N°132

Le travail social à l’épreuve des migrations

par Farid RIGHI

Les inquiétudes des travailleurs sociaux n’ont jamais été aussi fortes concernant l’accueil et l’accompagnement de publics divers et dans un contexte de nouvelles donnes : nouvelles figures de la vulnérabilité ; nouveaux publics (« migrants », mineurs non accompagnés, etc.) ; rationalisation des coûts d’accompagnement ; injonctions paradoxales des politiques publiques quant aux missions des travailleurs sociaux, etc.
A partir de mon expérience de formateur et d’un regard socio-historique du traitement social de la différence culturelle, je souhaiterais rappeler ici les épreuves individuelles et collectives qu’ont traversé et traversent toujours les travailleurs sociaux et les structures socio-éducatives (car le travail social, c’est d’abord des institutions, des structures et des professionnels) en terme de pratiques et de postures professionnelles.

2 place Antonin Jutard (antérieurement Raspail) : entrée de l’immeuble où séjourna Jean Moulin jusqu’à son arrestation, le 21 juin 1943. (2 juillet 2014).
Yves Neyrolles

La visée normative du travail social

Il faut se rappeler que le travail social, lié à l’idéal éducatif, fut pensé dans une société à valeurs d’égalité des chances, d’émancipation individuelle et collective et d’autonomie. Il était pensé comme un opérateur, un représentant de l’État social, à destination de personnes victimes du progrès industriel ou dans l’impossibilité de bénéficier des fruits du progrès social. Il consistait à « réparer au cas par cas » selon une prise en charge individualisée en permettant ainsi d’inscrire « le cas » dans le collectif, par le biais du social. Robert Castel parlait à propos du travail social d’« un auxiliaire d’intégration à visée normative » promettant à chacun de trouver une place dans une société de progrès social et économique. Le travail social est ainsi lié à la « pensée d’État » dans sa manière de percevoir les divers publics souffrant d’un déficit d’intégration et dans un cadre de certitudes et de convictions des pratiques, avec un horizon où « demain sera toujours meilleur qu’aujourd’hui » (Jacques Ion, 2005). Autrement dit, le travail social relaie la « pensée d’État » avec ses frontières balisées, une domiciliation et une adresse connues d’une certaine manière.
Or, il se révèle, depuis quelques décennies, que « demain risque d’être pire qu’aujourd’hui », et ce doute entraîne des incertitudes et un changement d’adresse, en termes de publics, de politiques, de pratiques, etc. Les travailleurs sociaux peinent à « domicilier » leurs actions face à ces changements qui s’inscrivent dans les turbulences de la globalisation et les effets qu’elles génèrent, y compris en termes de limites (ou de frontières) qui donnent forme au travail social.
Le travail social dans le champ de l’immigration offre dans ce sens un formidable point de vue sur ce changement de domiciliation. La question du traitement social de la différence culturelle (accueil et accompagnement) permet de repérer les dynamiques structurantes entre les acteurs (pouvoirs publics, immigrés et descendants d’immigrés, acteurs de la société civile, nouveaux « migrants ») et les paradigmes qui ont opéré dans ces dynamiques (dispositions du législateur, processus de catégorisations...). Les mots avec lesquels ces dynamiques sont nommées, décrites, manifestées ont eux-mêmes une importance. Ils portent la mémoire et l’histoire de leurs usages (de leurs effets performatifs dans la réalité) et des « convictions et stratégies doctrinales » (Marie-José Mondzain, 2017) de leurs utilisateurs.

Le temps du « corps d’exception »

Il y aurait tout d’abord un impensé de la différence culturelle (ou une indifférence à la différence) lié au fait que, dans l’après-guerre, l’immigré est d’abord pensé comme une présence provisoire (Sayad) et traité comme tel : un corps social d’exception connaissant des conditions de vie provisoires (bidonvilles, foyers, projet de retour...). L’immigré fut d’abord un sujet de droit social limité et surtout une force de travail, une ressource pour l’économie et ceci jusqu’aux années 1970. La représentation qui en a été construite était celle de l’homme seul, « célibatairisé » (le « sonac »). On ne parlait pas tellement alors de différence culturelle, ni même d’« intégration », mais de de « travailleurs » immigrés et d’immigration.

