Comment accueillir et accompagner des personnes en demande d’asile, notamment pendant leur procédure, alors que nous assistons ces dernières années à un resserrement des moyens financiers et humains dédiés à l’hébergement et l’accompagnement de ce public ? Les travailleurs sociaux sont les spectateurs, parfois démunis, des conséquences des changements apportés au fil des années par l’application de politiques qui se veulent de plus en plus contraignantes. Dans un contexte d’accélération des procédures, de réduction des moyens alloués aux structures, d’augmentation du nombre de personnes accompagnées, se pose la question du sens de la pratique pour des professionnels trop souvent « à bout de souffle ».
Un appauvrissement de l’accompagnement
Le rapport « Létard Touraine » [1], en 2013, posait le Centre d’Accueil pour Demandeur d’Asile comme la structure de référence en matière d’accueil et d’accompagnement du public demandeur d’asile. Qu’en est-il en 2019 alors que petit à petit sortent les différents arrêtés de mise en œuvre de la loi du 10 septembre 2018 [2] portée par Gérard Collomb, alors ministre de l’Intérieur ?
De circulaires en réformes et de réformes en arrêtés, il est possible de constater que ce modèle d’accueil et d’accompagnement glisse doucement vers un appauvrissement de ces moyens, de ces fonctions, du contenu de ses missions et du sens du travail social qui peut y être produit alors même que le public qui y est accueilli est de plus en plus fragilisé. Les données chiffrées posent clairement la question de la capacité de travail des intervenants sociaux auprès de la population dont ils ont la responsabilité de l’accompagnement tant dans leurs procédures mais aussi sur tous les aspects de la vie quotidienne : santé, scolarité, séjour, juridique…
Les CADA ont perdu des capacités d’accompagnement entre 2010 et 2015. Les moyens en personnel, 1 Équivalent Temps Plein pour 10 hébergés en 2010, ont été réduits à 1 ETP pour 15 à 20 hébergés en 2015. De même, il était préconisé 60% de temps d’intervention sociale en 2010. Ce taux fut ramené à 50% en 2015. Pour une structure de 100 places le schéma extrême pourrait être le suivant : passage de 10 à 5 salariés et de 6 à 2.5 ETP d’accompagnement social.
Avant de revenir sur l’impact de la dernière réforme de 2018 il faut s’intéresser à d’autres paramètres qui impactent directement la capacité de travail des intervenants sociaux et qui peuvent avoir des conséquences sur leur santé mentale.

Un public de plus en plus fragilisé
La réforme de 2015 [3] a posé comme premier critère d’accès à l’hébergement la vulnérabilité objective des situations. L’effectivité de la prise en compte de ce paramètre est maintenant réelle. Elle s’accompagne d’une mutation dans la composition du public et dans les paramètres pouvant le décrire. Ils bouleversent et complexifient l’accès à l’hébergement, la prise en charge en hébergement et les sorties, quelle que soit la situation du ménage au regard de la réponse obtenue à la demande d’asile. En pratique, les personnes accueillies au sein des hébergements sont de plus en plus fragilisées et les structures ne sont pas forcément adaptées à leurs situations particulières. Aussi, les travailleurs sociaux sont parfois démunis face à des publics avec des problématiques (situation de handicap, traumatismes importants, etc.) pour lesquels ils ne sont pas outillés.
