N°127

Le dossier : Globalisation et migrations

Externalisation et migration

par Amandine LE BARBIER

Depuis le début de l’année 2016, plus de 300 000 migrants ont effectué la traversée méditerranéenne. La probabilité de décès s’y élève à une personne sur 81. Et d’Afrique du Nord vers l’Italie plus précisément, elle remonte à une personne sur 23(1). A chaque naufrage, les sphères politique et médiatique s’émeuvent tour à tour de cet enfer migratoire et laissent croire à la construction d’alternatives sûres et concrètes de protection internationale. Cependant, l’Union européenne, sommée de réagir, choisit de pointer du doigt les conflits politiques extra-européens, le terrorisme et les passeurs comme principaux responsables de ces drames, sans jamais remettre en cause la légitimité des migrants à vouloir rejoindre l’Europe. Ce point peut laisser perplexe au vu de l’acharnement que subissent les migrants ayant déjà franchi les frontières européennes. Prenons pour exemples la tristement célèbre ville de Calais où les arrestations par la police sont monnaie courante depuis 1994, la montée du nationalisme en Europe vivement inspirée par des tendances xénophobes, les situations désastreuses sur les îles grecques et italiennes ou encore la sortie de la Grande Bretagne de l’Union européenne, très fortement influencée par l’hostilité de sa population envers les migrants.
Beaucoup de ces migrants ont certainement suivi des voies aussi dangereuses que celles dans lesquelles ont péri des milliers d’individus. Cependant, une fois la frontière franchie, ils perdent leur statut de victime, devenant des clandestins illégitimes et illégaux sur le territoire européen.
Quelles sont donc les réelles volontés d’une Europe qui en 2003, reconnaissait que l’immigration serait de plus en plus nécessaire dans les années à venir pour répondre aux besoins du marché du travail européen ?

Harmoniser la gestion des frontières

Depuis les années 1980, le mot d’ordre est l’harmonisation de la gestion des frontières par une suppression graduelle des contrôles aux frontières intérieures de la zone et par une surveillance plus efficace aux frontières extérieures. C’est à partir de cette période que les politiques en la matière se font de plus en plus sécuritaires. L’accent est mis sur la coopération policière, sur la rigidité des contrôles aux frontières extérieures mais aussi sur le déplacement de ces dernières par le biais de la politique d’externalisation de l’asile. Cette dernière représente la consécration de l’ambition européenne : une Europe unie et associée sur un projet commun. Initialement proposée par Tony Blair en 2003, cette politique vise une réduction drastique du nombre de demandeurs d’asile avec la création de zones de refuge propres à un nouveau système d’asile global qui comprendrait des pays hors Europe, stratégiques dans les questions de transit tels que la Russie, la Turquie, l’Iran, le Maroc ou le nord de la Somalie pour ne citer qu’eux. Ces zones agiraient comme des barrières concrètes, physiques, pour bloquer le passage au cœur de l’Union Européenne.
Le projet se formalise en novembre 2004 au travers du programme de la Haye. Au cœur de ce dernier figurent quatre points qui représentent à eux tous la définition du projet d’externalisation : la lutte contre le terrorisme, la définition d’une approche équilibrée concernant la migration, la gestion intégrée des frontières extérieures de l’Union et l’accent mis sur la sécurisation et la protection des frontières externes, à travers notamment la création d’une agence de protection qui n’est autre que l’agence Frontex, ultime consécration d’années de débats sur la volonté de sécuriser l’espace Europe. Après de nombreuses années à tenter de trouver un compromis et la difficulté pour les États membres à s’accorder sur une solution, l’Union Européenne semble avoir trouvé à travers l’externalisation une issue à la crise migratoire.
Initialement réservée aux entreprises, le lien entre cette pratique et les politiques de l’Union Européenne peut être difficile à percevoir. La libéralisation de l’économie encourage fortement le recours à l’externalisation mais la gestion de la politique d’immigration est-elle semblable à la gestion de services ou de capitaux ?
Dessinée autour de quatre tendances que sont la délocalisation, la sous-traitance, la privatisation et la déresponsabilisation, l’externalisation implique le déplacement de l’accueil, de l’hébergement et du traitement des demandes d’asile à proximité des frontières de l’Union Européenne ou dans des pays dont les demandeurs sont originaires ou par lesquels ils transitent. Sous couvert d’une meilleure efficacité et d’une meilleure protection des demandeurs d’asile, l’Union Européenne entend limiter les flux de migrants à franchir ses frontières. Ainsi elle pourra distinguer à distance les vrais demandeurs d’asile des faux (ou « migrants économiques »), considérés comme faiseurs de trouble pour la cohésion nationale et menaçants pour les « véritables » réfugiés.
Au vu des problématiques que pose la question de la gestion des migrants aux points de vue national et communautaire, l’externalisation de l’asile peut-être comprise comme un moyen pour les États membres de s’affranchir de leurs responsabilités d’accueil et de protection des demandeurs d’asile. Bien que l’Union européenne soit soumise à une législation stricte en matière de protection des droits de l’homme, c’est une mesure controversée qui fait craindre une entrave au droit à la liberté et la sûreté des demandeurs et contre laquelle de nombreux réseaux militants et scientifiques se sont insurgés.