Les choses vont changer à partir de la fin de la croissance économique, de l’arrivée du chômage massif et d’un contexte législatif qui se durcit pour les immigrés. La circulaire Marcellin-Fontanet du 23 février 1972 met ainsi fin au processus de régularisation de beaucoup d’étrangers entrés sur le territoire sans forcément une autorisation de séjour ou de travail (flux qui alimentaient les besoins du marché du travail jusque-là). Elle subordonne la délivrance d’une carte de séjour à l’obtention d’un contrat de travail et d’un « logement décent ». Ces textes mettaient fin aux procédures de régularisation et constituaient l’amorce des contrôles des flux migratoires par les pouvoirs publics (auparavant, c’étaient surtout les entreprises qui régulaient elles-mêmes ces flux en lien avec l’Office National des Immigrés).

Des milliers d’immigrés devenaient alors ou risquaient de devenir des « sans-papiers » avec ou sans emploi. L’autorisation de séjourner sur le territoire étant désormais subordonnée à la détention d’un emploi, la perte de ce dernier impliquait la perte du titre de séjour. C’est un cercle vicieux qui est ainsi créé, les discours qui l’instaurèrent favorisaient de surcroît une « flambée raciste » (Gasteau, 1993). Pris ainsi en étau, les immigrés vont se mobiliser pour protester, appuyés en cela par des intellectuels en vue et des collectifs de soutien de la société civile (grèves de la faim contre la circulaire, manifestations, sit-ins, soutien aux personnes menacées, etc.). Certains groupes et mouvements nés à ce moment existent toujours (GISTI, ASTI, etc.).
La décennie 70 fut en fait paradoxale : arrêt de l’immigration du travail, mise en place d’un dispositif national d’accueil des immigrés (circulaire Gorce de 1973) et application des textes internationaux concernant le « regroupement familial ». Ce paradoxe annonçait les enjeux à venir et notamment concernant le travail social.

61 Grande rue de la Guillotière : plaque à la mémoire d’Ambroise Courtois, qui habitait à cette adresse jusqu’à son arrestation par la milice française, le 7 janvier 1944. (11 février 2014).
Yves Neyrolles

Le temps de la médiation culturelle

Une nouvelle variable se révèle au début des années 80, suite aux « rodéos » des Minguettes (performances avec de belles voitures volées qui finissent au bûcher. Plus de 250 voitures brûlées l’été 1981). La politique publique lance alors « la politique de la ville » et ses perlières actions : Anti-été chaud, Opération prévention été (OPE) qui préfigurent le dispositif « Ville Vie Vacances » (VVV) d’aujourd’hui. On assiste en fait à l’émergence des « enfants d’immigrés » dans l’espace public ainsi qu’à la visée de l’« intégration » dans le discours politique. En face, c’est l’émergence du mouvement Beur : la voix des descendants qui clament qu’ils ne sont pas des « immigrés ». Cette révélation (notamment à travers la « marche pour l’égalité et contre le racisme » en 83) va ouvrir la voie par la suite aux revendications des différences culturelles (en tant que français culturellement différents).

