N°127

Culture

Rencontre avec Yves GRELLIER

Propos recueillis par Bruno GUICHARD, Dominique RAPHEL

Il y a des mensonges redoutables avec lesquels tous les apprentis sorciers ont appris à allumer des brasiers. Avec les migrants nous retrouvons ces vieilles haines destructrices. Alors, il faut le dire, comme le fait la Cimade dans ses documents depuis 25 ans, le nombre de personnes migrantes dans le monde augmente au même rythme que la population mondiale à savoir 3,3% de la population. A cela, rajoutons que c’est l’Océanie, par rapport à sa population, qui accueille le plus de migrants. Les faux semblants et les mensonges de beaucoup de femmes et d’hommes politiques, et quels que soient leurs partis, et de beaucoup de medias font le lit des vieilles ombres qui sont de retour et qui nous fixent sans trembler. Nous avons pour ce numéro « globalisation & migrations » rencontré Yves Grellier, Président de la Cimade Rhône-Alpes et membre du conseil national de la Cimade. La Cimade est née au cœur de la lutte anti fasciste, elle a pour elle ce long chemin d’accompagnement des migrants.

22 janvier 2010 - Lyon, rassemblement citoyen
Rolland Quadrini

Quelle est la genèse de la CIMADE ? Comment est elle née ?
A la fin des années 30, avec la montée du fascisme et du nazisme en Allemagne, l’église confessante (protestante) allemande et le théologien Karl Bart ont développé une théologie qui soumettait l’obéissance à l’Etat à des conditions éthiques. Les mouvements de jeunesse protestante ont constitué un comite inter mouvement (les éclaireurs unionistes, l’union chrétienne des jeunes gens, la fédération des étudiants chrétiens...) pour réfléchir à la situation politique et décider d’un positionnement.
A l’automne 38 le tristement célèbre décret Daladier sur les indésirables étrangers permet l’ouverture des premiers camps d’internement. Le premier camp qui a ouvert était à Rieucros en Lozère, où étaient enfermées des femmes d’origines allemande et autrichienne. Comme quoi on tape toujours sur les plus fragiles ! Vient l’automne 1939, avec l’évacuation de dizaines de milliers d’alsaciens et de lorrains qui habitaient le long de la ligne Maginot. Ces gens se sont retrouvés dans le sud ouest de la France, dans des camps : Gurs, Récébedou prés de Toulouse et Rivesaltes. Les mouvements chrétiens étaient très présents à Gurs autour de Madeleine Barrot.
L’organisation qui se construit depuis 1939 obtient un tel succès que les statuts sont déposés en avril 1940 à la préfecture de Paris : c’est le Comité Inter Mouvements Auprès des Evacués qui donne le sigle CIMADE.
Dans ces camps, sont arrivées d’autres personnes : des juifs, des gens du voyage….des prisonniers politiques. La Cimade a poursuivi son action dans les camps de la zone Sud. Quant elle a été envahie, la Cimade est passée dans la clandestinité et a poursuivi son activité en lien avec d’autres structures. C’est d’ailleurs dans l’ADN de la Cimade que de travailler avec d’autres. La Cimade a travaillé à l’évacuation de population vers la Suisse et surtout vers l’Espagne.
L’origine de la Cimade, ce sont des jeunes protestants assez rapidement rejoints par des catholiques, notamment ceux qui seront à l’origine de Témoignage Chrétien, par des orthodoxes aussi. Un mouvement, on peut le dire, presque uniquement d’inspiration chrétienne.
J’aime bien rappeler, mais à l’intérieur de la Cimade certains n’aiment pas ce rappel, qu’à la Libération, elle a été sollicitée pour aider des gens accusés de collaboration. La Cimade est intervenue entre autre à Drancy. Un ministre ayant déclaré « Eux (les collaborateurs) aussi ont droit au Droit et nous allons demander à la Cimade de s’assurer qu’on ne les traite pas comme ils nous ont traités ».
La Cimade met en avant les Droits de l’homme quels que soient ces hommes et quel que soit le régime politique. Je prendrai un second exemple : durant la guerre d’Algérie, la Cimade a pris position pour l’indépendance algérienne, elle a été présente dans les « hameaux stratégiques » et en 1962 dans des camps de harkis. Ce qui est important pour nous, c’est la fragilité des personnes quelles que soient les causes de cette fragilité.
Tout être humain a droit à sa dignité et droit à une défense. L’état de droit c’est fondamentalement le fondement de nos démocraties.