Les situations violentes des pays de provenance et donc des faits générateurs du départ, guerre et conflits internes, impactent directement les candidats à l’exil. Les routes et les chemins des migrations portent eux aussi de plus en plus fréquemment la maltraitance, la traite, l’emprisonnement et le harcèlement tout au long des trajets. Générateurs de traumas psychiques et/ou somatiques, ceux-ci nécessiteront un investissement fort des intervenants sociaux pour produire un accompagnement vers les soins de santé. Cet accompagnement, et notamment en santé mentale, est d’autant plus difficile que des facteurs multiples font obstacles à un accès aux soins effectifs : situation d’allophonie, précarité des droits et des statuts, refus de soins, etc. Ainsi, dans beaucoup de situations, les travailleurs sociaux se trouvent être les premiers (voire les seuls) interlocuteurs face à une souffrance difficile à appréhender, d’autant plus que les traumatismes dont souffrent souvent les personnes accueillies peuvent « contaminer » les personnes à l’écoute. Ces histoires traumatiques ont d’autant plus d’impact que les intervenants sociaux sont peu formés à l’écoute de ce type de récits. Sophie Devalois, éducatrice spécialisée en CADA, mobilisant le concept de traumatisme vicariant pour qualifier la manière dont peuvent être atteintes les personnes soumises à l’écoute de récits empreints de violence, conclut son article ainsi « les travailleurs sociaux se retrouvent alors devant des situations paradoxales où l’absurde prend toute la place : accompagner vers quoi ? » [4]
Ainsi, alors que les publics migrants précaires accueillis dans les structures d’hébergement sont de plus en plus fragilisés, la diminution générale des moyens alloués à l’accompagnement vient créer un véritable paradoxe. Cet écart constitue une tension entre les logiques des gestionnaires d’équipement (et les moyens limités qui leur sont alloués) et la réalité du terrain vécue par les professionnels et les demandeurs d’asile.
Des logiques différentes dans l’accompagnement des publics
La réforme de 2015 avait pour objectif de réduire les délais de procédure de demande d’asile. Cet objectif a été atteint par l’OFPRA et la CNDA. Dans le même temps, le constat a été fait que les protections internationales s’obtenaient majoritairement en première instance. La première conséquence porte sur le taux de rotation des hébergés qui s’est accru et avec lui la sollicitation des équipes pour gérer les entrées et les sorties. Ainsi le nombre de suivis reste constant mais le nombre de ménages accompagnés dans l’année progresse.
Dans les institutions, des écarts sont apparus entre les approches de gestion des dispositifs et la vision de terrain portée par les équipes. Les gestionnaires d’équipements identifient des catégories de public et leurs vulnérabilités. L’approche temporelle est souvent celle du temps court, des procédures standardisées, « ce qui marche », pour répondre aux besoins en adaptant l’offre et la demande pour produire un accompagnement dans le cadre de la prise en charge.
Pour les intervenants sociaux il s’agit de prendre en compte chaque ménage dans un accompagnement individualisé pour travailler sur des faits générateurs et leurs conséquences. La temporalité de l’accompagnement face aux vulnérabilités constatées est longue, nécessite des interventions multidisciplinaires et souvent des allers-retours entre professionnels. Ce temps long combine aussi souvent le formel et l’informel dans ses méthodes d’intervention. Cela permet dans l’accompagnement et la prise en charge de répondre à des besoins spécifiques après leur identification, d’adapter son intervention et de construire des collaborations externes, le partenariat, pour trouver les modes de résolutions des questions rencontrées.
La rencontre de ces deux approches est complexe, souvent peu organisée, et les perceptions de chacun de ce que devrait être la proposition d’accompagnement souvent peu en accord. Il y a donc une inadéquation entre les gestionnaires de centres d’hébergement et les équipes de travailleurs sociaux qui peuvent mener à des injonctions paradoxales pour ces derniers : comment faire un travail de manière satisfaisante (pour les personnes accompagnées comme pour l’intervenant) avec des contraintes de temps, de moyens toujours revus à la baisse ?
L’étau se resserre
L’arrêté du 15 février 2019 relatif au cahier des charges des centres d’accueil pour demandeurs d’asile [5] vient fragiliser les capacités d’accompagnement des public hébergés au détriment des équipes et de leurs composantes. Si le taux d’encadrement de 1 pour 15 est réaffirmé, aucune référence ou exigence relatives aux qualifications et formations des intervenants ne sont posées.
Avec ce dernier arrêté, une nouvelle porte vient de s’ouvrir pour permettre aux gestionnaires de sortir de l’impasse budgétaire mais aussi de relativiser la part du travail social dans les établissements. Cette nouvelle porte est l’absence de cadrage du temps d’intervention sociale dans les structures d’hébergement. Outre la possibilité d’écarter une catégorie de professionnels attentifs aux conditions de réalisation de leur mission en direction du public accueilli, la possibilité est donnée de réduire la masse salariale des équipes, les travailleurs sociaux étant les personnels non cadres les plus coûteux dans ces établissements.
