
La frontière gréco-turque et la crise migratoire font aujourd’hui l’actualité. Nous essayerons de montrer dans cet article la profondeur historique des liens qui unissent frontière et migration dans cet espace périphérique européen.
C’est l’instauration de cette frontière, dans le cadre de l’échange de population de 1923, qui avait déjà provoqué une vague migratoire sans précédent entre la Grèce et la Turquie. Cet échange avait constitué un véritable exemple « d’ingénierie démographique(1) » qui avait alors engendré l’exode croisé de plus de deux millions de personnes. La frontière avait alors constitué le lieu de partage de ces populations mais aussi un espace clé de l’organisation de leur migration forcée. Ironie de l’histoire, plus de 90 ans plus tard, la frontière gréco-turque est à nouveau le théâtre de migrations de masse entre l’Europe et la Turquie. Migrations non pas forcées mais clandestines cette fois, où les réfugiés n’ont pas été artificiellement créés par le choix de critères démographiques, mais dont le flux a largement été induit par la misère économique et les guerres. L’accord du 18 mars entre la Turquie et l’UE pour essayer d’endiguer leur arrivée en Europe organise un nouveau mode de gestion des populations migrantes qui s’apparente sous bien des aspects à une forme d’ingénierie démographique où la Grèce et la Turquie et la frontière gréco-turque sont à nouveau mises à contribution dans la mise en œuvre logistique du déplacement et de la relocalisation de ces nouveaux réfugiés. À travers le parallèle entre ces deux épisodes migratoires à la frontière gréco-turque, nous essayerons de dégager différentes pistes de réflexion. Tout d’abord, quels liens peut-on établir entre frontière, migration et nationalisme ? Comment la frontière est-elle productrice de réfugiés et les réfugiés producteurs de frontières ? En quoi le vécu migratoire de ces populations et la gestion de ces flux de populations par les autorités, ont, malgré le décalage temporel, de fortes similitudes ?
D’hier à aujourd’hui : des migrations massives de populations à la frontière gréco-turque
À l’issue de la guerre gréco-turque de 1919-1922, dans le but d’apporter une réponse aux réfugiés de guerre partis en Grèce d’Anatolie, d’éviter certaines représailles contre les minorités après-guerre, mais surtout d’homogénéiser religieusement et culturellement les deux nouveaux états-nations nés de cette guerre, une convention a été signée en 1923 entre la Grèce et la Turquie sous l’égide de la SDN (Société des Nations). Selon cette convention d’échange des populations, l’ensemble des populations grecques-orthodoxes d’Anatolie
(à l’exception de celles vivant à Istanbul et dans les îles d’Imbros et Ténédos) et l’ensemble des populations musulmanes de Grèce (à l’exception de celles résidant en Thrace) devaient être « échangées ». En tout, cet échange sur critères religieux a concerné 1200000 grec-orthodoxes d’Anatolie et 800000 musulmans de Grèce. L’Echange offre un des premiers exemples d’ingénierie démographique avant les grands déplacements de populations de la Seconde Guerre mondiale. Les réfugiés ont été sélectionnés selon des critères précis, « triés » et envoyés dans des centres de transit afin de les relocaliser dans leur nouveau pays d’implantation. Les voies ferroviaires et maritimes ont été mises à contribution pour organiser le transfert de ces populations. Cet exil forcé était considéré par les autorités comme un « rapatriement » de ces populations qui, pourtant, pour la majorité d’entre elles, n’avaient jamais vécu dans leur nouveau pays d’accueil et qui parfois n’en parlaient même pas la langue.
