structuration exactement contraire qui se manifestait quotidiennement, dans le Centre et en-dehors : les uns et les autres restaient volontairement étrangers les uns aux autres. Les communautés nationales et ethniques se différenciaient spatialement, selon un mode public, et donc officiel, de fermeture sur soi et, partant, de mise à l’écart d’autrui. Ainsi, l’attente entre soi dans le Centre et l’obligation de quitter les lieux, loin de constituer deux postures contradictoires, ont très puissamment contribué, chacune à sa manière, à maintenir légitime et nécessaire l’idée d’un adversaire ou d’un ennemi s’opposant au projet du clandestin : rejoindre illégalement la Grande-Bretagne. On voit bien qu’attendre l’occasion de s’échapper ou s’activer sans repos pour créer les conditions d’une disparition réussie constituent une même manière d’être dans le monde absolument antinomique à une autre manière d’être, qui aurait consisté à partager par l’initiation (terme signifiant à la fois un commencement et un apprentissage) et à exprimer la volonté de se fixer : au double sens de “savoir ce que l’on veut”, et d’“être localisable”.

[1Tout au long de ce texte nous emploierons les termes clandestin et sans-papiers sans guillemets car ce sont des mots qui ne cessaient d’être employés par les personnes interrogées pour s’auto-définir ou pour s’auto-stigmatiser. Lors de mon enquête, cette oscillation était permanente.

[2L’ouverture du centre de Sangatte intervient à la suite de nombreuses initiatives locales. Selon le Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI), la situation des étrangers qui erraient dans la région de Calais, cherchant à passer en Angleterre, ou après avoir été refoulés par cette dernière,
a commencé à être connue dès 1986. Il s’agissait alors surtout de Pakistanais et de Vietnamiens.
En 1994, une petite association calaisienne, « la Belle Étoile », créée par une militante d’Amnesty International, fut l’une des premières à tenter d’attirer l’attention sur le sort de ces « réfugiés ». À partir d’octobre 1998, de jeunes Kosovars fuyant et désertant l’armée serbe, suivis peu après par des familles entières, affluent dans la région de Calais. Sous la pression des associations, un entrepôt est ouvert en mai 1999 à Calais, avec l’accord de la préfecture, pour les héberger. Cela étant, le 4 juin 1999, soit un mois après son ouverture, ce premier centre est fermé par le sous-préfet de Calais. Les « réfugiés » se retrouvant sans abri s’installent alors dans les jardins publics de Calais, notamment au pied de la mairie de la ville, dans le parc Saint-Pierre, qui se transforme progressivement en « bidonville ». Face à cette situation, les autorités préfectorales décident de l’ouverture d’un hébergement à Sangatte au cours de l’été 1999. Toutefois, cette expérience avorte au bout de 10 jours. Finalement, sous la pression des associations, le « centre de Sangatte » est créé et inauguré le 24 septembre 1999. Sur l’histoire et la sociologie de ce centre, on se reportera à Laacher Smaïn, Après Sangatte. Nouvelles immigrations. Nouveaux enjeux, Paris, La Dispute, 2002, 121 p.

[3Les modes d’investigation et de recueil de l’information pour cette enquête ont été les suivants : une centaine d’entretiens approfondis conduits auprès de personnes qui séjournaient dans le centre d’accueil. L’objectif des entretiens auprès de ces populations était d’approfondir plusieurs aspects de leur trajectoire et de leur biographie. En particulier les raisons et les conditions de leur départ ; les modalités de leur voyage ; leur condition de vie en France et leurs projets à court et à moyen terme dans les domaines de l’emploi, du regroupement familial et de leur pays d’installation définitive. Par ailleurs, j’ai effectué, avec l’aide de l’équipe des salariés de la Croix-Rouge, la passation de trois cents questionnaires. J’ai privilégié la confection d’un questionnaire à questions fermées qui s’articulait autour de trois périodes : le pays d’origine, le voyage, l’arrivée en France.

[4Derrida Jacques, De l’hospitalité (avec Anne Dufourmantelle). Paris, Calmann-Lévy, 1997.

[5On assiste depuis quelques années, en France et en Europe, à un véritable engouement dans les domaines de l’art et du roman pour le thème de l’asile, des réfugiés et des proscrits. Quelques exemples : The children of Herakles mis en scène par Peter Sellars en 2002 au théâtre de Bobigny ; Le dernier Caravansérail d’Ariane Mnouchkine présenté en 2003 et 2004 à la Cartoucherie de Vincennes ; ou le film In this World de l’anglais Michael Winterbottom.

[6Simon Gildas, La planète migratoire dans la mondialisation. Paris, Armand Colin, 2008

[7Cf., Sayad Abdelmalek, La double absence. Paris, Seuil, 1999.

[8La définition qu’en donne le Petit Robert sied parfaitement à notre propos : « Laissé(e) pour compte se dit d’une marchandise dont le destinataire refuse de prendre livraison parce qu’elle ne remplit pas les conditions stipulées à la commande […] Le laissé pour compte est ce dont personne ne veut (chose ou personne) ».

[9Sur ces questions on se reportera à deux perspectives différentes, Foucault Michel, Sécurité, territoire, population. Paris, Gallimard, 2004, 432 p. ; Agamben Giorgio, Homo Sacer. Tome I, Le pouvoir souverain et la vie nue. Paris, Seuil, 1997, 214 p.

[10La Direction de la population et des migrations à été créée en 1966 au sein du Ministère en charge des problèmes de la population (aujourd’hui Ministère des Affaires sociales, du travail et de la solidarité). La DPM a pour vocation de traiter les questions relatives à l’accueil et à l’intégration des immigrés, ainsi que d’assurer la gestion de l’acquisition de la nationalité française. Elle est constituée de trois sous-directions : la sous-direction de la démographie, des mouvements de population et des questions internationales ; la sous-direction de l’accueil et de l’intégration ; la sous-direction des naturalisations.

[11Arrivée sans contrôle ni arrestation vers le Centre de Sangatte, départ à heure fixe et selon un itinéraire public et balisé vers le port et le site d’Eurotunnel, toujours sans arrestation.

[12Au mois d’août 2008 4.000 soldats ont été déployés dans les rues italiennes pour une durée d’au moins six mois. « Rétablir la sécurité » et « lutter contre l’immigration clandestine » : sont les deux missions officielles de l’armée qui patrouille aux côtés de la police et des carabiniers. Cette mesure « prouve que nous sommes déterminés à faire en sorte que les citoyens n’aient plus peur » a déclaré Ignazio La Russa, ministre de la Défense.

[13Jacques Rancière, Comment revivifier la démocratie ?,
avec Pierre Rosanvallon. Nouvelles Editions de l’Aube, 2015.

[14Les bureaux du HCR, le centre de soin, la bibliothèque, l’école, les multiples comités de gestions, les réunions entre réfugiés, HCR et les ONG.

[15D’autres diraient « l’ennemi ». On se reportera à Jaffrelot, Christophe et Lequesne Christian (dir.), L’Enjeu mondial. Les migrations. Paris, Presses de Sciences Po, 2009.