N°127

Le dossier : Globalisation et migrations

Globalisation et engagements politiques de certains descendants d’immigrés

par Jacques BAROU

Au cours des dernières années, un certain nombre de descendants d’immigrés citoyens de pays occidentaux se sont engagés au profit de mouvements islamistes pour combattre sur les théâtres d’opération du monde arabe ou dans leurs propres pays de naissance par des attentats terroristes en lien avec la cause défendue par les groupes auxquels ils s’étaient affiliés. Il ne s’agit pas ici de traiter la question de la « radicalisation » de ces jeunes dont un certain nombre n’avait aucun lien avec le monde musulman et qui se sont engagés dans les factions islamistes combattant le régime syrien. Ce phénomène est particulièrement complexe et présente des aspects tout à fait inédits par rapport à ce que l’histoire a connu jusque là en termes d’engagements internationaux. Nous allons plutôt interroger les précédents en matière d’engagement pour une cause relevant d’un autre pays que le sien ainsi que des phénomènes actuels qui suscitent des engagements de ce type en dehors du monde musulman, comme par exemple dans le conflit entre Ukraine et Russie. Même si la lutte au nom des idéologies ne fait plus sens aujourd’hui, les théâtres d’affrontement créés par les luttes d’influence entre les grandes puissances mondiales ou régionales ravivent les antagonismes du passé et les blessures transmises par les générations antérieures. Les enjeux peuvent aussi rejoindre le choix d’un mode de vie ou les différentes conceptions de la liberté individuelle sans pensée politique de référence. Cela peut permettre d’analyser l’engagement dans un cadre plus global pour mieux saisir le sens dont il est porteur et les causes qui le motivent, que ce soit en termes d’intérêt idéologique, d’attrait pour l’engagement en lui-même ou en termes d’attachement au pays de ses ancêtres.

14 novembre 2015 - Modane, suite aux attentats de Paris, le contrôle aux frontières a été rétabli.
Rolland Quadrini

Des précédents de nature idéologique

L’engagement pour une cause extérieure à son pays de résidence et d’appartenance n’est pas un phénomène nouveau. La guerre civile espagnole qui a duré de 1936 à 1939 a suscité nombre d’engagements individuels de la part d’occidentaux prêts à épouser la cause des Républicains pour des raisons idéologiques allant de l’anarchisme le plus libertaire au communisme le plus stalinien mais partageant une même hostilité envers les régimes de type fasciste. L’épopée des « brigades internationales » illustrée entre autres par les œuvres de Malraux et d’Hemingway apparaît avec le recul de l’histoire comme une action parfaitement justifiée qui aurait pu renverser le cours des choses si elle avait bénéficié de plus d’appui de la part des puissances occidentales. L’engagement a été le fait de gens fortement politisés vivant alors dans un climat très tendu où les régimes dictatoriaux implantés en Allemagne et en Italie menaçaient les libertés fondamentales et faisaient craindre un basculement de la plupart des pays européens vers des états autoritaires. Ce type d’engagement international paraît assez unique dans l’histoire si on le compare à d’autres formes plus contemporaines de participation à des conflits internationaux. La stabilisation de l’Europe après la seconde guerre mondiale a favorisé la cohabitation dans un même continent de démocraties libérales à l’ouest, de régimes socialistes étatiques au centre et à l’est et de régimes fascistes au sud qui se sont effondrés tous seuls dans les années 1970 avant d’être suivis dans cette voie au début des années 1990 par les pays de l’ex-bloc soviétique. La décolonisation a suscité quelques engagements individuels au nom de la lutte pour l’émancipation des peuples comme celui de Frantz Fanon, citoyen français de la Martinique qui s’est engagé dans les rangs du FLN pendant la guerre d’Algérie. Même si Fanon en tant qu’originaire d’un département d’outre-mer ayant connu un traitement colonial dans un passé récent pouvait ressentir une empathie pour le combat du peuple algérien, son engagement repose sur des convictions essentiellement politiques et sur une appréciation rationnelle et éthique de la cause défendue. Ainsi, les militants français pro-indépendance parviendront à empêcher l’importation du terrorisme en métropole envisagée par le FLN, prévoyant les effets contre-productifs que cela aurait pu avoir.