La frontière gréco-turque, longtemps restée par la suite un espace quasi hermétique en raison des relations tendues entre les deux pays, se trouve aujourd’hui constituer un des principaux passages de la route de la Méditerranée orientale, voie très prisée par les migrants illégaux pour se rendre en Europe. Face à l’accroissement du nombre de migrants clandestins à Athènes (où vivraient aujourd’hui 300000 d’entre eux) et dans les grandes villes du pays, et ce malgré la présence du dispositif de contrôle des frontières européen Frontex, le gouvernement grec a fini par concrétiser un projet de construction de mur le long des 12,5 km de frontière avec la Turquie. Mais cette initiative a surtout eu pour conséquence, non pas de tarir, mais de rendre le passage des migrants beaucoup plus dangereux que par le passé, ces derniers préférant alors emprunter la voie maritime, beaucoup plus meurtrière que la voie terrestre. Face aux drames humains qui se multipliaient en Egée et Méditerranée, Angela Merkel a alors décidé d’ouvrir « la route des Balkans » sous forme de corridor humanitaire jusqu’en Allemagne pour accueillir une partie des réfugiés syriens alors candidats à l’exil en Europe. Mais, rapidement, les frontières des différents pays traversés par cette route ont commencé à se fermer. Les migrants se sont alors retrouvés à nouveau « piégés » en Grèce, pays qui, plongé dans une crise économique sans précédent et peu armé pour faire face à cette situation d’urgence humanitaire, a demandé l’aide de l’UE. Le 18 mars 2016, un accord censé apporter une solution « satisfaisante et responsable » à ce problème a été conclu avec la Turquie. Il a été décidé que la Turquie recevrait une aide financière, des garanties pour la libéralisation des visas de ses ressortissants en Europe et une réouverture des négociations pour son adhésion à l’UE si elle collaborait avec la Grèce pour endiguer le flot des réfugiés et acceptait le principe d’accords de réadmission des réfugiés non éligibles au droit d’asile en Europe.

Divergences et points communs
entre ces deux événements centraux de l’histoire migratoire de la région
« Le voyage a constitué un véritable calvaire : les gens étaient entassés sur le bateau, on ne savait pas si on allait arriver vivants ou non. Les enfants, les vieillards et les femmes enceintes ont particulièrement souffert, plusieurs personnes sont tombées malades, on manquait d’eau et de nourriture. Il y a des bébés qui sont morts, et leurs mères ont dû les jeter à la mer… Les gens priaient pour que cela se termine, ils ne savaient pas où ils allaient arriver […]. Je remercie Dieu, nous sommes bien arrivés et en vie aujourd’hui [1] ».
Ce récit est celui du voyage par bateau de la ville de Mersin à celle de Thessalonique effectué par la communauté grecque-orthodoxe originaire de la ville de Gelveri en Cappadoce partie s’installer près de la ville de Kavala, en Macédoine grecque, dans le cadre de l’Echange. Lorsque l’on sait que 3771 migrants ont péri en mer en 2015, il pourrait tout aussi bien être celui de migrants embarqués dans une barque de fortune aux mains de passeurs peu scrupuleux. Il semble que les migrations de masse s’accompagnent, aujourd’hui encore plus qu’hier, de conditions de navigation désastreuses pour les réfugiés. Mais la similitude ne s’arrête pas ici. Si aujourd’hui 300000 migrants tentent de survivre tant bien que mal dans la capitale grecque, selon le recensement officiel grec de 1928, environ 230 565 personnes (25% des réfugiés grecs) avaient au moment de l’Echange afflué vers Athènes, qui avait vu sa population doubler en moins d’un an [2]. La ville d’Athènes avait alors dû réquisitionner de manière totalement désorganisée les jardins, théâtres et même la cour du Parlement pour accueillir les réfugiés. Les chansons de rébétiko [3] évoquent bien le quotidien des réfugiés dans les bidonvilles d’Athènes et de Thessalonique : drogue, prostitution, pauvreté, harcèlement policier et rejet par les populations locales de ces réfugiés jugés trop familiers avec la culture turque. Serait-ce le partage de ce vécu commun de l’exil qui explique que les habitants des îles grecques aient été récompensés par le prix Nobel de la paix de 2016 pour leur solidarité envers les migrants ?
Si les deux situations migratoires se font écho sur de nombreux points, des différences majeures les séparent néanmoins. Au-delà du décalage temporel, les migrants, dans un cas, sont considérés comme des nationaux des deux pays signataires de l’accord alors que dans l’autre ils représentent des migrants de pays tiers. C’est la production de frontières d’après-guerre qui a créé le flot de réfugiés dans le premier cas alors que dans l’autre, c’est le flot massif de réfugiés clandestins qui a provoqué la réapparition de frontières. Alors que l’on pensait la frontière dans l’Union européenne être un objet obsolète voué progressivement à disparaître, la crise migratoire a provoqué la résurgence de frontières et de murs de barbelés « anti-migrants » en chaîne.
