N°132

Accueillir chez-soi : Entre discrétion et publicisation Une ethnographie de l’accueil des exilés dans la vallée de la Roya

par Hélène MAZIN

Située dans les Alpes-Maritimes, aux portes de la frontière franco-italienne, la vallée de la Roya fait régulièrement parler d’elle. En effet, un groupe de riverains a souhaité clairement exprimer son soutien envers les personnes migrantes qui traversent la frontière en empruntant les chemins de la vallée. Ainsi, dans ces villages des riverains hébergent, nourrissent et transportent des personnes en exil en vue de les aider à continuer leur parcours migratoire en Europe.
Depuis 2015, passent sur ces routes des exilés principalement originaires d’Erythrée et du Soudan, fuyant des situations de conflit, de dictature et de pauvreté. Les riverains croisent sur le bord des routes montagneuses et des voies de chemin de fer, des étrangers épuisés et désorientés. Spontanément, certains d’entre eux ont porté assistance à ces exilés en les invitant à venir se reposer quelques temps chez-eux. Ces actes sont surveillés de près par les autorités dans un contexte où la frontière franco-italienne est devenue un point névralgique de la lutte contre l’immigration.
En effet depuis novembre 2015, les contrôles à la frontière entre la France et l’Italie ont été rétablis en raison de l’instauration de l’état d’urgence. Les autorités françaises ont justifié cette demande en invoquant un lien étroit entre les routes migratoires et le passage de terroristes. Au vu de sa position géographique la vallée de la Roya est alors devenue une voie de passage privilégiée pour de nombreuses personnes en exil pour tenter de passer discrètement la frontière. En effet, malgré une forte présence policière, les sentiers de montagne offrent une infinité de possibilité de contournement, parfois au péril de la vie des exilés.
Ce sujet a fait l’objet d’une forte médiatisation car un groupe de riverains, rassemblé autour des associations Roya Citoyenne et Défends ta Citoyenneté ont décidé de dénoncer publiquement une atteinte aux droits des personnes migrantes et aussi, parce que plusieurs d’entre eux ont été condamnés pour « aide à l’entrée, au séjour et à la circulation de personnes en situation irrégulière » ; ce qui a été thématisé sous le terme de « délit de solidarité ».

 Place Gabriel Péri : boutiques de mariage et CLIP. (13 mars 2014).
Yves Neyrolles

Notre problématique porte sur la configuration du territoire de la Roya, comme lieu d’émergence d’un problème public relatif à l’accueil des personnes migrantes. A partir d’une perspective pragmatiste attentive aux opérations de dénonciation et aux régimes d’engagement des acteurs, nous chercherons à voir comment se déploient des solidarités et comment se fabriquent des collectifs à caractère militant sur le territoire. L’originalité de ce terrain porte sur le fait qu’il se donne à voir une tension particulière dans la construction du problème public. En effet, les pratiques des acteurs, tant du côté des exilés que des riverains, sont marquées par l’illégalité et la clandestinité mais dans le même temps, les collectifs cherchent à visibiliser la situation en vue de la dénoncer. Cette tension nous invite alors à renouveler la question de l’engagement et de l’hospitalité à partir de ces situations prises entre des enjeux de discrétion et de publicisation.

Dans le cadre de cet article, nous souhaitons développer un axe de la recherche qui s’intitule « Accueillir chez-soi ». Au cours des séjours dans la vallée de la Roya, il nous a semblé que quelque chose d’inédit se présentait sur ce terrain car l’accueil des personnes migrantes se fait en dehors de toutes institutions publiques. Il se réalise au domicile des habitants de la vallée, dans leur sphère privée et domestique. Ici, les riverains s’engagent avec les exilés par rapprochement en accueillant « chez-soi ». Nous avançons l’idée que cet engagement par l’accueil donne forme au problème public et confronte les personnes à une série d’épreuves. Il se dessine alors une expérience de solidarité singulière, qui se noue dans des relations de coprésence et de cohabitation. Il conviendra alors de s’interroger au cours de cet article en quoi cette expérience subjective de l’accueil est-elle publique et politique, et que vient-elle nous dire sur les formes de solidarisation avec les exilés qui s’expriment dans l’espace public ?
Nous interrogerons dans un premier temps l’accueil et la prise en charge des exilés dans la vallée de la Roya à partir d’un enjeu de protection et de mise à l’abri. Dans un second temps, nous verrons comment se mettent au travail des activités de dénonciation qui visent à revendiquer publiquement un droit au séjour des exilés. Enfin, nous verrons comment s’opère cette articulation entre l’expérience de l’accueil au domicile et la dénonciation publique d’une situation problématique.

