
Jean Francois Dupont : …Dans cet atelier quand j’y travaillais, on devait être une quarantaine de personnes. C’est mon meilleur souvenir. J’ai travaillé de 1982 à 1989. En 1989, j’ai été licencié. C’était un licenciement économique. De 40 personnes environ, il n’en restait plus qu’une douzaine en 1991. Ils licenciaient par vagues de 6 ou 8 personnes. J’ai dû faire partie de la troisième ou de la quatrième vague. J’ai retrouvé la semaine suivante un travail à Lyon, toujours dans le tissage, chez Tassinari et Chatel, comme tisseur à bras. Puis après, je suis revenu en 1994 dans l’entreprise et je suis reparti volontairement en 1999… ce n’était plus la même direction et j’ai trouvé l’ambiance différente par rapport aux années précédentes. En 82, il y avait encore beaucoup d’anciennes et d’anciens qui étaient entrés à l’usine à 14 ans et qui partaient à l’âge de la retraite. Donc, il y avait une mentalité complètement différente. En 1994, ils avaient embauché pas mal de nouvelles personnes, les anciens, il n’y en avait quasiment plus. Les années 80, c’était différent avec la mentalité des anciens. En 94 j’étais revenu comme gareur (le gareur, c’est le régleur des métiers à tisser). J’ai donc quitté l’usine en 1999. Puis je suis revenu en 2002, embauché par le département pour travailler au Musée.
E. I. : Vous saviez réparer toutes ces machines ?
J.F.D. : Chaque fois qu’il y avait un métier qui tombait en panne ou qu’il y avait un défaut sur le tissu ou qu’il fallait changer un dessin, on allait chercher le gareur. Il y avait des pannes qui étaient rapides à réparer, on intervenait en priorité, et d’autres qui demandaient du temps. Et puis on avait nos tisseuses préférées, on allait plus vite réparer leurs métiers, du coup les autres n’étaient pas contentes !...Mais on était capable de démonter tout un métier et de le remonter. Donc, vous voyez, là c’était le tissage, tous les métiers d’un côté et en face, c’étaient les machines pour faire les canettes, les bobines. C’était dur mais on rigolait bien, il y avait une bonne ambiance entre nous.
E. I. : Qu’est-ce qui était dur ?
J.F.D. : le bruit et l’été la chaleur. Et puis nous étions debout toute la journée à courir. On pouvait être au fond et il fallait vite se déplacer pour une machine en panne à l’autre bout. Puis monter changer un dessin. Certains dessins étaient stockés dans les caves, il fallait descendre les chercher. On était en forme à l’époque, mais il fallait quand même tenir le coup physiquement.
E. I. : Vous aviez quels rapports avec le patron de l’entreprise ?
J.F.D. : Celui qui m’avait embauché, c’était Monsieur Cottin. C’était un descendant de la famille Bonnet. Lui, il s’arrêtait vers chaque personne, on échangeait quelques mots. Puis il y a eu en 1986 un nouveau directeur, celui-ci disait bonjour quand il y pensait, c’est-à-dire pas souvent. Après 1990 avec le nouveau patron, Monsieur La Bruyère, on se voyait plus souvent, peut-être bien une fois par semaine, il saluait tout le monde, il venait voir les gareurs, entre autres pour nous dire ce qui n’allait pas...Il ne venait pas du textile, il prenait souvent notre avis en compte concernant les métiers.
E. I. : Comment avez-vous été embauché par le Musée ?
J.F.D. : Le Musée cherchait quelqu’un qui avait travaillé dans l’usine et qui savait faire marcher les machines. Ça correspondait à mon profil. Il y avait également des anciens collègues, Françoise qui était une ancienne ouvrière, Thierry qui était le responsable du Musée de l’entreprise et une autre personne qui n’avait jamais travaillé ici. Françoise était ourdisseuse, elle était également tisseuse, après elle s’occupait des foulards, d’emballage et des expéditions. Thierry était responsable du Musée de l’entreprise. L’entreprise avait effectivement créé un musée en 1994. Les responsables du recrutement pour le Musée nous ont embauchés parce qu’à nous trois, on est complémentaires et on connaît à peu près tout ce qu’il y a dans ces murs et ce à quoi cela servait.
