N°127

Culture

Lampedusa : ce que nous disent les gouffres

Il ne serait pas exagéré de dire, en paraphrasant Édouard Glissant (Cohée du Lamentin) que les acteurs de la société civile, comme les poètes, lèvent, soulèvent avec eux le monde.
À leurs manières, plurielles, ils inventent dans les lieux du monde ce qui leur garde leurs capacités de l’habiter.
La capacité d’habiter n’est pas et ne se résume pas dans la possibilité de résider ou de se loger, mais de rencontrer, d’échanger et de penser ensemble le lieu, autrement dit de faire Relation. Ce qui revient à dire faire politique : une autre politique que celle qui « barricad[e] de l’intérieur le rapport de chacun à la terre », une politique donc de l’hospitalité et non de l’hostilité, une politique non atavique qui donne lieu à tout un et à toute une qui fréquentent son « territoire ».
Écarts d’identité inaugure une rubrique « Culture » dans sa nouvelle série.
Cette rubrique souhaiterait donner lieu justement aux initiatives des différents acteurs culturels qui contribuent à transformer les imaginaires de nos rapports les uns aux autres et aux lieux que ces uns et ces autres fréquentent. Son enjeu est de sortir de la saturation du sens « barricadé », lequel ne fait plus Relation mais essentialisme et consistance, dérives dont se nourrissent les différents discours et les différents actes de rejets des uns par les autres.

9 septembre 2005 - Lyon-Saint-Exupéry, des hommes, sans papiers, dans la cour centrale du centre de rétention administrative.
Rolland Quadrini

Patrick Chamoiseau

Toute horreur crée son gouffre
ainsi celle de la Traite à nègres qui fit de l’Atlantique
le plus grand oublié des cimetières du monde
(crânes et boulets relient les îles entre elles
et les amarrent aux tragédies du continent)
Le gouffre chante contre l’oubli,
en roulis des marées
en mots de sel pour Glissant pour Walcott et pour Kamau Brathwaite
(fascine des siècles dans l’infini de ce présent où tout reste possible)
Celui de l’Atlantique s’est éveillé
clameurs en méditerranée !
l’absurde des richesses solitaires
les guerres économiques
les tranchées du profit
les meutes et les sectes d’actionnaires
agences-sécurité et agences-frontières
radars et barbelés
et la folie des murs qui damnent ceux qu’ils protègent
chaussures neuves et crânes jeunes font exploser les vieilles concentrations !
les gouffres appellent le monde
les gouffres appellent au monde
l’assise ouverte
les vents qui donnent l’humain
l’humain qui va au vent
les aventures des peurs et des désirs
la seule richesse des expériences menées à la rencontre
les solidarités qui se construisent et qui construisent
les coopérations qui ouvrent et qui assemblent
et le suc et le sel de l’accueil qui ose
L’enfant a eu raison de mettre ses chaussures neuves
ce qu’il arpente au-delà de nos hontes
c’est le tranchant des gouffres génériques
qui signalent sous l’horreur
et qui fixent sans paupières
l’autre possible ouvert du meilleur de nous
en ombres en foudres en aubes
les gouffres enseignent longtemps
(toute douleur est apprendre et ce chant est connaître)
chant partagé d’une même planète.