N°127

Le dossier : Globalisation et migrations

Spécificités des migrations féminines

Recension des apports de Mirjana MOROKVASIC

par Djaouida SEHILI

« Les processus migratoires, les expériences des migrant-e-s, les impacts sociaux et politiques des migrations sont genrés », ainsi commence la très stimulante préface de Mirjana Morokvasic [1] à l’ouvrage intitulé Le Genre au cœur des migrations [2]. Elle nous rappelle que le Genre n’a pas toujours été central dans le champ de la recherche sur les migrations internationales comme d’ailleurs dans celui des politiques publiques européennes et nationales. Certes la part des femmes a « souvent » été plus minoritaire que celle des hommes, reste toutefois qu’elles ont toujours participé aux migrations [3]. Envisager le Genre comme élément majeur de compréhension des modalités des flux ne peut donc que mieux nous permettre de cerner les spécificités de mobilité et d’installation, parfois similaires mais aussi divergentes, des femmes et des hommes.

12 octobre 2013 - Lyon, une femme et sa fille qui vivent sous l’auto pont de Perrache depuis plusieurs mois avec environ 300 personnes d’origine albanaise.
Rolland Quadrini

La prise en compte tardive des femmes dans la migration [4], puis bien plus tard encore de la perspective de genre [5], a connu plusieurs étapes qui sont donc venues corriger une certaine « myopie ». Sortir les femmes migrantes de l’ombre et révéler enfin leur présence nous incite à les considérer comme des protagonistes véritables en mettant en évidence leur diversité, en affirmant la pluralité de leurs expériences, et surtout, en déconstruisant les stéréotypes qui les assignent à une moindre « figure d’altérité » (par rapport à celle des hommes légitimés en tant qu’actifs et référents universels) : celle de victimes accompagnatrices a priori « contre leur gré », d’assistées parce que présumées « ne travaillant pas » et de réfractaires aux sociétés modernes. Car les femmes « d’ailleurs » sont généralement associées à l’immobilité et à la passivité (en comparaison dépréciative par rapport aux femmes « d’ici »). Pourtant celles qui partent, plus souvent seules et célibataires qu’avant, sont par l’acte même de migrer susceptibles de remettre en cause l’ordre établi (tant dans le pays de départ que celui de réception) et de subir du même coup des formes plus ou moins diffuses de stigmatisation et discrimination. Migrer comporte un « caractère intrinsèquement transgressif » particulièrement réprouvé quand il s’agit de femmes. D’autre part, leur accès à la visibilité nous porte à considérer également l’entrecroisement des différents rapports de dominations qu’elles subissent en tant que femmes mais aussi en temps qu’émigrées (dans les sociétés de départ) et immigrées (dans les sociétés de réception).

Aujourd’hui, nous dit donc Mirjana Morokvasic, le particularisme de la situation des femmes migrantes n’est plus en marge des recherches en sciences sociales [6] ou strictement confinées dans des préoccupations politiques et associatives limitées et locales : « Plus que jamais, ces questions sont à l’ordre du jour aussi au niveau national, le gender mainstreaming oblige, au niveau des grands organismes européens et internationaux ». D’autant que, majoritaires dans certains flux, elles sont vues comme les principales sources de devises envoyées dans le pays de départ. Elles sont considérées comme étant « plus fiables que les hommes » et leurs envois seraient davantage orientés vers l’éducation ou la santé de leurs proches que vers leur propre consommation [7]. L’approche intégrée du genre (ou autrement dit, la perspective intégrée d’égalité des sexes) s’inscrit, effectivement institutionnellement, au niveau international et européen, comme une injonction à combattre les inégalités rencontrées dans les processus transnationaux des migrations des femmes. Elle contraint par là même à interroger le lien existant entre la migration et l’idée plus ou moins relative d’émancipation/autonomisation. Elle force également à questionner les formes des hiérarchisations prégnantes dans les divisions sexuelles, sociales et « raciales » du travail. Elle porte à envisager les migrantes non plus comme de simples objets « femmes » mais comme des personnes impliquées dans des rapports sociaux intersectés en dépassant les cadres nationalistes. Elle suppose donc un déplacement du regard universel des Nords par l’adoption de la perspective des Suds. En se plaçant, par exemple, du point de vue du/des pays de départ, il est possible d’identifier des migrations internes qui précèdent très souvent les migrations internationales féminines.

A contre courant d’un questionnement visant strictement à comprendre les raisons de ces longs « silences » en ce qui concerne les femmes en migration – alors même que paradoxalement elles sont souvent au cœur de l’actualité et des préoccupations médiatiques et politiques – Mirjana Morokvasic entend, au contraire, interroger l’intérêt croissant qu’on leur porte. Partant à la fois des origines et la nature de cette nouvelle visibilité, elle pose plusieurs questions : « Seraient-elles plus nombreuses ou leur profil aurait-il changé – comme semble le suggérer l’adhésion généralisée à l’idée de la « féminisation des flux » comme l’une des tendances fortes de la mondialisation ? Ou sommes-nous devenu-e-s plus sensibles à certaines formes de migrations, donc plus aptes à voir ce qui fut à l’ombre du mainstream-malestream, profitant en cela d’un long processus de « visibilisation » de la migration des femmes et des femmes migrantes plus spécifiquement, dans la recherche et les politiques publiques ? » [8].