E. I. : Comment un gareur devient agent du patrimoine dans un musée ?
J.F.D. : C’est très différent comme métier. Gareur, c’était un métier assez pénible parce que nous étions peu nombreux pour le boulot qu’il y avait à faire. Il fallait s’occuper de toutes les machines, travailler dans le bruit et la poussière. Comme gareur j’étais chef d’équipe, c’était plus gratifiant, maintenant je suis agent du patrimoine... Avec du recul, c’était pénible, mais j’étais plus jeune ! Travailler dans le Musée, c’est bien parce que je fais des choses qui m’intéressent, comme le travail sur les graffitis, mais en même temps il faut s’occuper de tout le reste, même ce qui ne me plaît pas… Nous avons bénéficié de quelques formations : savoir faire un inventaire, découvrir le logiciel micro-musée... Par ailleurs, moi, je me suis formé un peu tout seul à l’informatique. Quand ça m’intéresse, j’arrive à le faire, surtout chaque fois que je pense aux hommes et aux femmes qui ont travaillé ici.
E. I. : L’usine Bonnet est historiquement une « usine-pensionnat ». Dans votre travail au Musée vous avez été amené à faire l’histoire des jeunes filles qui ont travaillé ici et aussi l’histoire des traces qu’elles ont laissées sur les murs, les portes avec plus de 12 000 graffitis repérés et répertoriés. Comment avez-vous travaillé et comment ce travail se poursuit encore aujourd’hui ?
J.F.D. : Ah oui ! Ça c’est très intéressant. Je suis content de le faire et je continue. Les deux travaux que je préfère, c’est le recensement des graffitis et retrouver la vie des jeunes filles à travers leur histoire personnelle. Parce que j’aime bien travailler sur les gens, et puis parfois je reconnais les anciens avec qui j’ai travaillé, ça me rappelle plein de choses. C’est une façon de leur rendre hommage. En faisant ce travail, j’ai retrouvé la trace de mon arrière grand-mère qui a travaillé là en 1892 et de sa mère qui a été pensionnaire et travaillait au moulinage dans les années 1860. Ce que j’ignorais alors. J’ai trouvé cela dans les recensements de 1861 et de 1866. Quand elle s’était mariée, sur son contrat de mariage, il y a le montant de la dot qu’elle apportait, la somme qu’elle avait gagnée aux soieries Bonnet. Elle n’était pas très importante !
E. I. : Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez commencé à travailler sur toutes ces jeunes filles ?
J.F.D. : Au début, on avait commencé à transcrire deux ou trois registres. Puis, je me suis dit que ce serait bien de faire un tableau de tous les pensionnaires. J’ai commencé à le faire, mais on n’avait pas tellement de matière dans les archives de l’usine. Alors, j’ai pris sur moi et je suis allé consulter les recensements à la mairie de Jujurieux et j’ai tout transcrit. Voilà. Et puis après j’en ai trouvé d’autres et voilà, ça fait des années de recherche…
E. I. : Vous avez pu remonter jusqu’aux débuts
de l’entreprise ?
J.F.D. : Les plus anciens que j’ai trouvés remontent à 1837. Mais je n’ai pas fait le personnel de l’entreprise Bonnet de Lyon, je ne me suis intéressé qu’au personnel de Jujurieux. J’ai lu entièrement les registres de l’Hôpital de la Charité de Lyon (c’est dans cet hôpital que les enfants abandonnés étaient recueillis. Ils sont épais, ils font plus de 600 pages). C’est dans ce recueil que j’avais trouvé plusieurs dizaines de jeunes filles qui avaient été placées ici dans les années 1837-38. Le premier placement c’est 1836 mais l’usine n’était pas encore finie. En 1841, on avait déjà pas mal de pensionnaires.
E. I. : Combien avez vous recensé de jeunes filles ?
J.F.D. : En tout, je dois être à 21500 à peu près, dont à peu près 13000 pensionnaires. Mais au 19e siècle, comme le recensement était tous les cinq ans, il doit manquer toutes celles qui étaient là entre les années de recensement. Donc, au total, il devait y en avoir beaucoup plus.
E. I. : D’où venaient ces « ouvrières pensionnaires » ?
J.F.D. : Au début, elles venaient de l’Hôpital de la Charité de Lyon, et des environs. Comme ce n’est pas indiqué dans le recensement, il faut travailler sur les noms et faire des recherches généalogiques, mais nous ne savons pas encore tout. Il y en avait, dans les années 1880, de Savoie, de Suisse, de Neufchâtel, de Genève, de Fribourg. Des savoyardes il y en avait beaucoup. C’étaient des curés qui les recrutaient en Savoie. Ils recrutaient sur place dans les villages…Il y avait peut-être des émissaires de l’usine qui partaient dans les villages demander aux curés s’il y avait des filles à recruter… Je ne sais pas exactement comment cela se passait.