Dérives meurtrières

Certains engagements internationaux ont vu par contre la dimension passionnelle prendre le pas sur la dimension rationnelle et aboutir à une dérive meurtrière discréditant finalement la cause défendue. L’histoire de l’ASALA, Armée Secrète Arménienne de Libération de l’Arménie, illustre les dérives qui se retrouveront par la suite dans d’autres formes d’engagements au profit d’autres causes. Fondée à Beyrouth en 1975 par de jeunes Arméniens résidant au Liban, cette organisation disparaîtra en 1984 après avoir commis 80 attentats et tué 48 personnes. Le contexte de violence de la guerre civile libanaise au sein de laquelle est né ce mouvement explique en partie l’attrait des militants de l’ASALA pour l’action violente. Lassés de voir les partis de la diaspora arménienne échouer dans leurs efforts de faire reconnaître le génocide perpétré au début du XXe siècle par le gouvernement turc ils vont entreprendre des actions terroristes contre les représentations turques à l’étranger mais s’en prendre aussi aux états et aux personnalités qui nient le génocide. A l’issue de la guerre civile libanaise près de 40000 Arméniens quittent le pays du cèdre et rejoignent au début des années 1980 les diasporas installées dans les pays occidentaux. Plusieurs attentats sont commis en Europe contre des intérêts turcs jusqu’à la capture par la police suisse de deux terroristes. Les objectifs du groupe changent alors de cible et ce sont les intérêts helvétiques qui sont menacés pour obtenir la libération des militants emprisonnés. Un attentat contre la compagnie Turkish Airlines à l’aéroport d’Orly tue 8 personnes parmi lesquelles plusieurs passants n’ayant rien à voir avec la question arménienne. Cette dérive meurtrière coupe l’ASALA de ses soutiens au sein de la diaspora et ses leaders seront éliminés suite à des conflits internes et probablement suite à une convergence d’intérêts entre les services secrets de plusieurs pays inquiets du caractère de plus en plus incontrôlable de l’organisation et les partis arméniens de la diaspora qui redoutaient les effets négatifs de l’action terroriste sur la perception de la cause arménienne par les opinions publiques.
Même si l’ASALA avait un discours révolutionnaire d’inspiration marxiste et des projets politiques quant à l’avenir des Arméniens, son action a avant tout séduit un certain nombre de jeunes occidentaux d’origine arménienne par l’exigence de justice réparatrice qu’elle portait vis-à-vis des générations antérieures victimes du génocide. Les engagements avaient une dimension plus affective que politique croisant les interrogations identitaires et la volonté de justice pour les ancêtres. Ces éléments se retrouvent chez ceux qui s’engageront dans les premières actions de terrorisme islamiste en France.