Sur le terrain du travail social, cela se traduit par des expérimentations, également paradoxales, de nouveaux modes d’intervention sociale dans les secteurs de l’animation et de la prévention spécialisée. Avec notamment de nouveaux profils de professionnels recrutés à partir d’une « compétence » d’expérience de vie : la proximité sociale et culturelle avec les jeunes !
Un nouveau corps d’intervenants voit le jour. Il est chargé de concrétiser les objectifs implicites de « l’intégration » à partir des figures ambiguës du « grand frère » ou de la « grande sœur ». Ces figures nouvelles, que l’on retrouve dans les dispositifs « politique de la ville », ont construit une sorte de « légitimité » pour un « savoir-faire » professionnalisé (par le biais de petites formations et de petits salaires), et cependant en marge des métiers du social (des sortes de « petits frères » des travailleurs sociaux !), à partir d’une ethnicisation qui positionnait du coup ces intervenants sociaux, « issus de l’immigration », dans un double écart : pas véritablement des travailleurs sociaux et, en même temps, décalés, de par leur mission normative, des enjeux de la population-cible avec laquelle ils partagent pourtant la même expérience (ou la même « galère »). Leur savoir et savoir-faire ont été réduits en fait aux ingrédients de leur appartenance à une communauté culturelle ou à une fratrie : une famille pour les uns et, pour les autres, une communauté conditionnelle ou politique, et non développés comme savoir et savoir-faire d’un travailleur social à part entière.
En fait, un nouveau paradigme était apparu dans le travail social : la médiation culturelle ou interculturelle. Elle se développera surtout dans des associations hors le secteur institutionnel du travail social.

Le temps de la « diversité culturelle »

Fin des années 90 et début des années 2000, la réalité des discriminations, notamment ethniques, va se révéler (études, rapports au niveau national et pression des politiques européennes, etc.). Elle donnera lieu à « l’invention de la notion de diversité » (Sennac, 2012). Cette notion, entrée dans les usages des discours politiques et institutionnels, décline aussi bien une volonté affichée de lutter contre les discriminations (une pédagogie de l’égalité des chances) qu’une simple « gestion de la diversité » (sans véritable exigence quant à une « égalité des résultats »). Sur le terrain du travail social, on assiste alors à de véritables impasses de la pensée chez les professionnels, coincés entre leur mission normative et une prise en compte de la diversité. De surcroît, la dimension religieuse va entrer en jeu dans cette impasse (1989) rajoutant à la question de la diversité celle de la laïcité.
Les travailleurs sociaux se sont retrouvés en première ligne dans les « quartiers » notamment pour gérer les tensions sociales inhérentes à la montée de cette dimension religieuse comme question identitaire : viande hallal, prière, voile, ramadan, rapports entre filles et garçons, etc. Certainement l’épreuve contemporaine des travailleurs sociaux la plus bouleversante, d’autant qu’elle interroge également le travail social comme institution dans son rapport au religieux. « On se trouve là au cœur de la contradiction que le travail social essaie de résoudre quand il s’adresse à des populations désavantagées. Un traitement qui se veut trop attentif à une spécificité ne risque-t-il pas en fin de compte de se révéler inégalitaire ? Existe-t-il une juste voie entre une action sociale qui conçoit l’égalité de traitement comme une abstraction et exclut de fait tous ceux qui s’écartent trop du modèle standard, et un service public qui, à trop vouloir prendre en compte l’originalité socioculturelle de certaines minorités, les maintient dans une position de quasi-extériorité vis-à-vis de la société dans laquelle ils vivent ? » (Barou, 2002).
Charte de la diversité, ministres issus de la diversité, politique de la diversité placent l’invention de la notion de « diversité » comme le nom nouveau du même problème (« l’immigration comme problème ») au sens que Sayad (2006) lui donnait : « un nœud irrémédiable entre objet sociologique et politique ».

Le temps de l’interculturel

La question de la diversité s’ouvre dans les années 2000 sur fond d’horizon de la mondialisation : accélération de tous les mouvements et notamment migratoires, bouleversements des équilibres économiques et culturels anciens, affaiblissement des États-nations, débordements des frontières, émergences d’espaces transnationaux, de mouvements migratoires pendulaires et de nouvelles figures des migrations (Mineurs non accompagnés, femmes seules ou avec enfants), etc.

