N°127

éditorial

par Abdellatif CHAOUITE

Désormais, les groupes ne sont plus étroitement territorialisés, ni liés spatialement, ni dépourvus d’une conscience historique d’eux-mêmes, ni culturellement homogènes. On trouve moins de cultures dans le monde et davantage de débats culturels internes.
Arjun Appadurai
Après le colonialisme
Les conséquences culturelles de la globalisation

Cher-e-s lectrices-lecteurs, vous voilà en possession de la première livraison de la nouvelle série de la revue Ecarts d’identité. Elle fait peau neuve en effet comme on aime à dire, en réactualisant son projet. D’abord, en élargissant son assise au-delà de son porteur historique (l’association ADATE en Isère) à d’autres acteurs de la région (actuellement ISM-Corum et La Maison des Passages
dans le Rhône), en appui également sur le réseau Traces en Auvergne-Rhône-Alpes. Cet élargissement répond à une exigence d’« époque » : rassembler les énergies en réseaux pour mieux faire face aux défis des profondes mutations, sociales, culturelles, politiques et technologiques actuelles. Ensuite, en refondant la charte de son engagement auprès de ses lecteurs : en améliorant notamment son attractivité sur le plan formel. Et enfin en mariant mieux son contenu scientifique, son contenu culturel et son contenu citoyen en appui sur un nouveau Comité de rédaction. Ce faisant, nous en escomptons un chantier plus efficace pour continuer à interroger la complexité des réalités que traite la revue et, par là-même, une contribution à la construction d’une meilleure intelligibilité de notre société et de notre monde.

27 janvier 2000 - Modane, regard d’un immigré clandestin qui attend d’être interrogé par la police aux frontières, après son interpellation dans le train en provenance d’Italie.
Rolland Quadrini

Si, depuis toujours et à tout niveau, le Divers est la grammaire implicite de ces réalités, aujourd’hui il les restructure aussi et explicitement, en infra et en extra de leurs frontières et « territoires », en archipels en tout lieu. Ce qui appelle de notre part une infinie exigence : dans la reconnaissance des apports migratoires à l’histoire de nos sociétés, dans la lutte contre toute forme de discrimination qui résulte de la non reconnaissance de ces apports et dans l’effectivité de l’égalité des droits et le respect des libertés citoyennes qui les présupposent.
Cette exigence nécessite fondamentalement une transformation aussi bien de nos imaginaires, souvent encore ataviques, que de nos manières de faire, « branchées » ou déjà ancrées dans la mondialité mais souvent encore dans un sens unique ou narcissique ou, disait-on jadis, hégémonique.

Cette exigence, dont la donne de la globalisation/mondialisation (normalisée) et celle de la mondialité (soupçonnée) déterminent le nouveau cadre, constitue en soi toute une programmatique : elle ouvre de nouvelles perspectives de travail, sur le plan de la réflexion comme de l’action. En guise de propédeutique à ce travail, nous entamons cette nouvelle série par la thématique : Migrations et globalisation, un incontournable aujourd’hui. Comment comprendre les dynamiques qui font lien entre ces deux dimensions ? On trouvera ici analyses et autres échos de leurs effets : sur les frontières,
sur des zones économiques, sur les personnes bloquées dans leurs trajectoires, sur des réseaux citoyens qui renouvellent leurs actions, sur des formes d’engagements des descendants d’immigrés, etc. Le paysage que ces contributions dessinent est d’une toute autre complexité que celui proposé par les discours sur la « crise des migrants ».

Au mot « crise », il est certes des vertus, à condition qu’on garde à l’esprit que ce mot désigne étymologiquement un moment de bilan, de questionnement et de décisions. Or, si crise il y a actuellement, c’est celle des bilans et décisions à la hauteur de la mondialité des circulations. Notre monde vit une sorte de schize entre ce qu’il est devenu, un système ouvert et conjonctif dont il faut repenser aussi bien la physique (tous les nœuds topologiques) que la métaphysique (les archives imaginaires), et ce que les atavismes et les intérêts capitalistiques voudraient continuer à en faire : des paysages disjonctifs, aux détriments toujours des mêmes, requalifiés dans cette époque de « subalternes », « sans parts », « clandestins », « vulnérables », etc.

Faits notables : en lien avec la mondialisation comme avec les migrations, on repense partout la notion de « frontière », dans ses fonctions comme dans ses transgressions. De même qu’émerge la notion de « crimmigration » qui interroge l’emprise grandissante du droit pénal sur les populations migrantes. Tandis que, sur le terrain social, culturel et scientifique, une multitude d’acteurs réinventent de nouvelles visions du monde et de nouveaux modes d’actions. Le monde bouge et redéfinit, nonobstant les résistances, ses nouvelles spatialités et temporalités. Ses nouvelles articulations, souvent encore interstitielles, nous invitent à nous interroger autrement, et peut-être aussi inversement : la crise dite des migrants par exemple ne révèle-t-elle pas plutôt une crise de nos logiques sédentaires ? De nos représentations mentales, économiques, écologiques, culturelles, citoyennes et politiques « territorialisées » ?
La « crise » que nous vivons n’est pas le fait des migrants, mais la résultante d’un système qui impose une déterritorialisation disjonctive, dont les migrants comme les sédentaires font partout les frais. Le décrochage social et culturel sévit partout et nécessite un vrai changement des modes de penser et de gérer les rapports dans le monde. Cela reviendrait en somme à se demander : « Quel monde désirons-nous ? », celui issu des mutations en cours et nécessitant de nouveaux équilibres et régulations, ou celui qui, tout en mutant, reproduit toujours ses dérives d’antan ?

Cette question, beaucoup d’acteurs des sociétés civiles se la posent aujourd’hui. Elle n’est pas tant le signe d’une « crise » que d’une nouvelle angoisse ou inquiétude, celle de l’homme renvoyé enfin à son humanité mondialisée réellement.

Dans le nouveau projet de la revue, il s’agit de contribuer à accompagner et à éclairer, autant que faire se peut, ce renvoi. De points de vue d’acteurs divers, à partir de pratiques diverses, et à travers les nombreuses réalités et interrogations intermédiaires qui le jalonnent. Cependant, aussi nouvelle peut paraître cette interrogation dans ses enjeux sociaux, politiques et culturels, elle ne fait que décliner, au niveau de la revue, une nouvelle modulation de celle qui l’a fait naître (en 1992) : Notre société avance-t-elle vers l’intégration ? Si, aujourd’hui, la collection d’Écarts d’identité fait archive du travail accompli dans ce sens, son nouveau projet profile celui qui reste à faire : notre société avance-t-elle vers sa propre intégration, dans ce que nous préférons appeler avec E. Glissant le « Tout-monde » ? C’est l’enjeu nous semble-t-il de la mutation en cours : dans son éthique, dans sa politique comme dans sa poétique ; éthique, politique et poétique du Divers que nous souhaitons ici continuer à explorer.

Abdellatif Chaouite

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Rolland Quadrini
Vit en Rhône-Alpes. Reporter-photographe, créateur de l’agence de presse
KR Images dont il assume la rédaction en chef de 1995 à 2011.
Son écriture photographique est avant tout une écriture journalistique.
Il témoigne, dans une approche sociale et politique, des changements de nos sociétés pour la presse nationale.

Siège :
ADATE,
5 place Sainte Claire,
38000 Grenoble

Siege de la rédaction :
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44, rue Saint Georges - 69005 Lyon
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Abdellatif Chaouite

Photographies
© Rolland Quadrini, 2016

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