
Le « surmusulman », voilà la clé de compréhension de ce qui porte différents noms (l’islamisme, le jihadisme, la radicalisation, etc.), que le psychanalyste Fethi Benslama a déterré à partir de son observation au croisement de la clinique et du social. Une clé qui fait effectivement « avancer l’intelligibilité de ce qui arrive aujourd’hui aux musulmans et ébranle le monde ». Un événement qui est une sorte de dérive dans une surmusulmanité si l’on peut dire ou une sorte d’« élévation ». Terme bien chargé déjà dans l’imaginaire religieux, mais qui veut dire également et aussi bien une lévitation, une érection qu’une flambée ou une calcination. Diverses interprétations ont tenté d’expliquer cet événement soit en en faisant une potentialité inscrite dans l’islam même et dans le religieux plus globalement (voire par exemple La violence en islam, entretien avec Adonis), soit en le distinguant de ce dernier (pour l’innocenter). L’hypothèse que défend Fethi Benslama « est que l’islamisme est l’invention par des musulmans, à partir de l’islam, d’une utopie antipolitique face à l’Occident ». Une hypothèse qui décale donc de l’essentialisme comme de l’historicisme.
Cette utopie a émergé dans un processus récent qui a consisté en un « renversement du paradigme du commandement politique » : alors qu’historiquement, et hormis la période de la prédication de Mahomet, la subordination de la religion au pouvoir politique a toujours été la règle, on assiste depuis les années 1970 à une tentative de renversement de ce rapport entre le politique et le religieux, dans le but de porter ce dernier au sommet du pouvoir. C’est en cela qu’à consisté la « révolution islamique » iranienne, suivie par d’autres (l’Emirat islamique en Afghanistan et la proclamation de l’Etat islamique). Cette érection de l’imam à la place du Khalif (ou du représentant) pourrait-on dire est une « innovation » dans l’histoire de l’islam. Contrairement à ce qu’on pense généralement, nous n’avons à faire ni à une politisation du religieux ni une religiosisation (si l’on peut dire) du politique (ces deux dimensions ont toujours été imbriquées dans le monde musulman), mais à une inversion de leurs rôles et places dans les rouages de la gouvernance qui vise à réaliser une « sortie du politique par la religion ». L’auteur en suit l’émergence et l’évolution dans l’histoire récente des pays musulmans liée à la colonisation, à l’émergence des Etats-Nations et à une « désactivation » de Dieu des rouages de la puissance publique.
On est loin ici des discours qui ne retiennent de cette utopie antipolitique que la potentielle « menace » qu’elle constitue, un discours de la peur d’une part et de « l’amour de la haine » de l’autre (tous deux justifient les dispositifs sécuritaires). Ces discours oublient que c’est d’abord un « symptôme » dont il faut savoir décrypter les motifs, enracinés dans « la blessure de l’idéal islamique ». Cela veut dire tenter de comprendre d’abord ce qui se joue entre les consciences (et les intentions), construites collectivement du phénomène, et les jouissances subjectives de l’acte (ou des passages à l’acte). C’est le lien de compréhension à faire entre le psychique et le politique, sans quoi et dans le fond, on ne comprend pas véritablement ce qui se passe sur la scène publique. Réduire ce qui se passe à une simple « menace » dont il faut se protéger (et il faut le faire) ne fait avancer ni la compréhension ni la pertinence de la riposte (ce dont le « marché » de l’offre opportune de la « déradicalisation » se nourrit actuellement)...