L’ensemble de ces mouvements et bouleversements dessinent un nouvel horizon social et culturel transversal, défini par cette notion à la fois molle mais opératoire dans le champ du travail social : « L’interculturel ». Notion soutenue cependant par des acteurs institutionnels importants sur le plan international : l’UNESCO a décrété l’année 2008 comme année de l’ « interculturel » et cette même année, le Conseil de L’Europe lance son programme « Cité interculturelle » : 12 villes pilotes obtiennent le label européen Cité interculturelle dont Lyon dans la région Rhône-Alpes.
Le fardeau du travail social
Les épreuves de l’immigration, de la diversité et de l’interculturalité ne révèlent pas seulement le fait que le travail social s’est fondé en référence à l’idée d’une cohésion nationale normative de la société, mais surtout qu’il a « refoulé » une question fondamentale dans son histoire : la question de l’immigration coloniale et postcoloniale. La conséquence en fut que cette présence a été maintenue à la marge de la norme de socialisation dominante. Or, on ne peut revendiquer un vivre-ensemble dans une société interculturelle sans interroger ses héritages institutionnels et la manière dont s’est construite dans notre imaginaire social la place de la différence culturelle, et notamment celle liée à la colonisation.
Le travail social a hérité d’un fardeau éducatif consistant à faire accéder les immigrés-étrangers, et leurs descendants, à cette vision de la cohésion nationale de la société en les « libérant » de leurs traditions ou de ce qu’on a pu se représenter à un moment donné comme étant leur « handicap culturel ». Bref, de les « émanciper » afin de les aider à s’assurer une place égale à celle des autres dans la société. Ce vaste programme a été écrit avec une grammaire institutionnelle déclinant la notion « d’intégration » à travers des dispositifs divers et variés mais non exemptes de tensions et de contorsions qui firent et continuent de faire l’épreuve des travailleurs sociaux.

Aujourd’hui, ces tensions transfèrent l’épreuve sur un nouveau contexte : le contexte de la mondialisation (sans forcément solder le passif). Ils nécessitent une pensée ou une grammaire complexe ou ce qu’on pourrait appeler avec François Jullien la pensée de l’écart. Complexe, car elle doit affronter le brouillard, l’incertain, l’indéfinition… ce qui est mis à mal par les grammaires normatives classiques des institutions. Elle doit tenir compte des ruptures d’évidences pour se redonner de la mobilité, une volonté de savoir et le courage de la vérité (Michel Foucault, 1994) en assumant aussi bien les héritages du travail social que la nécessité de les réagencer aux nouveaux paramètres du « social » en constante recomposition.
L’épreuve de l’« interculturel », dans le champ du travail social, auprès de populations migrantes d’aujourd’hui ou issues des immigrations d’hier, invite les acteurs dans ce champ à « l’engagement des travailleurs sociaux sur le chemin de cette civilisation planétaire » (Brévigliéri, 2013). Il ouvrirait ainsi un nouvel horizon au travail social ou à sa « migration » si l’on peut dire : passer de paradigmes contraints et restreints aux frontières balisées et limitées par la « pensée d’État » et de l’État-nation (une politique et des dispositifs limités dans leurs ambitions), à une vision plus adéquate à un monde devenu partout « Tout-Monde », pour reprendre la notion d’Édouard Glissant.

BIBLIOGRAPHIE

Barou Jacques
Interculturalité et travail social, revue Ecarts d’identité, n°98

Brévigliéri Marc
L’engagement des travailleurs sociaux sur le chemin d’une civilisation planétaire, in le travail social à la recherche de nouveaux paradigmes, éditions Iès, 2013, 184 p.

Foucault Michel
Le courage de la vérité, le gouvernement de soi et des autres II, Gallimard, 1984, 324 p.

Gasteau Yves
La flambée raciste de 1973 en France, Revue Européenne des Migrations internationales, Volume 9 - N°2, 1993, pp. 61-75.

Glissant Edouard
Tout Monde, Paris, Gallimard, Folio, 1993, 613 p.

Ion Jacques
Le travail social en débat, La découverte, Paris, 2015, p.

Mondzain Marie José
Confiscation, des mots, des images et du temps, Paris, Editions les liens qui libèrent, 2017, 214 p.

Sayad Abdelmalek
Immigration et pensée d’Etat.
In actes de la recherche en sciences sociales, 1993.

Sennac Réjane
L’invention de la diversité, Paris, PUF, collection « le lien social », 2012, 336 p.