E.I. : Smaïn Laacher, vous êtes professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg, connu pour vos travaux sur l’immigration et les déplacements des populations. A ce titre vous avez été également assesseur à la Cour nationale du droit d’asile. Dans Croire l’incroyable. Un sociologue à la cour du droit d’asile, vous racontez l’épreuve des juges entre celle des requérants et les arcanes du droit d’asile. En quelques mots quelle est cette épreuve ?
Smaïn Laacher : Je pense que ce qui est au cœur de l’épreuve, dans la configuration qui était la mienne, c’est-à-dire celle d’un juge assesseur représentant le HCR dans une juridiction administrative, c’est le jugement dans l’incertitude. C’est une situation qui n’est pas conjoncturelle, mais structurelle. C’est une juridiction particulière, parce que dans le champ du droit et dans le champ des institutions judiciaires, cette juridiction ne traite que des affaires d’étrangers, c’est-à-dire de non-nationaux. Dans toutes les juridictions administratives, il y a des étrangers et des nationaux, là, il n’y a que des étrangers. Le jugement dans l’incertitude est une épreuve permanente, chez le requérant mais aussi chez les juges : il s’agit là d’essayer de prouver mais, malheureusement, sans avoir toujours de preuves convaincantes ! Du point de vue du juge sans prise directe avec les réalités qu’a vécues le requérant et, pour ce dernier, dans bien des cas, en exhibant des preuves relativement fragiles. Par ailleurs, l’autre enjeu n’est pas celui de l’hospitalité ou de l’accueil, mais celui de la dialectique entre persécution et protection.

E.I. : Alors, ce n’est pas l’enjeu de « l’accueil » ou pas directement en tout cas, mais dans votre livre vous appelez également à un droit à « l’inclusion politique des migrants ». Ce qui résonne tout de même avec ce que d’autres appellent un « droit à l’hospitalité »…
S. L. : Je parlais des « migrants » : il s’agit là d’un point de vue général, et de ce point de vue-là, je suis personnellement favorable, mais pas dans n’importe quelles conditions et pas à n’importe quel prix pour les uns comme pour les autres, à un droit à l’inclusion des migrants. Le droit au séjour et l’hospitalité sont des catégories qui ne concernent pas directement la question de la protection. La protection de gens qui ont besoin momentanément ou de façon permanente d’être protégés. Le droit à l’inclusion des migrants comme de la protection des persécutés, dans les deux cas les conditions de l’accueil sont des conditions régies par le droit. Le droit inclut, mais il ne faut jamais oublier qu’il exclut aussi, et que cette exclusion peut être légitime. Légitime du point de vue politique et juridique : dans nos sociétés, ce sont nos représentants qui ont voté des lois au nom du peuple souverain. Mais ce qui est voté peut être aussi défait, peut devenir illégitime, etc.
E.I. : Est-ce que dans cette perspective du droit qui fonctionne par inclusion et exclusion, le droit, c’est le législateur…
S. L. : C’est aussi la démocratie…
E.I. : Oui, c’est la démocratie. En tout cas la démocratie telle qu’elle fonctionne dans notre contemporanéité. Et l’on peut se poser la question, s’il n’y a pas une sorte « d’incertitude », pour reprendre votre mot, ou un hiatus entre ce qui se passe aujourd’hui en terme de mobilité et de circulation accélérées répondant à des contraintes diverses et variées (ce qu’on appelle génériquement les « migrants ») et le droit qui obéit quand même assez souvent à des déterminations locales, « souveraines » comme on dit…
S. L. : En matière de migrations, il n’y a pas que les droits nationaux. Il y a un droit européen et il y a un droit international… Les droits nationaux, en théorie, auront de moins en moins le dernier mot. Mais en pratique, j’ai pu l’observer personnellement à plusieurs reprises, ce sont pour le moment effectivement les États souverains qui ont le dernier mot sur ces questions. Ils font des compromis, se compromettent mais quand ils veulent s’asseoir sur le droit, ils fabriquent eux-mêmes les outils pour le faire. Ils n’ont aucune difficulté pour le faire.
E.I. : C’est où il y a un hiatus, non ?
S. L. : Non. Ou si vous voulez, il y a un hiatus, mais tant qu’il y aura un droit, ce droit dépendra d’un rapport de forces favorable ou défavorable aux uns ou aux autres. Mais, c’est le droit qui distribuera les conditions, les privilèges, les ressources, etc. Sinon, le droit n’a et n’aura aucun sens. Et le droit, dans cette perspective, n’est pas de l’idéologie logée dans une « superstructure » pour utiliser une vieille vulgate marxiste. Le droit produit des effets. Il a des conséquences politiques considérables. Donc, oui il est amendable, à condition que le rapport de forces soit favorable. Or, je pense qu’aujourd’hui les forces qui pourraient être à la source de rapports favorables n’existent pas ou,sont très affaiblies.