Après la guerre d’Algérie, sont arrivés dans les années 70 d’autres événements, une immigration de travail construite par le patronat ; comment la Cimade est intervenue dans cet autre temps ?

Ce qui est important en soi, c’est d’accueillir. Souvent les personnes que nous recevons disent « merci parce que c’est la première fois qu’on écoute ce que je raconte ». Cette rencontre initiale a en soi une très grande valeur. Pendant les trente glorieuses il y aura des actions par l’alphabétisation « vécue dans la convivialité », par l’accueil, le café, la discussion, la rencontre. La Cimade a été missionnée pour apprendre le français aux immigrés politiques hongrois qui étaient des garçons ouvriers très qualifiés, pas très bien vus par la CGT de l’époque. Le second exemple ce sont les cours d’alphabétisation pour les Harkis.
La Cimade s’est toujours battue pour la reconnaissance et l’intégration. Il ne suffit pas que l’autre soit là, il faut aussi l’aider à trouver un logement, un emploi, connaitre ses droits…Nous ne défendons ni une « multiculturalité communautaire » à la libanaise ou tout le monde n’a pas les même droits, ni l’assimilation à la Sarkozy. Nous sommes pour le respect culturel. Entre ces deux pratiques extrêmes, il y a une intégration qui se veut interactive... « L’identité française » si toutefois on peut parler « d’identité française » est nourrie chaque fois par les apports autres. La culture n’est pas figée, elle évolue en fonction des échanges (et s’il n’y a pas d’échanges pour tout être vivant c’est la mort !) dans une approche qui ne doit pas imposer nos façons de faire mais s’enrichir de la connaissance des autres pour amener à un « mélange ». Ce n’est pas un hasard si le couscous et les tajines comptent parmi les plats préférés des français.

Quand vous dites intégration
vous dites respect culturel…

Nous n’avons pas à dire que nos façons de faire sont supérieures à celles de ceux qui arrivent et qu’il faudrait leur imposer. Il y a des groupes différents, y compris dans les régions françaises, et il ne faut pas faire de « fascisme culturel », en interdisant ceci ou cela. Si tu respectes la culture au sens ethnologique, il faut entre autre prendre en compte, aussi bien les manières de faire que les valeurs religieuses. Il est enrichissant de chercher à la connaître plutôt qu’a la rejeter et ensuite il y a assez rapidement des mélanges ; les choses s’enrichissent les unes les autres au lieu de se rejeter.

En 1974, c’est le droit au regroupement familial
C’est l’arrêt de l’immigration de travail et après une bataille, car dans le gouvernement Giscard Chirac certains étaient contre, le regroupement familial. Oui, il y a eu une bataille gagnée. Il faut rappeler qu’à cette époque, la population des migrants avait une caractéristique : elle était essentiellement masculine. Aujourd’hui ce n’est plus le cas et le tiers des femmes adultes arrivent seules ou avec enfants. Cette période a contribué à l’émergence de la première génération d’enfants scolarisés issus de l’immigration maghrébine, au début des années 80. C’est aussi le début de la crise économique avec le ralentissement de la croissance… C’est aussi les premiers succès du FN créé en 1972 avec sa victoire électorale de Dreux en 82. C’est aussi le temps de la marche pour l’égalité, à laquelle la Cimade a apporté son soutien puisque l’un des deux initiateurs était pasteur responsable au sein de la Cimade. Je note que l’autre « figure » accompagnant le mouvement était un prêtre ! Il y a un tournant qui est à la fois démographique, social, idéologique et politique.
A cette époque la Cimade était très centrée sur l’Amérique latine. Les latinos-américains ont bénéficié de dispositions étatiques spécifiques pour les accueillir et les intégrer.

17 février 2011 - Modane, des immigrés clandestins attendent d’être interrogés par la police aux frontières, après leur interpellation dans le TGV Milan/Paris.
Rolland Quadrini

Revenons à la marche pour l’égalité.
Comment analysez-vous l’échec qui l’a suivie ?