Les premières manifestations du terrorisme islamiste en France

Les premiers attentats aveugles, destinés à semer la terreur au sein des populations civiles, se produisent à Paris en septembre 1986. Il s’avère qu’ils ont été organisés par une cellule hébergée à l’ambassade d’Iran. On est alors en pleine guerre entre l’Iran et l’Irak. La France ayant pris fait et cause pour ce dernier État auquel elle fournit des armes, l’objectif du gouvernement iranien est de lui faire payer ce soutien. Si le motif de ces attentats est bien lié essentiellement à la politique étrangère, les commanditaires n’ont pas eu de mal à trouver des relais parmi les immigrés tunisiens et marocains gravitant autour de la mosquée Omar située rue Jean-Pierre Timbaud dans le 11e arrondissement de Paris [1].
Au cours des années 1990, les convergences entre une situation internationale tendue et des problèmes internes à la société française vont encore contribuer à mettre en avant la question de l’islam en France à travers le prisme de la violence. Ces années sont marquées au plan international par la guerre civile qui sévit en Algérie et l’éclatement de la Yougoslavie avec des massacres subis, entre autres, par les populations civiles musulmanes de Bosnie et du Kosovo. Cela déclenche l’engagement de quelques jeunes vivant assez mal leur condition sociale en France et qui sont idéalement manipulables par les réseaux djihadistes qui combattent l’État algérien ou parfois se combattent entre eux en exportant leurs querelles en France. Une deuxième vague d’attentats se produit à Paris entre le 11 juillet et le 17 octobre 1995 avec à la clé dix morts et plus d’une centaine de blessés. Cette fois-ci, on constate la participation d’un certain nombre de jeunes élevés en France dont Khaled Kelkal, issu d’une famille ouvrière de la banlieue lyonnaise et qui s’est radicalisé en prison au contact de membres du Groupe islamique armé (GIA). Dans l’entretien qu’il donne au sociologue Dietmar Loch, il exprime sa quête identitaire et son malaise de se sentir ni Français ni Algérien, ce qui l’amène à s’engager comme musulman dans une cause qui lui semble être celle de l’islam global [2]. Son itinéraire préfigure ce que seront ceux des frères Kouachi, d’Hamédy Coulibali ou d’autres djihadistes qui s’illustreront tragiquement lors des attentats de 2015 et 2016.

Le retour de l’internationalisme

Les profils de ces personnes sont souvent très différents et on trouve parmi eux des gens qui n’ont aucun lien avec l’islam comme les chefs du gang de Roubaix, Christophe Caze et Lionel Dumont issus de familles ouvrières catholiques du nord de la France qui ont commis plusieurs attentats en 1996. Leur engagement a au départ une dimension humanitaire. Ils ont participé l’un et l’autre à des actions humanitaires dans la corne de l’Afrique puis en Bosnie où, au contact de djihadistes venus de divers pays musulmans, ils épousent non plus la cause des Bosniaques luttant contre les Serbes mais la cause de l’islamisation des sociétés européennes. Dans leur cas, c’est la recherche d’une nouvelle idéologie « internationaliste » qui finit par motiver un engagement fondé au départ sur des valeurs humanitaires. La disparition du marxisme en tant qu’idéologie susceptible d’instaurer une forme de justice dans le monde en dépassant les frontières des états nations a laissé le champ libre à un islamisme œuvrant tout à la fois pour l’unité de la oumma à travers la restauration du khalifat, l’épuration de l’islam et la destruction de la culture occidentale accusée de tous les maux. Devenus « braqueurs » de banques pour financer la cause du djihadisme international, les membres du gang de Roubaix seront finalement neutralisés. Christophe Case sera tué par la police belge lors d’une fusillade le 29 mars 1996 et Lionel Dumont arrêté en 2003 en Bosnie après plusieurs années de cavale à travers le monde où il a pu se dissimuler au sein de réseaux islamistes.
Quels sont les ressorts de l’engagement de ces deux personnes pour une cause qui a priori ne semble pas la leur ? C’est moins l’empathie pour les victimes des conflits en ex-Yougoslavie que l’attrait pour une idéologie dont la dimension internationaliste fait la séduction. A l’heure de la globalisation, le sentiment de partager une cause transcendant les frontières avec des gens vivant dans des cultures et des contextes sociaux différents est sans doute ce qui constitue le principal facteur de motivation à l’engagement. S’il n’y a pas de recherche identitaire ou de volonté réparatrice vis-à-vis des ancêtres il y a une recherche de sens et également une recherche de valorisation de sa personne à travers l’exaltation que peut procurer l’engagement en lui-même indépendamment de ses finalités. C’est cette absence de recul critique par rapport aux finalités recherchées et les moyens qui peuvent les justifier qui inquiète le plus dans ce nouveau type d’engagement international. Il y a par rapport aux précédents historiques une absence d’éthique qui est sans doute due au caractère irrationnel de la cause. Les fins recherchées sont celles de Dieu et ne font plus appel à la raison humaine et aux limites qu’elle est seule capable d’introduire dans l’exercice de la violence politique.

[1Bernrad Godard et Sylvie Taussig, op cit.

[2Entretien publié dans Le Monde, 7 novembre 1999