E.I. : Dans votre livre, vous dites également à ce propos que ce ne sont pas seulement les populations qui circulent mais aussi les normes de protection des populations. Il y a quand même de sacrés enjeux là, des enjeux humains et internationaux. Quels sont, à votre avis et pour revenir aux acteurs, les effets ou les conséquences sur les acteurs, notamment des ONG dans ce champ ?
S. L. : Là-dessus, je dirais deux choses. Il y a les enjeux du dedans et les enjeux du dehors. Il y a ceux qui se sentent une responsabilité morale, politique, éthique à l’intérieur. Les chercheurs, les militants, les ONG, etc. qui sont là pour à la fois aider à inclure et alléger les souffrances. Quand ce sont des acteurs de l’intérieur, alléger les souffrances, accroître le champ de l’intégration et je maintiens ce mot-là…
E.I. : Il me souvient que tu avais qualifié cette notion de « croyance » dans un ancien article…
S. L. : Oui, absolument et Sayad avait repris cela dans son dernier ouvrage. Intégrer, c’est-à-dire contribuer à accroître les possibilités matérielles d’une vie digne, le droit de vivre en famille, le droit d’être soigné, d’avoir un logement, d’avoir un travail, etc. Toutes choses à quoi le droit n’est pas étranger encore une fois. En tout cas, le droit est une ressource sur laquelle on peut s’appuyer pour diminuer la souffrance et accroître les conditions d’une vie digne. Ça, c’est ce qui concerne le dedans, ce qui concerne les affaires de l’État national et de la société civile, et c’est déjà une affaire compliquée. Parce que nous vivons dans des sociétés où, à échéances régulières, on est appelé à voter. Les politiques, en général, font attention à ça, pas toujours mais en général ils tiennent compte de ça. Et d’ailleurs, on le voit bien en ce moment avec les élections européennes et leurs conséquences sur certains partis. Une partie des gens à l’intérieur des LR (Les Républicains) disent que sur ces questions de l’identité nationale, ils ont « déconné ». Donc, à l’intérieur, il faut créer entre acteurs nationaux les conditions favorables pour amoindrir les souffrances et réunir les meilleures conditions pour une vie digne. Et, à l’extérieur, il y a, pour dire les choses rapidement, trois grands acteurs : les États nationaux, les grandes ONG (Organisations non gouvernementales) et les agences internationales des Nations Unies. Comme l’a démontré de manière convaincante Mireille Delmas Marty, les ONG jouent un rôle important dans la croissance de la protection des migrants. Et les agences internationales également et à leur manière participent à cela, avec les États et les ONG. En fait, les acteurs internationaux se retrouvent dans les mêmes espaces. Par exemple, dans un « camp », vous avez les ONG, le HCR, vous avez d’autres agences internationales et bien sûr les États. Aujourd’hui, indéniablement, l’humanitaire, c’est du politique. On le voit bien quand ces acteurs, à la place qui est la leur, se demandent qui il faut protéger, qui n’a pas besoin de protection, est-ce que, concernant les populations « vulnérables », il faut inventer d’autres catégories juridiques, etc. Un exemple : les questions de réinstallation pour les réfugiés. Le HCR a octroyé le statut de réfugié à un subsaharien au Maroc. Mais, au Maroc et dans aucun pays arabe, il n’y a le droit d’asile interne. Le HCR attribue à la personne le statut de réfugié, mais l’État marocain peut parfaitement l’expulser. Certains réfugiés, ne voulant plus vivre au Maroc, ont demandé au HCR de les réinstaller ailleurs. Là, l’agent du HCR prend son bâton de pèlerin et va demander, généralement aux pays du Nord, s’ils veulent bien accepter des réfugiés dans le cadre d’une réinstallation. Là, on voit bien le jeu entre tous les acteurs : les Nations Unies, au travers du HCR, l’État national qui acceptera ou refusera la réinstallation, les ONG qui font pression à la fois sur le HCR et les États nationaux. Ces acteurs centraux ont non seulement la gestion de ces populations, mais aussi sont créateurs sur le plan international de catégories juridiques ou de catégories morales. Les catégories morales, c’est par exemple qui doit être protégé, qui doit être réinstallé ?
E.I. : A ce propos, il y a quelque chose qui est frappant aujourd’hui et de manière transversale, c’est à la fois la mise au centre des préoccupations politiques de cette question des migrations d’une part et la montée d’une « pensée » politique dite sécuritaire si ce n’est plus, ou disons simplement de ce qu’on appelle des « populismes ». Ce qui donne un paradoxe assez saisissant entre un monde en train de devenir véritablement « monde » et la montée de réactions de peur et de de refus des acteurs mêmes de cette mondialité.