Mettre à l’abri : Prendre soin et protéger du regard d’autrui

Repéré par leur couleur de peau, leurs vêtements inadaptés à la marche en montagne et par un air perdu et fatigué, les exilés qui franchissent la frontière en passant par la vallée de la Roya ne ressemblent pas à des randonneurs habituels. Ils portent sur eux le stigma d’être migrant et font alors l’objet d’une attention particulière, que ce soit par les forces de l’ordre ou par les riverains.
L’état de fragilité dans lequel se trouvent les personnes, dû à l’épreuve de la traversée et aux privations subies au cours de leur mouvement migratoire, interpelle et inquiète certains riverains. De plus, l’environnement, c’est-à-dire un territoire montagneux, accentue le caractère dangereux de la traversée, et dans le même temps renforce un principe de sauvetage des personnes. Certains riverains ont parfois fait le choix d’appeler les pompiers pour leur demander de venir au secours de ces personnes, mais systématiquement ce sont les gendarmes qui se sont déplacés afin de les conduire au poste de la Police Aux Frontières (PAF) de Menton et de les détenir jusqu’à leur renvoi en Italie. Face au mépris et au rejet affiché à l’encontre des ces personnes, les riverains souhaitant aider ont fait le choix de prendre en charge eux même l’accueil des exilés et d’en dénoncer le traitement institutionnel.

L’accueil dans la vallée de la Roya est marqué par un fort enjeu de protection. Il s’agit de mettre à l’abri des êtres exposés, dont la protection n’est plus assurée. Accueillir chez-soi convoque ainsi une forte dimension morale. La présence des exilés sur le territoire des riverains, dans leur vallée, « chez eux », provoque un choc et une indignation qui « oblige ». Elle produit une forme de concernement pour autrui, où il s’agit non seulement d’être affecté par la situation qui se déroule devant ses yeux, mais de prendre place et d’agir, en aménageant une place à autrui.

Les premiers jours de l’accueil sont rythmés par la prise en charge des besoins de première nécessité : dormir, manger et se soigner. Le temps de l’accueil suppose alors de créer un espace de relation propice à la rencontre et au prendre soin. L’accueil se déploie sur plusieurs jours ou semaines, durée pendant laquelle les personnes sont amenées à partager leur quotidien et un espace commun. Après quelques jours, le nouveau-venu s’ouvre à son hôte, il dévoile des bribes de son histoire, montre des photos de sa famille, fait découvrir des plats de son pays, partage ses projets de vie en Europe. Il participe bien souvent aux tâches du quotidien et commence à apprendre quelques mots de français. Le riverain le laisse s’introduire chez-lui et accepte de mettre en commun ses biens et aussi de son temps, il nourrit une attention spéciale à son égard. Il s’accommode de cette présence dont il peut éprouver la félicité mais aussi éprouver des tensions et réticences.
Accueillir suppose en effet de se délaisser d’une part de son espace et de l’ouvrir à la possibilité d’une appropriation par autrui. L’accueil mobilise des équipements pratiques et des compétences relationnelles pour rendre la cohabitation possible et supportable. Accueillir chez-soi est dès lors une épreuve de l’engagement qui invite à mobiliser des compétences à habiter ensemble, à construire du commun. L’accueil ne se cantonne pas au face à face de la rencontre entre l’accueillant et l’accueilli, mais il se réalise dans un milieu pratique, où il va ré-agencer l’expérience privée, domestique et territoriale. Pour reprendre les formulations de Stavo-Debauge, Deleixhe et Carlier [1], c’est tout l’environnement qui est mis à l’épreuve et dont il nous faut en sonder les qualités hospitalières.