Concernant la question de la « féminisation » des flux migratoires, elle est souvent présentée comme l’une des tendances fortes et récentes de la mondialisation. En réalité, le rapport numérique entre les femmes migrantes et les hommes migrants n’a pas systématiquement et historiquement était inversé. Comme rapidement dit précédemment, les femmes ont toujours été présentes dans la migration. Penser le contraire, nous dit Mirjana Morokvasic, c’est faire preuve d’une sorte d’« eurocentrisme » qui pousse par ailleurs à ignorer les grandes disparités dans le monde selon les époques : « La féminisation des migrations considérée comme une nouveauté aujourd’hui est en fait insignifiante par rapport à la féminisation en cours depuis longtemps et donc antérieure à la période actuelle ». Ce qui revient à dire que si le constat d’actualité est correct – les femmes sont bien majoritaires dans les migrations contemporaines en Europe et dans certaines parties du monde – cette féminisation n’en demeure pas moins lente et non uniforme et elle ne concerne que les régions « développées » du monde. Dans ceux qui le sont moins, la féminisation n’existe pas.

Concernant la question de leur « mise en visibilité », il est important de rappeler que les femmes en général ont toujours été occultées dans beaucoup de domaine du monde académique comme de celui du politique. Ici, c’est « l’androcentrisme », sous couvert d’universalisme, qui l’emportait jusqu’alors. Et pour peu qu’on daignait les mentionner, c’était essentiellement comme « membre de famille » plutôt que comme « travailleuse ». De fait, si la migration des hommes est économique, celle des femmes est envisagée strictement du point de vue familial, donc non économique (voire émotionnelle). On notera également, comme le rappelle judicieusement Mirjana Morokvasic, que le moment où les femmes apparaissent enfin comme des protagonistes des migrations coïncide avec la fermeture des frontières à la migration économique en Europe occidentale et avec la période dite du « regroupement familial », présentée comme consécutive à cette fermeture.

Si la visibilité des femmes migrantes demeure partielle et partiale, la situation a toutefois beaucoup changé dans la mesure où la recherche portant sur les migrations féminines s’inscrit dans une actualité sociale et politique ô combien médiatisée : « Alors que de multiples mécanismes d’invisibilisation contribuent à occulter une bonne partie de l’existence des migrantes et immigrées, notamment la pluralité de leur activités économiques, un certain nombre de thèmes ayant trait à des violences en tout genre dont ces femmes sont/seraient victimes sont devenus récurrents : la traite, le voile islamique, l’esclavage domestique, la polygamie, les mariages forcés. On délaisse la victime cachée, recluse et on passe à la victime qu’on va pouvoir exhiber ». Et ces thèmes porteurs d’une mission de « sauvetage » trouvent malheureusement des chercheur-e-s pour y faire écho. Ces dernier-ère-s semblent souvent faire fi de la réalité multiple de l’expérience vécue des femmes sur qui portent des discours réducteurs qui se focalisent sur la sur-visibilisation de leur vulnérabilité ou encore, par exemple, sur la sur-focalisation de leur large présence dans certaines niches d’emploi, socialement défavorisées, liées au travail domestique et du care. Ce qui est vrai mais pas totalement généralisable.

Et, laissons Mirjana Morokvasic justement conclure qu’il serait temps : « de se demander quelles sont les questions peu (ou pas) soulevées, et pourquoi certains sujets restent dans l’ombre même lorsque la recherche s’y intéresse ; et d’essayer d’apporter des éclairages sur celles pour lesquelles nous n’avons pas encore de réponses »…

[1Sociologue, Directrice de recherche au CNRS émérite, ISP Institut des Sciences sociales du Politique, Université Paris Ouest Nanterre la Défense.

[2C. Cossée, A. Miranda, N. Ouali et D. Séhili (dir), Le Genre au cœur des migrations. Paris, Petra, 2012

[3Leur part est variable selon leurs groupes d’origine et leurs réseaux. Elle dépend également des distance, des politiques des pays d’accueil, des conditions faites aux femmes dans les pays de départ, et de plusieurs autres facteurs sociaux ou individuels.

[4À partir des années 1970.

[5À partir des années 1980.

[6Pour illustrer ce propos, Mirjana Morokvasic présente un aperçu de l’abondance de la production en sciences sociales consacrée au genre et migration pour ces dernières années : les numéros spéciaux de l’International Migration Review (2006), Feminist Review (2004), Asia and Pacific Migration Journal (2003), le recueil de Willis et Yeah (2000) ou pour la France, les différents numéros des Cahiers du CEDREF (2000, 2003, 2008), ou encore la Revue Européenne des Migrations Internationales (2005), Migrations Sociétés (1997, 2005), Nouvelles Questions Féministes (2007), Cahiers du Genre (2011),...

[7UNFPA, A Passage to Hope. Women and International Migration, State of World Population, 2006.

[8Mirjana Morokvasic, L’invisibilité continue. In Migrantes et mobilisées, Cahiers du Genre, n°5, 2011.