S. L. : Je pense que, pour des raisons idéologiques ou politiques, on surestime la place des migrations dans les débats politiques. Il faudra s’en assurer bien sûr, mais on voit par exemple que l’immigration n’est pas un facteur dans les mobilisations que l’on observe partout. Je pense que l’immigration n’est pas, en tout cas, la seule figure repoussoir. Sans aucun doute, la question de la représentation de la société civile, la question extrêmement importante qui touche aux mœurs et aux conditions de reproduction biologique, par exemple la question de l’homosexualité dans les pays de l’Est est une vraie phobie autant que l’immigration. C’est une question importante, sur le long terme ; et de façon structurelle, non de façon conjoncturelle. Je pense également, qu’en Pologne par exemple, la question de la séparation des pouvoirs est extrêmement importante. Ce sont ces situations et ces enjeux qui mettent des milliers de gens dans la rue. Ce ne sont pas les migrants. En France, pour le mouvement des Gilets jaunes, la question de l’immigration est secondaire. Et même dans les sondages, l’immigration n’est pas le seul ou le premier facteur de la montée de ce qu’on appelle le populisme en Europe. On sait bien qu’en France, la question de la représentativité dans les institutions, la question de la séparation des pouvoirs, la question du pouvoir d’achat, la question de la démocratie sont très importantes. Le grand débat à l’approche des élections européennes n’a pas traité de l’immigration… Et les élections européennes ont peu abordé l’enjeu migratoire.
E.I. : Que révèle alors ces questions ? Un épuisement de la démocratie représentative ?
S. L. : Sans doute. On sent bien comme une espèce de fatigue, une sorte d’épuisement, oui, qui se traduit par un ras-le-bol de milliers de personnes qui ont du mal à vivre. Et là, on voit bien que l’enjeu n’est pas directement celui de l’immigration, mais bien celui des inégalités qui se creusent et des pouvoirs qui promettent mais, une fois installés, font peu de choses. Donc, effectivement, il y a un épuisement, une vraie fatigue. Parce que c’est quand même très fatigant d’être tout le temps tout seul à se battre pour ne pas sombrer. Avant, les souffrances privées pouvaient être prises en charge collectivement. Aujourd’hui, les personnes doivent se débrouiller toutes seules. Il n’y a plus ces dispositifs de production d’identité collective qui prenaient collectivement en charge les souffrances privées… Le « mouvement » des Gilets jaunes, avec toutes ses ambiguïtés politiques et même, pour une partie d’entre eux leur sympathie pour le RN (Rassemblement National), est constitué de gens qui travaillent, mais qui socialement souffrent de conditions de vie très difficiles ; et nourrissent du coup une méfiance ou une défiance quasi viscérale à l’égard du politique et à l’égard des institutions censées représenter le peuple, dont ils sont partie prenante. L’immigration n’est qu’un aspect dans tout ça, mais en aucun cas elle n’est la cause première ou la figure centrale de ce qu’on appelle couramment la montée des populismes. Il y a eu des milliers de personnes dans les rues autour de la question du « mariage pour tous » ; il ne s’agit pas de l’immigration…
E.I. : C’est aussi un aspect de votre travail, cette question de la violence, concernant notamment les femmes sur les chemins de l’exil (De la violence à la persécution, femmes sur la route de l’exil). Que révèle cette question ? Qu’il y a plus de femmes en exil et qu’elles sont plus exposées à ses violences ?
S. L. : Sans aucun doute. Il y a plus de femmes qui prennent les routes de l’exil. Mais il ne faut pas oublier qu’il y a plusieurs modes de voyage et de circulation. Pour les migrants qui sont en France, souvent, ils ont d’abord été des étrangers en situation régulière. Et puis quand le délai de leur séjour était terminé, ils ne sont pas rentrés. Et puis il y a les routes. Celles traditionnellement empruntées par des petits collectifs ou individuellement, et puis il y a eu ces scènes absolument spectaculaires que l’on n’avait pas vues depuis très longtemps en Europe, ces colonnes de réfugiés montant vers le nord. Le cas syrien étant à part parce que les familles étaient relativement nombreuses. En général, les familles sont peu nombreuses. Mais les femmes elles, seules ou réellement ou faussement accompagnées, sont de plus en plus nombreuses. Et elles sont, avec les enfants, la population la plus vulnérable, la plus démunie. Elles sont sans cesse à la recherche de protection tout le long de la route. Mais, il est vrai que l’on voit de plus en plus de femmes en exil depuis une dizaine d’années.