N°127

Notes de lectures

La matière de l’absence

de Patrick Chamoiseau

par Bruno GUICHARD

Édition du Seuil 2016

Patrick Chamoiseau aura attendu seize ans pour pouvoir parler de la mort de sa mère ; entre temps il aura vu disparaître en 2011 « le commandeur sublime » Édouard Glissant. La matière de l ‘absence est une méditation, une poétique du temps, ce grand sculpteur comme disait Marguerite Yourcenar. Entre ombres et lumières, invisible et visible Patrick Chamoiseau sculpte avec patience, lucidité et flamboyance et un livre essentiel pour penser les temps présents. Livre dans lequel l’intensité de la réflexion apporte à la phrase une force poétique.
La mère de l’auteur, Man Ninotte s’éteint le 31 décembre 1999, « la mort clôturait l’enfance d’un coup sans précaution ». A l’entrée du cimetière la Baronne, la grande sœur aînée confie à l’auteur, son plus jeune frère « Ceux qui vivent longtemps se nourrissent de l’absence... mais ceux qui vivent longtemps sont aussi grignotés par l’absence. » Les premiers mots, dans toutes leurs puissances, disent la présence de l’absence dans le cheminement de toute vie humaine. L’absence qui ouvre le chemin des traces : « dans ce qui s’est effacé chaque trace épelle, chaque trace appelle ».
La baronne c’est le nom donné par le père à la fille aînée, pour Man Ninotte c’était « manzelle Anastasie ». Le dialogue entre la baronne et l’auteur rythme la matière de l’absence disant une reconnaissance du plus jeune à l’égard de la plus âgée :» la baronne l’universel rempart, ce centre énergétique » mais également une complicité « chère baronne nos humanités ont vécu avec cette croyance que les morts reviennent vers nous toujours d’une manière ou d’une autre comme pour signifier que vie et mort se nourrissent ensemble ».
Les traces il faut aller les chercher au plus loin de l’histoire de sapiens, « considère ce paradoxe. Les signes que sapiens et ses cousins ont laissés au soleil ne nous sont presque pas parvenus. Juste ceux qu’ils ont gravés dans la matrice ténébreuse des grottes. L’intensité expressive de ces parois suggère qu’il a existe un équivalent au soleil… ce maillage d’un visible sur l’invisible du visible nous a constitué et nous habite encore…Les ténèbres des grottes devaient suggérer la réunifications des inconnus, le rêve et l’émotion, le désir et la peur. Le jour dissipe, la nuit concentre »
En pays Martinique les traces sont d’abord celles du colonialisme et de l’esclavage : « lorsque les pluies sont violentes, que les tempêtes fracassent les rivages, on voit surgir des os, tout un lit de décombres qui proviennent des peuples amérindiens aujourd’hui disparut. Certains de ces vestiges appartiennent aussi à nos ancêtres esclaves : leur souffrance imprègne chaque maille de cette terre….c’est la mémoire coloniale qui balise notre territoire…chaque brin d’herbe est un lieu de mémoire ».
Après la mort de Man Ninotte l’auteur nous dit qu’il s’est retrouvé « plus que jamais sensible aux vieilles pierres, aux restes de cachot (cf. un dimanche au cachot. 2007) au métal rouillé des usines et des habitations, aux céramiques amérindiennes que l’on peut piétiner dans le sable » Car, « Se maintenir en sensibilité à la Trace est une manière d’envisager le réel du monde et de lui donner sinon sa vérité, son mystère, je veux dire son vivant ».
Dans de magnifiques pages, Patrick Chamoiseau salue le travail et l’écriture de Glissant : « Pour Glissant, la cale du bateau négrier fonctionnera comme l’aurait fait un gouffre en instaurant une rupture majeur. Rupture avec l’Afrique. Rupture avec nos anciennes manières d’être au monde…L’idée du gouffre supprime toute idée de retour et de continuité. Elle oblige à explorer un commencement ». Au fil des page apparaît celui que l’auteur appelait fraternellement le « Négre fondamental » Aimé Césaire. Ce dernier avait écrit, comme le rappel Chamoiseau, « l’océan est racine du poumon de mon cri… ! » et aussi « le périple ligote, emporte tous les chemins ».
Dans son dialogue avec la Baronne l’auteur plonge dans l’enfance, son enfance, ses enfances, « la misère qui vient sans cesse qui ne repart jamais, combattue pied à pied et qui insiste sans fin ». C’est en lisant le Germinal de Zola qu’il a la révélation des petites gens autour de lui ,« ils m’apparurent soudain pétris d’un héroïsme insoupçonné. Submergées par les difficultés ces vaillances savaient vivre à la joie, mobiliser de minuscules bonheurs ». Défile alors, l’arrivée de Man Ninotte « En-ville », éjectée de la campagne pour être placée chez des mulâtres, l’odeur de la cuisine et de la soupe « car dans l’art de la survie il faut nommer la soupe », les mots Man Ninotte et particulièrement celui qui revenait le plus souvent l’adverbe » catégoriquement. Man Ninotte « était du temps de la radio…jamais la télé ne fut de son monde »
« La disparition de Man Ninotte commença avec l’usure de sa mémoire ». La perte de la mémoire nous emmène chaque jour dans un inconnu de plus en plus total. Patrick Chamoiseau nous explique cette terrible histoire de l’arbre à l’oubli, « on dit que certains rois africains du Bénin juste avant de livrer captifs aux bateaux négriers les faisaient tournoyer autour d’un arbre ancestral, c’était l’arbre de l’oubli » et de préciser que « les femmes devaient tourner sept fois et les hommes neuf fois… »
Avec La matière de l’absence Patrick Chamoiseau nous livre ses sources. On y retrouve ses questionnements, ses enthousiasmes, quelques auteurs de sa sentimenthèque, Héraclite, Borges, Char, Montaigne, Morin….. N’est-il pas poète celui qui écrit : « Ce que les poètes écrivent ne constitue que les décombres de ce qu’ils ont su vivre. Et ce qu’ils ont su vivre n’est que l’écume de ce qu’ils ont pu deviner et dont le manque leur reste à vie, comme le sillage d’une lumière. » et ensuite donne a ces mots la forme d’un livre ?
La Baronne commence le livre comme elle le finit en demandant à son frère s’il se souvenait de ce que disait Jojo l’algébrique , l’un de leur frère membre de la « grappe », le jour de l’enterrement de Man Ninotte. Il dit ne pas s’en souvenir, elle lui récite alors quelques mots de Victor Segalen : « Que ceci donc ne soit pas marqué d’un règne mais de cette ère, sans date et sans fin, aux caractères indicibles que tout homme instaure en lui-même et salue, à l’aube ou il devient Sage et Régent du trône de son cœur… »
Il y a dans La matière de l’absence, comme dans Ecrire en pays dominé (1997), deux livres frères, un réel enjeu de création. Patrick Chamoiseau illustre une nouvelle fois qu’il est un des rares écrivains créateurs : « la création indique infiniment et nous libère ainsi. Nous augmente. Ce qui est restauré met en scène ce qui manque, comme une relique tombée d’un alphabet perdu ».

Bruno guichard