Les CADA ne sont pas les seules structures touchées par ces resserrements. L’arrêté du 15 février 2019 relatif au cahier des charges des lieux d’hébergement d’urgence pour demandeurs d’asile [6] vient quant à lui de simplifier un peu plus l’équation. Ici aussi, aucune référence n’est faite au taux d’encadrement ni aux compétences requises pour les équipes. Avec un prix de journée cible inférieur de 16.5% à celui des CADA pour des missions très proches en contenu et des publics avec des procédures multiples dont les « dublinés », les conditions de prise en charge et de travail pour les professionnels sont d’autant plus précaires.
Ces éléments posent la question du futur de ces dispositifs à long terme et notamment de la possibilité, pour les travailleurs sociaux, de tenir ces positions paradoxales où il faut faire toujours plus, avec toujours moins de moyens. Le turn-over important et le nombre conséquent de burnouts dans ces structures illustrent bien l’impossible position dans laquelle se retrouvent ces professionnels.

Quel sens donner « malgré tout » au travail d’accompagnement ?
Face à ce nouveau contexte de travail en direction des publics en demande d’asile hébergés dans différents types de structures, le sens du travail social est interrogé. On assiste ces dernières années à une forme de descente en singularité de l’action sociale, dont le bon fonctionnement repose de plus en plus sur les professionnels eux-mêmes. Bertrand Ravon et Pierre Vidal-Naquet soulignent ce paradoxe : « les professionnels sont investis d’un ou plusieurs mandats précis qui relèvent du travail prescrit. Mais en même temps, lorsque les situations deviennent complexes, ils doivent s’adapter à elles, au besoin en s’éloignant du mandat initial. » [7] Pour s’adapter aux situations imposées par le contexte de travail, les professionnels doivent sans cesse recréer des manières de faire adaptées aux situations pratiques afin d’accompagner au mieux les personnes hébergées.
Les difficultés rencontrées par les professionnels dans ce contexte peuvent être considérées comme des épreuves et engendrer de la souffrance au travail qui n’est pas sans conséquence sur leur santé mentale. Néanmoins, il est intéressant de constater que « les épreuves dont il est question n’ont pas seulement comme conséquence d’éprouver les [professionnels]. Elles ont aussi pour effet de bousculer leur professionnalité, aussi bien négativement que positivement. » [8] Ainsi, créées par le manque (de moyens, de temps, etc.), les épreuves auxquelles sont confrontés les travailleurs sociaux interrogent et initient une quête de sens qui oblige à envisager (pour le pire et pour le meilleur) de nouvelles perspectives et alliances possibles. C’est ainsi que nous voyons se développer par exemple de plus en plus de réseaux de bénévoles et d’initiatives citoyennes qui viennent en soutien aux professionnels et peuvent constituer des ressources dans l’accueil de ces populations.
Le sens du travail social pourrait également être pensé dans ce que la relation entre professionnels et personnes accompagnées contient de politique. En effet, comme l’avance Nicolas Chambon, il ne faut pas « réduire la perspective politique à l’engagement dans une mobilisation citoyenne et publique, mais aussi penser que la relation d’accompagnement ou de soin peut se recouvrir d’une perspective politique. » [9]. Les professionnels sont attentifs aux singularités des situations et des personnes dans les problématiques pratiques qu’ils doivent résoudre pour accompagner ces individus. Ainsi, « penser la différence, caractériser l’altérité, c’est porter le focus sur la relation ; et en « prendre soin ». » [10] On peut donc penser la place des travailleurs sociaux dans une visée politique dans le sens où ces professionnels prennent la mesure de la singularité des personnes dans leur accompagnement et permettent « aux altérités de co-exister ». [11] Dans le contexte de resserrement évoqué précédemment, les travailleurs sociaux partagent les épreuves et les incertitudes des personnes qu’ils accompagnent. S’il y a lieu de créer des lieux de solidarités [12] entre intervenants, il est aussi important de pouvoir associer les bénéficiaires, ici les personnes en demande d’asile, à la réflexion du sens et des moyens de cette intervention.