La gestion de la crise migratoire actuelle : deux exemples « d’ingénierie démographique » à la périphérie de l’Europe ?
L’accord UE-Turquie semble, sous bien des aspects, davantage s’apparenter aux méthodes d’ingénierie démographique développées lors de l’Echange qu’à une application stricte du droit d’asile tel que défini par la Convention de Genève. Parallèle troublant, on retrouve des centres de regroupement pour migrants dans les mêmes villes de Grèce et de Turquie aujourd’hui que pendant l’Echange : les villes de Mersin (en raison de sa proximité avec la Syrie), Edirne, Dikili, Çesme, Istanbul – pour ne citer que les plus importantes en Turquie – et Athènes, Thessalonique, Alexandropouli, Lesbos, Chios pour la Grèce. C’est toute une ingénierie de contrôle, de fichage, de gestion, de rétention, d’expulsion et de relocalisation des migrants avec un personnel, des institutions, des moyens de transport pour le transfert de ces migrants, qui se sont progressivement mis en place dans ces villes à la frontière gréco-turque. Les migrants vont également, en fonction de la nature de leur migration, être « triés » (comme les Echangés l’étaient en raison de leur appartenance religieuse) pour savoir qui pourra obtenir l’asile en Europe ou non. En effet, l’accord prévoit de renvoyer en Turquie les nouveaux migrants irréguliers qui ont traversé la Turquie vers les îles grecques depuis le 20 mars 2016, et que, pour chaque Syrien renvoyé vers la Turquie au départ des îles grecques, un autre soit réinstallé de la Turquie vers l’Union européenne, dans la limite de 72000 personnes.
Lors de l’Echange, une Commission mixte avait été créée et affectée à relocaliser les populations selon certains critères sociodémographiques pour garantir aux réfugiés de bénéficier de certaines compensations financières. Ce travail avait vite été rendu très difficile par la masse de travail que cela représentait. Le plan de relocalisation pour migrants par quotas dans les différents pays de l’Union européenne va dans le sens d’une volonté de « répartition équitable de la gestion de cette crise migratoire » au sein des différents pays de l’Union faisant entrer des critères démographiques mais aussi socio-économiques dans la relocalisation des migrants qui font, sous certains aspects, penser au travail fait par cette Commission au moment de l’Echange. De même, la logique d’échange et de réciprocité n’est pas absente de l’accord actuel : le principe de libéralisation des visas pour les citoyens turcs en échange d’une réadmission des migrants clandestins « non voulus » ne procède-t-il pas de cette dernière ?
Conclusion
À travers la comparaison entre ces deux évènements, on voit bien comment migration, nationalisme et frontière sont des concepts étroitement liés. Elle soulève également la question de l’actualité de l’Echange dans un contexte de crise migratoire, de volonté de fermeture des frontières et d’exacerbation des sentiments nationalistes nourris par la crainte de menaces terroristes. L’idée de lier migrations et appartenance religieuse, comme cela a été le cas pendant l’Echange, ne semble pas si obsolète si l’on pense par exemple au développement inquiétant de mouvements d’extrême droite ouvertement islamophobes et opposées à la venue de réfugiés « musulmans » comme celui de Pegida en Allemagne, aux propos du polémiste Eric Zemmour relayés dans les médias, parlant des musulmans de France comme « d’un peuple dans le peuple » qu’il faudrait « déporter » ou encore de la proposition du candidat à l’élection présidentielle américaine de refuser la venue « aux musulmans » aux Etats-Unis s’il est élu ? Que penser également du choix du Premier ministre canadien de n’avoir octroyé en majorité le statut de réfugié qu’aux candidats syriens d’obédience chrétienne ? Ensuite, on peut se demander si l’accord UE-Turquie, qui se veut être, comme l’Echange, un accord « donnant-donnant », ne fait pas en fait des réfugiés une sorte de « monnaie d’échange » utilisable géostratégiquement par les pays « sous-traitant » cette gestion de la crise migratoire ? L’accord a ainsi fait des migrants – bien malgré eux et à leur détriment – un formidable moyen de pression de la Turquie sur l’UE et une carte blanche donnée au gouvernement turc pour s’imposer dans la région au mépris de certains critères démocratiques.