La marche a été un mouvement au fond de revendication d’intégration. Comme tous les jeunes des milieux populaires, ces jeunes, enfants d’immigrés, ont un certain nombre de difficultés scolaires, de chômage dans une période économique difficile. Mais ils ont aussi rencontré un effacement de l’analyse autour des classes sociales de la société au profit d’une analyse « ethnicisée » de la société française, ce qui était bien commode pour un certain nombre de personnes. Cette dynamique a été préparée et accompagnée par les nouveaux philosophes et autres discours de la vague économiste libérale accompagnant Thatcher et Reagan. Je crois que c’est là l’essentiel. Le marxisme mis à la poubelle… Pour moi la réalité « sociale » est première. Tous ces jeunes ont reçu une fin de non recevoir pas uniquement du gouvernement, mais de l’ensemble de la société. Les jeunes eux-mêmes l’ont reçu comme un refus ethnicisé.

Comment le mouvement des sans papiers dans les années 1990 a-t-il modifié le fonctionnement de la Cimade ?
Jusqu’alors, la Cimade était une structure de permanents, peu de bénévoles, financée par un soutien œcuménique européen (notamment allemand). Ce qui se passe dans les années 90 se produit avec le mouvement des sans papiers. Cela a provoqué un flux d’engagements bénévoles qui a inversé la structure associative, avec 1500 bénévoles nationalement. Aujourd’hui, en Rhône Alpes il y a 335 adhérents, 150 bénévoles et 3 salariés ! D’autres structures comme Forum réfugiés ont des courbes inverses : plus de salariés et moins d’adhérents ou de bénévoles, ils sont simplement des opérateurs des politiques publiques. Je pourrais faire les mêmes remarques pour le centre Pierre Valdo. La Cimade a toujours mis ses convictions et sa liberté de parole avant ses préoccupations organisationnelles. Le meilleur recruteur qu’on ait eu c’est Sarkozy : les dons et les bénévoles ont été multipliés par deux.

Comment la CIMADE pense les migrations d’aujourd’hui ?
D’abord que les causes sont diverses et multiples. Par exemple, en Syrie, il y a la question de la guerre et du régime de la dynastie d’Assad, mais la Syrie connaît aussi l’existence pendant 6 ans d’une période de sécheresse. Il y a donc deux facteurs : un facteur politique et un facteur climatique.
Les migrations ont toujours existé. La région du monde qui a donné le plus d’émigrants c’est l’Europe au XIX ème siècle, notamment l’Italie de 1861 à 1911, 15 millions d’émigrants… et l’Irlande où la majorité de la population a émigré aux Etats Unis !
Aujourd’hui, il y a des migrants au Moyen Orient et en Europe de l’Est mais dans la plupart des cas les personnes émigrent dans les territoires voisins. Au Liban, 20% de la population est constituée de réfugiés. Le plus grand camp de réfugiés au monde est dans le nord Kenya qui accueille des somaliens ; c’est au Pakistan qu’il y a le plus de réfugiés... Les syriens qui arrivent ici sont ceux qui ont le plus de ressources. Les adultes qui arrivent aujourd’hui ici ont un niveau moyen de formation supérieure au niveau moyen de la population française et les femmes en particulier.
Rendons nous à l’évidence, le réchauffement climatique va accentuer les migrations et la question que nous devrions nous poser est « comment penser un nouveau peuplement de la terre ? » Les gens qui s’en vont avec les moyens de communication d’aujourd’hui restent beaucoup plus proches de leur famille qu’avant. Qui aborde ainsi les problèmes ? qui pense ainsi avec ces questions ? que se passera-t-il si on ne fait rien ou si la chose que l’on fait c’est construire des murs ? Personne n’empêchera un groupe d’hommes de passer un mur même si la moitié du groupe décède sur le mur.
Autre constat, les migrations ne sont plus masculines mais s’équilibrent à égalité entre les femmes et les hommes. Les femmes arrivent sans homme avec ou sans enfant. Elles sont les plus entreprenantes. Nous avons connu un mouvement similaire en France. Dans l’exode intérieur français, ce sont les femmes qui sont parties les premières et qui furent facteur de modernité : dans les Cévennes, dans les années 50, il n’y avait plus que des vieux paysans seuls célibataires, ils n’arrivaient plus à se marier. Au niveau mondial, c’est le même phénomène : les femmes sont agents de modernité plus que les hommes. Dans les statistiques de l’INSEE on constate que les populations migrantes sont surreprésentées dans la catégorie chefs d’entreprise notamment dans les petits commerçants. Si on arrive à se défaire de l’idée qu’ils viennent faire du tourisme social, et qu’on se dit pour quitter son village ou sa ville, traverser la Méditerranée prendre tous ces risques en sachant le risque de mort, il faut en vouloir ! Ce trajet de migration est un trajet vers l’espoir, il se poursuit à l’arrivée. Dans la « jungle » de Calais, il y a maintenant tout un tas de petites entreprises, des commerces, des coiffeurs, des restos, c’est une ville qui est en train de naitre. Ce n’est pas une bande de mendiants mais des gens qui veulent faire quelque chose avec des ressources considérables qui pourraient enrichir notre société au lieu de peser sur elle.
À la CIMADE, nous ne jugeons pas des motifs des départs. Il y a toujours plusieurs motifs et nous défendons le principe d’une libre circulation. On ne voit pas pourquoi, nous, riches occidentaux, nous pourrions aller dans tous les pays du monde soit pour nous installer, soit pour voir nos enfants, soit pour faire du tourisme et que les trois quarts du monde n’auraient pas ce même droit.