Vers une recrudescence des camps d’enfermement

Malgré la mise en place du cadre juridique de la Convention européenne des droits de l’homme, des camps et des centres d’enfermement des étrangers existent déjà au cœur de l’Europe. Qu’ils soient prisons, zones d’attente, Centres de Rétention Administrative ou lieux informels, tous privent de liberté au sens large les individus qui s’y trouvent. Et au travers de chacun d’entre eux, règne toujours un point commun : des conditions de détention lamentables (surpopulation, traitements « inhumains voire dégradants » infligés aux détenus, abandon médico-social, expulsions avant l’intervention de leurs droits). Les craintes des différents organismes humanitaires quant à l’enfermement des étrangers dans les Zones de Protection Régionales sont donc recevables. Si des abus aussi importants sont effectués sur les territoires nationaux et européen, qu’en sera t-il dans des territoires extérieurs avec une visibilité moindre ?
La Libye, pour ne citer qu’elle, a été reconnue responsable en 2013 de mauvais traitements à l’égard des migrants et réfugiés. Cet exemple est intéressant puisque ce pays n’est pas signataire de la Convention de Genève. Ainsi, les réfugiés ne sont pas reconnus et ne peuvent bénéficier de leurs droits. Cela ouvre la porte à toute sorte de maltraitance que ni l’Union Européenne ni le Haut-Commissariat aux Réfugiés ne se décident à contrer, si ce n’est la proposition de ce dernier d’offrir une « gestion humanitaire » des centres de détention. Le HCR occupe un rôle ambigu dans cette politique. En effet, il n’exerce aucune fonction institutionnelle et n’entretient que peu de contacts avec les gouvernements européens ou locaux. Il semblerait donc que sa présence redore le blason d’une politique controversée mais il n’agit en réalité pas dans une optique de développement humanitaire.
L’Union Européenne monnaye la contribution des pays du sud et de l’est au partenariat dans la lutte contre la criminalité organisée – terme qui regroupe aussi bien le terrorisme, les réseaux de traite d’êtres humains, les trafics en tous genres et l’immigration illégale. Bien que les demandeurs d’asile n’appartiennent à aucune de ces catégories, ils pâtissent tout de même du combat mené contre les criminels puisqu’ils sont considérés comme tels.

Le droit d’asile, une protection bradée

Les pays ciblés pour agir en tant que « zone tampon » n’ayant ni la capacité logistique ni la volonté politique d’intégrer des réfugiés, leurs seules motivations semblent être politiques ou financières (promesse d’une éventuelle entrée dans l’Union Européenne ou compensations financières). Le Maroc par exemple, a longtemps refusé de collaborer avec l’Union Européenne car aucune augmentation de l’aide au développement n’était envisagée. Désormais, cette augmentation de l’aide au développement est rendue possible par la signature d’accords de réadmission en guise de partage de responsabilité. Dans ce cadre, la protection des réfugiés est reléguée au second plan.
L’accueil des demandeurs d’asile apparaît comme une contrainte pour les gouvernements tiers mais aussi pour leurs citoyens. Le blocage aux frontières des migrants entraîne la création de camps qui eux-mêmes entraînent un train de vie précaire et une stigmatisation des nouveaux arrivants. Cette dernière a pour conséquence d’augmenter les logiques xénophobes et ainsi les violences faites aux étrangers puisqu’il a été prouvé que de nombreux citoyens marocains avaient collaboré avec les forces de l’ordre dans l’arrestation des migrants.
De plus, malgré la volonté européenne de statuer à distance, les tentatives de franchissement des frontières espagnoles par le biais des enclaves de Ceuta et Melilla persistent. La majorité des subsahariens à transiter par le Maroc n’ont aucune intention d’y rester. Les tentatives de passage se sont soldées en 2005 par la mort de 13 immigrés ainsi qu’une importante vague de répression visant à réduire les flux de migration clandestine. Une campagne de rafles et de déplacements forcés vers la frontière algérienne a notamment eu lieu sur tout le territoire marocain(2). Pour mener ces déplacements, ont participé la police, des auxiliaires de sécurité, la gendarmerie et des agents du ministère de l’Intérieur. Les individus en situation irrégulière ne sont pas les seules concernés puisque ont également été déplacés les personnes en situation régulière, les demandeurs d’asile et les réfugiés du HCR. L’hostilité des forces de l’ordre dépasse alors la simple question du statut administratif. Au-delà d’un manquement évident à l’article 3 de la CEDH sur l’interdiction de torture et les traitements inhumains ou dégradants, cet acte ne respecte pas non plus l’article 5 relatif à la liberté et à la sûreté. Les personnes arrêtées ont été semées le long de la frontière marocco-algérienne puis menacées à coups de fusils. Non seulement, leur liberté est compromise puisque même si elles ne sont pas enfermées dans un lieu clos, leur degré d’intégrité physique est mis à mal mais leur sûreté également puisqu’elles sont menacées, malgré la protection que leur a accordée le HCR. Les associations humanitaires locales ne peuvent quant à elles suffire à combler les besoins de ces populations démunies.
La présence du HCR n’a donc aucun rôle à jouer dans la protection des exilés. Dans ce contexte, la demande d’asile et l’accès au statut de réfugié perdent leur valeur originelle et deviennent un subterfuge. Face à ce drame, la presse internationale est muette. La persécution devient monnaie courante et l’idée de base d’une protection plus rapide et efficace est totalement désuète. Les craintes exprimées par les organismes humanitaires se confirment : le Maroc devient un « pays-camp ». L’Union Européenne a reculé ses frontières et mis en place des systèmes de dissuasion pour éviter les flux de faux migrants. Toutefois, le Maroc s’en inspire et agit de la même manière. Devant cet état de fait, le droit d’asile n’est plus. Si cette logique continue, le droit de « quitter tout pays y compris le sien » proclamé par la Convention de Genève n’existera plus. L’exemple marocain est significatif des limites de l’externalisation de l’asile. Les arguments avancés par l’Union Européenne pour une protection plus effective des réfugiés s’effacent pour laisser place à des logiques uniquement répressives et sécuritaires.