E. I. : Les curés étaient des recruteurs pour l’entreprise ?
J.F.D. : A l’époque, les pensionnats étaient très religieux. A Jujurieux, c’étaient les sœurs de la communauté de Saint Joseph qui le dirigeaient. Il fallait être croyant, aller à la messe. Il fallait de toute façon un certificat de bonne conduite délivré par le curé du village pour être embauché. Comme quoi la personne était une bonne chrétienne. Bonnet était très croyant. Au début, quand il a fondé l’usine, il n’y avait que le pensionnat et quelques personnes, uniquement des hommes, pour s’occuper des machines, qui étaient extérieurs mais ils n’avaient pas droit de parler aux ouvrières. Des sœurs surveillaient les ateliers. J’ai trouvé des archives où il était écrit que les ouvrières n’avaient pas le droit de parler aux hommes. Il y avait le bureau des sœurs, des endroits spéciaux pour les sœurs. Il y avait des promenades pour les filles encadrées par les sœurs aussi…ça ne devait pas être très drôle !
Certaines étaient recrutées sans certificat, mais j’ai découvert que quelques-unes ont été virées pour « grande légèreté ». Pour une c’était marqué « infernale de partout, elle n’écoute rien du tout ». Certaines n’avaient pas peur des sœurs et n’obéissaient pas !
Les filles apprenaient à lire et à écrire. Les sœurs leur apprenaient quelques rudiments de toute chose, en fait elles apprenaient à devenir de bonnes épouses. Quand elles sortaient de là, elles avaient leur trousseau, elles étaient bonnes à marier.
E. I. : Cet encadrement religieux a duré jusqu’à quand ?
J.F.D. : Jusqu’à la fin de la deuxième guerre. En 1940, il y avait encore des sœurs. Nous en avons des photos, quelques-unes datent des années 20-30…
E. I. : A partir de quel âge les filles commençaient à travailler ici ?
J.F.D. : Les plus jeunes avaient 12 ans. Normalement c’était 13 ans. J’ai fait des statistiques, la moyenne d’âge c’était 15-16 ans, puis 16-17ans…
E. I. : Parce que la législation sur le travail
a été modifiée au 19e siècle….
J.F.D. : …Oui, mais nous avons découvert que quand les inspecteurs du travail passaient, les plus jeunes, on les cachait dans les placards. Des gamines de 12 ans ! On trouve ça dans des interviews d’anciennes ouvrières. On sait qu’en Isère, dans certains moulinages, on les cachait sous les roues à aube, ici ils les mettaient dans des placards ! Bon, il n’y en avait pas beaucoup de 12 ans mais quand même !
E. I. : Quel était le travail des jeunes filles ?
J.F.D. : Elles travaillaient au moulinage ou à la filature, à dévider les cocons, dans l’eau bouillante. Quelques-unes étaient tisseuses.
E. I. : Ces jeunes filles ont pris la parole, elles ont écrit leurs rêves, leurs cris, leurs rages avec des graffitis. Comment avez-vous découvert ces graffitis ?
J.F.D. : Au début j’en avais remarqué quelques-uns puis après, je me suis aperçu qu’il y en avait partout. J’ai regardé quasiment mètre carré par mètre carré pour essayer de tous les retrouver.
Il y en avait certains, je les reconnaissais, je savais qui les avait écrits. Ça m’a amusé en y repensant. Les plus anciens, et bien, je me suis mis à la place de ces filles qui les avaient faits. Beaucoup d’entre elles parlaient de la « fuite ». Quand on regarde les anciens graffitis, les filles devaient peut-être avoir 15 ou 20 ans, et bien elles n’avaient pas l’air d’être toutes heureuses, je ne pense pas… Mais, au fond, ces graffitis mettent un peu d’humanité dans le bâtiment.
E. I. : On peut les dater ?
J.F.D. : Oh, c’est difficile. Avant 1900, je ne pense pas. Il y en a de toutes les époques. Et encore le bâtiment le plus ancien a été démoli en 1945… j’aime toujours retourner les relire, ça me fait penser à l’époque où je travaillais dans l’usine, à toutes mes copines… C’est quand même dingue !