La position de la Cimade,
c’est l’ouverture des frontières ?

Oui, absolument. Rappelons-nous qu’à la fin des années 70, la crise avait commencé, le gouvernement français de droite a organisé la venue de 120 000 vietnamiens, les boat people ; il a mis en place un dispositif spécial avec, par exemple, un consulat provisoire à la frontière thaïlandaise pour délivrer les visas. Ils sont entrés normalement, sans avoir à faire aux passeurs. Qu’est-ce qui empêche de faire cela pour les syriens, les afghans, les érythréens ? Au lieu de cela, la seule procédure possible est l’asile. C’est une porte étroite que certains tentent d’ouvrir et tous se précipitent sur la petite porte.

La Convention de Genève est-elle encore opérationnelle ou une nouvelle forme de domestication ?
Dans la pratique, les bons réfugiés sont passés par la guerre et les mauvais demandeurs de travail attendent des années. Disons plutôt que la question des migrants est un marqueur d’une crise européenne plus profonde. Pour la Cimade, il n’y a pas de crise des migrants en Europe, il y a une crise de l’Europe révélée par les migrants, celle d’une région du monde qui n’est plus celle des maîtres du monde. La crise de l’Europe c’est le sentiment que l’Europe n’est plus le maitre du monde. Le Grand projet européen sur la paix n’a pas réussi à se transformer dans le temps en projet multiculturel et du coup, devant les difficultés économiques, les discours qu’on entend prônent le repli sur soi. Mais il ne faut pas généraliser : la résistance à la fermeture, la résistance au rejet des autres existent, sous des formes variées. Même à TF1, on peut voir des reportages sur des villages qui accueillent très convivialement les réfugiés. Orban a perdu de fait son référendum en Hongrie. Les gouvernements sont pris par l’obsession de l’invasion… la maladie de la « pureté ». La bataille idéologique n’est pas perdue d’autant qu’on voit arriver des modèles économiques qui montrent que les migrations sont positives pour tout le monde.

Je voudrais terminer sur deux points de la politique française d’aujourd’hui.
Tout d’abord, les centres d’accueil et d’orientation qui, au départ, nous ont été présentés comme des centres de « répit » au lieu de vivre dans des conditions de bidonville, sont en train de devenir des centres de transit. Les migrants restent quelques jours, le temps d’étudier leur situation, de les mettre dans une case. Pour les demandeurs d’asile, ils sont envoyés dans les CADA qui ont 4000 places libres aujourd’hui.
Ensuite, pendant les années 70, la situation des migrants latinos-américains relevait du ministère des affaires étrangères et celui des affaires sociales. Aujourd’hui, la totalité des questions relatives aux migrants relève du ministère de l’intérieur. La dernière chose a été faite par le gouvernement Valls qui a enlevé à l’Agence Régionale de la Santé les médecins qui donnaient leur avis au cours de la procédure pour celles et ceux qui étaient malades. Jusqu’en 2012, l’avis du médecin de l’ARS était suivi à plus de 90% par le préfet. Maintenant c’est un dossier qui n’est plus regardé, ce ne sont plus des médecins de l’ARS mais des médecins sous tutelle du ministère de l’intérieur qui officient. La question des migrations est devenue une question d’ordre public. C’est plus qu’un symbole.

Propos recueillis par
Bruno Guichard et Dominique Raphel