L’externalisation : nouveau garant des souverainetés nationales

Il semblerait donc que la mise en place d’une politique commune à l’échelle européenne représente pour les États membres la possibilité de protéger leurs propres intérêts. La proposition britannique intervient comme la solution idéale pour se décharger de ses responsabilités en matière d’accueil. Le HCR qui était censé être un acteur à part entière de la coopération peine à trouver une place claire. Sa collaboration à une opération aussi controversée lui vaut les courroux d’organismes humanitaires ou de réseaux de protection du droit d’asile mais dans le même temps, sa marge d’action demeure extrêmement limitée.
Finalement, la protection des demandeurs d’asile et réfugiés est aussi reléguée par des intérêts individualistes : décharge de responsabilité d’accueil pour les États-membres, augmentations de l’aide au développement, développement des systèmes de contrôle frontaliers, accords commerciaux, rêve européen pour les États d’accueil. Nous noterons seulement qu’en dépit de la couverture de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, la liberté et la sûreté des demandeurs d’asile et réfugiés ne sont pas garantis. Le manque de visibilité et l’hétérogénéité des systèmes politiques des pays tiers conduisent à une absence de contrôle effectif des réelles conditions de vie des migrants dans ces zones dites « de protection » – qui n’ont, pour la plupart, que le nom. Tony Blair évoquait deux priorités tournées autour des bons traitements affligés aux demandeurs d’asile et la facilité pour eux à accéder à leurs droits. Les exemples marocain et libyen prouvent qu’il n’en est rien.
Peut-on donc comparer l’Union Européenne à une entreprise ? En tout cas, nous pouvons réellement parler de marché de l’immigration. Si on considère que la gestion de l’accueil est une activité jugée non-essentielle et non-stratégique, cela signifie bien que la place accordée à la protection des droits de l’Homme dans les politiques d’asile et d’immigration d’une manière plus générale est secondaire.
Finalement, le déferlement d’émotions qui suit chaque naufrage n’est ni nouveau ni spécial. On ne retient de ces drames que la responsabilité des passeurs qui n’hésitent pas à engager la vie de milliers d’êtres humains dans ces périples. Cependant, on n’interroge que trop rarement la responsabilité de l’Union Européenne. L’avènement de dispositifs toujours plus sécuritaires force les migrants à emprunter des chemins toujours plus périlleux. Non seulement l’Union européenne crée des voies parallèles et dangereuses en renforçant ses frontières mais elle affirme aussi son autorité en dessinant elle-même les chemins de l’exil. L’externalisation de l’asile n’est qu’une politique supplémentaire qui ne remplit pas ses engagements. L’Union Européenne semble une fois de plus démunie face à ses obligations d’accueil des réfugiés et s’engage à nouveau dans un cycle de recyclage de politiques, qui ont d’ores et déjà prouvé qu’elles n’étaient pas viables.