Aussi, cet accueil prend place sans invitation préalable, il se fait dans le vif de la rencontre, où il faut agir vite et discrètement pour mettre à l’abri l’exilé. Prendre soin de personnes en situation de clandestinité c’est aussi les protéger du regard d’autrui et plus particulièrement de celui des « autorités ». Au cours de sa traversée, l’exilé court le risque d’être interpellé à tout moment par les forces de l’ordre et d’être reconduit en Italie. Le riverain lui aussi, risque d’être interpellé et jugé pour « aide à la circulation de personnes en situation irrégulière ». En effet, bien que l’hébergement (sans contrepartie) ne soit pas condamnable, le transport de personnes dites en situation irrégulière reste problématique dans une zone frontalière. Par ailleurs, une fois au domicile du riverain, l’exilé se voit contraint de s’y cacher, risquant d’être interpelé s’il s’expose dans le village. Les personnes ne sont pas non plus à l’abri d’une dénonciation (ce fut d’ailleurs le cas de 4 personnes condamnées) ou d’une perquisition au domicile, ce qui les incite d’autant plus à rester discret.
Nous pouvons donner l’exemple de cet enfant âgé de 12 ans, qui racontait à quel point il avait été difficile pour lui de garder le secret devant ses copains d’école alors que deux réfugiés occupaient sa chambre depuis plusieurs jours ; ou encore, d’une riveraine habitant au cœur du village, qui laissait ses volets fermés pour que personne ne puisse voir que des personnes noires habitaient chez elle. Accueillir, c’est certes s’ouvrir à la rencontre, mais c’est aussi fermer ses portes à ce qui pourrait être nocif et mettre en péril. C’est créer un environnement protecteur autour de la personne en situation de clandestinité.
Nous constatons que l’accueil est traversé par des enjeux de mise à l’abri, non seulement en tant que mise à l’abri de corps vulnérables mais aussi en tant que mise à l’abri du regard d’autrui. Nous voyons que ce qui motive et fait tenir les troubles autour de cet accueil « à risque » ce sont des principes supérieurs d’ordre humanitaire et politique, liés au secours à autrui et à l’inconditionnalité de l’hospitalité.
Ces épreuves de l’accueil documentent des paradoxes auxquels se confrontent actuellement nos sociétés : entre l’exigence de l’hospitalité et la prétention universaliste des droits (dont la liberté de circulation), en contradiction avec le principe de souveraineté de l’Etat-nation, qui entend pouvoir décider qui entre et séjourne sur le territoire et, de qui peut prétendre en intégrer le corps politique. Accueillir chez-soi est certes une initiative privée qui engage l’espace domestique, ce qui suppose qu’elle puisse s’y dérouler à l’abri des regards et hors de tout contrôle (j’accueille chez moi qui je veux). Néanmoins, nous pensons que cet accueil au domicile va au delà de l’espace privée, car il ouvre un passage pour le nouveau-venu vers une communauté, une société d’accueil (Stavo Debauge, Qu’est ce que l’hospitalité).

Dénoncer publiquement le problème : reconfigurer le droit

L’accueil dans la vallée de la Roya a ceci de particulier, qu’il s’adresse principalement à des personnes de passage, en cours de traversée, à qui il s’agit d’offrir refuge pendant quelques temps. L’hospitalité a donc une fin supposée, lorsque l’exilé sera prêt à continuer son périple. Néanmoins, c’est un accueil qui se renouvelle avec d’autres, avec les prochains migrants qui vont emprunter les chemins de la Roya. Pour les riverains il s’agit de faire en sorte que cet accueil puisse continuer.
Les associations Roya Citoyenne et Défends Ta Citoyenneté se sont engagées dans des opérations de dénonciation des pratiques policières, et ont invoqué un droit des exilés à demander l’asile en France. Ces opérations font également suite à l’arrestation de plusieurs riverains, ayant transporté des exilés et qui ont été condamnés à de la prison avec sursis.
Le 31 mars 2017 Roya Citoyenne fait condamner le préfet des Alpes-Maritimes pour « atteinte grave et manifestement illégale au droit d’asile ». Cette condamnation fait suite à l’accueil d’une famille érythréenne avec qui l’association a voulu déposer une demande d’asile. La famille, accompagnée par des membres de l’association, d’avocats, et de médias, s’est présentée à la gendarmerie de Breil-sur-Roya en tant que demandeurs d’asile. Bien que la loi précise que les personnes souhaitant solliciter l’asile doivent se présenter aux autorités les plus proches pour régulariser leur situation, la famille a été conduite à la PAF pour ensuite être refoulée en Italie. De retour dans la vallée de la Roya, la famille et leur avocat ont saisi le tribunal administratif et ont dénoncé une entrave au droit de demander l’asile. Relayée par la presse, cette condamnation a permis d’ouvrir un nouveau champ d’action possible, permettant ainsi à chaque exilé arrivant dans la vallée de la Roya et étant en lien avec ces collectifs, de se présenter comme demandeur d’asile potentiel. L’association déclare l’état civil de la personne à la gendarmerie locale et réalise un document attestant de la volonté de la personne à demander l’asile, lui permettant alors de circuler librement jusqu’à Nice, lieu où se tient la Plateforme d’Accueil des Demandeurs d’Asile (PADA).