Qu’est-ce que donc que le « surmusulman » ? C’est une surenchère du musulman sur lui-même : « C’est la conduite d’un sujet en proie aux reproches de défection qu’il se fait à lui-même et aux harcèlements des armées de prédicateurs télémédiatiques qui l’accusent, à longueur de journées, des pires crimes moraux et le vouent à être ‘’un combustible de l’enfer’’ ». Tel est le diagnostic de départ qui renverse le sens de « musulman » (humble) en orgueil d’être un « vrai » musulman (ou un surmusulman ou un allahant : ahanant sans cesse Allah akbar !). Sans savoir en quoi consiste le « vrai » musulman, si ce n’est le renvoi au modèle exemplaire du Prophète qui en est reconstruit ou de l’ancêtre : le salaf (d’où le salafisme). On pourrait presque dire ici que c’est une modalité du processus connu de l’inversion du stigmate (la blessure de l’idéal islamique comme « idéal préjudicié »). Avec toutefois cette dérive catastrophique à tous les niveaux, et surtout religieux : une soumission à Dieu qui soumet Dieu à l’homme ! Le surmusulman ne cherche pas Dieu, il « croit avoir été trouvé par lui ». C’est une forme de délire collectif et contagieux résultant de traumatismes historiques à longue portée générationnelle. Ou, selon l’auteur, une forme de désespoir ancré dans le sentiment de ne plus être soi-même dans un monde sécularisé, ce qui veut dire, pour le surmusulman, occidentalisé. Plus profondément peut-être, dans un monde en « disruption » selon l’analyse qu’en fait le philosophe Bernard Stiegler, par un système qui désindividue et dont la figure du surmusulman ne serait qu’une parmi d’autres de cette désindividuation en marche. L’un des résultats de cette disruption, c’est « Le mot d’ordre des Frères musulmans : L’islam a réponse à tout », une réponse magique donc.
Ce à quoi nous assistons en somme avec l’avènement du surmusulman, c’est à un décrochage socio-politique ou une désidentification d’individus perdus dans un monde qui ne donne plus de repères et qui s’accrochent, par une néo-identification ou une réidentification (un born again) à un autre modèle (« le ressort utilisé par les prédicateurs ») et, pour certains, par une « inidentification » qui leur fait hâter la passage à l’au-delà du monde par un « furieux désir de sacrifice ». C’est d’autant plus important que le phénomène touche surtout des jeunes en pleine « transition subjective juvénile » et plus particulièrement « ceux dont [ce] passage est difficile à cause des failles personnelles qui résultent d’accidents dans leur vie ou/et de défaillances dans leur environnement familial et social ».
Comment se fait le « dégagement du surmusulman » ? L’auteur évoque deux types de solutions : l’une que l’on devine seulement comme à construire en réponse aux « opérateurs fondamentaux de la séduction narcissique des idéaux de l’offre de radicalisation ». A savoir, « La justice identitaire », « La dignification », « Le repentir et la purification », « La restauration du sujet » collectif, « la « régénération » dans le monde adulte et le « passage à vide » du sens. Ce sont là des sortes de marqueurs qui peuvent faire réfléchir à la construction d’une réponse sociale et politique (qui dépasse à vrai dire largement le phénomène islamiste en tant que tel) et qui soit autre que celle d’une « déradicalisation » (qui peut se révéler illusoire). L’autre solution est plus historique et déborde l’actualité événementielle de tel ou tel territoire : c’est un « effet de miroir » pour les populations concernées (ce qui fut l’objet du printemps arabe en Tunisie par exemple). L’« effet de miroir », c’est l’effet d’une « révélation » de ce qui a été occulté pendant des années, à savoir une « puissance de l’assujettissement [qui] réside dans la captation des sujets dans le corps imaginaire [d’un] despote ». Cet effet a lieu quand le corps despotique fait place à une « surface réfléchissante » où les individus se confrontent à leurs visages et au paysage de leurs rapports, c’est-à-dire quand ils arrivent à se dégager de « la représentation du nous, prisonnière du principe d’identité », « en ouvrant dans l’espace public un théâtre de vérités sociales ». C’est l’expérience de la négativité et de l’angoisse pour les sujets, individuels ou collectifs, qui les replacent dans la relativité des processus historiques et la « volonté réfléchie » qui doit régir la vie ensemble.
La contribution de Fethi Benslama (et ce n’est pas la première) aux débats actuels sur l’islamisme est plus qu’intelligente et plus qu’utile, elle est capitale dans le moment de mutation anthropologique que connaît le monde. Elle allie lecture clinique, lecture historique et lecture politique de l’un des symptômes les plus ahurissants de ce qui nous arrive à tous.
Abdellatif Chaouite