…Regardez, sur la face interne de la porte de ce placard, il y a cette photo, ce sont des acrobates. Elle est datée du 9.9.1924. Mais vous voyez, les ouvriers venaient là tous les jours, pour chercher des pièces... mais ils respectaient ça. Elle aurait pu être arrachée… Les graffitis par contre, ceux qui sont sur l’extérieur des volets s’effacent de plus en plus… Là, je travaillais dans cette allée, on était plusieurs jeunes, tisseuses ou tisseurs. Des fois, on se faisait « engueuler » parce qu’on discutait trop (on avait 20 ans !).
E. I. : On retrouve dans tous les lieux d’enfermement cette prise de parole « des emmurés » par des traces laissées dans des lieux divers et sur des supports divers (murs, chaises, lits…) avec l’espoir que ces paroles soient vues, lues et entendues. Comment se présentent les graffitis retrouvés dans l’usine Bonnet ? Comment ont-ils été réalisés ? Ou trouve-t-on les graffitis dans l’usine ?
J.F.D. : La plupart de ces graffitis date des années 1900 à 1930. Suivant les ateliers ils sont écrits le plus souvent sur les volets en bois. Tous les volets de l’usine sont à l’intérieur et non pas à l’extérieur, ils étaient donc facilement accessibles. D’autres sont sur les poutrelles métalliques de la charpente, au-dessus des métiers à tisser. D’autres sont à l’intérieur des portes de placards. Il y en a aussi sur les murs. Parfois il y en a sous les escaliers. Beaucoup sont très visibles d’autres plutôt cachés. Ils sont le plus souvent écrits au crayon à papier.
E. I. : Comment avez-vous classé les graffitis quels sont les thèmes qui reviennent le plus souvent ?
J.F.D. : Je les ai classés par bâtiment, puis par espaces en leur attribuant un numéro à chacun. Les graffitis les plus courants concernent l’envie de partir et la nostalgie, il y a aussi beaucoup de déclarations d’amour entre filles ! Beaucoup ont également laissé leurs noms et prénoms. Parfois il y a des poèmes ou des commentaires sur des événements ou la météo. Il y a aussi pas mal d’insultes entre ouvrières ou ouvriers. Quelques-uns concernent la guerre de 14 18. Enfin les derniers mots laissés concernent la fermeture de l’entreprise en 2001.
E. I. : Pouvez-vous nous donner quelques mots retrouvés ?
J.F.D. :
- « J’aime une fille elle est blonde mais je l’aime à la folie Théodora »
- « Souvenir du 22 mars 1926 où nous avons toutes penser à nos chéries »
- « Je prie Jésus et Marie pour partir le plus vite possible »
- « Quand je t’embrasse il me semble que j’embrasse un escargot »
- « Vive la fuite pour toujours quelle chance »
- « encore 587 jours de calvaire et la fuite pour toujours Vive mon petit pays »
- « La gentille petite Adeline a encore 12 jours à faire adieu son Hélène et son Ariane . Un bon baiser à celle qui prendra ma canetière »
- « merde pour les gars du tissage 2 »
- « Vive la Savoie à bas le Montceau »
- « jour de tristesse 8 aout 1914 c’est avec beaucoup de peine que nous allons quitter notre chère maison mais nous espérons bien la revoir dans quelques semaines si les vielles têtes carrées nous la prennent pas mais nous saurons prier et travailler pour sauver notre France vive la France à bas l’Allemagne »
- « Da Silva Manu Bottex Sylvie Bottex Monique Rocha Quirina Brigitte Bottex Bottex Denise le 20/03/2001 Tout l’atelier de tissage est triste. Et oui cette fois c’est la fin. »
E. I. : Votre travail sur la vie des ouvrières semble vous émouvoir particulièrement...
J.F.D. : ...C’est une manière de rendre hommage à toutes ces jeunes filles et à toutes les personnes qui ont travaillé dans ces murs. Moi-même, je suis content de faire partie de toute cette histoire. Quand je vois, sur les photos, toutes ces gamines, toutes frêles devant ces machines, je trouve que c’est bien de leur rendre hommage. Parce qu’on rend souvent hommage aux patrons mais rarement aux ouvriers… Sur une photo où on voit des pensionnaires, l’une d’elles paraît très âgée, elle était rentrée à 16 ans pour en partir à 72 ans ; Elle avait fait sa vie ici. Elle était partie en maison de retraite mais elle n’avait pas les moyens et les Bonnet ne voulaient pas lui payer sa maison de retraite, alors qu’elle a travaillé toute sa vie ici !