131 Grande Rue de la Guillotière : maison « Renaissance ». (11 février 2014).
Yves Neyrolles

Plus fondamentalement, ces tensions autour de la traversée des exilés interrogent le droit de l’étranger à être là, et sa possibilité à entrer dans une communauté et à y appartenir. Ainsi, l’accueil dans la vallée de la Roya, est certes un lieu de passage, une étape du parcours, prise dans l’urgence du secours à autrui, mais c’est un espace-temps où se met au travail un temps d’installation. En effet, le temps de l’accueil c’est aussi se préparer au départ, en s’équipant notamment d’un appareillage juridique où s’élaborent les conditions du droit au séjour et la possibilité d’être membre de la société d’accueil. Les personnes, exilés et riverains, mobilisent aussi leur réseau pour continuer de penser l’accueil dans d’autres villes, que ce soit en mobilisant leur réseau personnel « de proche en proche » ou des réseaux associatifs. Souvent, la possibilité d’un maintien de lien entre le riverain et l’exilé est ouverte, prolongeant ainsi la relation d’hospitalité au-delà de la sphère domestique et en construisant une ligne d’horizon, un futur dans un monde commun.

Nous voyons que les pratiques d’accueil mises en œuvre par les riverains trouvent une forme de justification publique en légitimant un droit au séjour des exilés sous couvert du droit d’asile et en dénonçant l’illégalité des pratiques des autorités publiques. Des riverains osent témoigner de leurs activités au juge, mais pour cela ils mobilisent les médias et les textes de droit en leur faveur, pour justifier de leur action comme geste solidaire et fraternel [Cédric Herrou a pu faire annuler sa condamnation en invoquant un principe de fraternité devant le Conseil Constitutionnel]. Ils cherchent à lever le soupçon qui pèsent sur eux d’ennemis de l’Etat-nation, à rallier l’opinion publique à leur cause en mettant en avant le désintéressement de leur geste et en invoquant un principe fondateur de l’unité de la nation (la fraternité). Ce sont donc des opérations de requalification du bien commun qui sont à l’œuvre. On ne parle plus de clandestin mais de réfugié, plus de passeur mais de bénévole.

Conclusion

Discrétion et publicisation : un vis-à-vis indissociable

La contribution au problème public des riverains de la Roya part d’une expérience du mépris vécue par les exilés qui affecte et pousse les riverains à ouvrir leur porte. L’accueil de ces êtres devient un geste politique au vu des conditions et du contexte particulièrement hostile dans lequel il prend place. Par la prise de risque que cela implique pour le riverain, ce geste de secours et d’assistance n’est pas un acte de solidarité ordinaire, mais devient en soi une forme de contestation. C’est une réaction à un traitement institutionnel jugé inacceptable, qui oblige à prendre position quant aux formes de prise en charge de la question migratoire. Les indignations concernent également la répression exercée à l’encontre des personnes solidaires et participent à l’actualisation des formes de la contestation et ses modes de publicisation. Ici, l’engagement public se construit dans une expérience de côte à côte avec l’étranger, emprunte de discrétion et de risque, par laquelle prennent forme des opérations de dénonciation.

Le temps de l’accueil et son expérience ouvrent le souci du devenir des migrants et une forme de responsabilisation du riverain envers ce dernier, mais aussi des autres à venir. En ouvrant leur porte, en partageant une part de leur chez-soi et en composant avec la présence d’autrui, les riverains semblent inviter des étrangers à entrer et à prendre part à la communauté. En quelque sorte, la présence de l’étranger transforme les usages du chez-soi et invite à fabriquer un « chez-nous ». On peut penser alors que l’accueil dans la vallée de la Roya se met à l’épreuve d’une conception élargie d’une communauté sociopolitique.
Néanmoins, il est intéressant de souligner que dans les opérations médiatiques et juridiques, ce qui se passe dans la sphère domestique est mis en silence car cela comporte un risque de surexposition et de disqualification. Les personnes doivent alors faire preuve d’ingéniosité entre le montrer et le cacher, entre le dicible et l’indicible. La discrétion semble être au cœur de la fabrique du problème public, non pas en tant que compétence à taire et à cacher, mais comme une qualité pour composer entre les tensions et pour fabriquer des passages entre les sphères du privé et du public, du domestique et du commun.

[1Joan STAVO-DEBAUGE, Martin DELEIXHE et Louise CARLIER, « HospitalitéS. L’urgence politique et l’appauvrissement des concepts. Introduction du Dossier », SociologieS, 13 mars 2018 . p.8