N°132

Sur les traces du personnel des Soieries Bonnet

par Nathalie FORON-DAUPHIN

« 20 heures : Adieu et bon courage. Prenez soin de mes métiers », signé B.B. tisseuse. Cette note griffonnée sur le carnet de liaison entre les gareurs et les tisseuses marque l’arrêt des métiers à tisser des Soieries Bonnet le 23 mars 2001. La Société d’Exploitation des Tissages Bonnet reste en activité jusqu’à l’automne pour l’expédition des dernières commandes et les visites du Musée d’entreprise à Jujurieux (Ain). Après 200 ans d’histoire industrielle, la maison « Bonnet s’éteint, c’est fini, restera le musée pour témoigner » comme le relate un graffiti sur l’un des volets de l’atelier. Les collectivités publiques s’emparent rapidement du dossier pour éviter la disparition d’un patrimoine unique. En décembre, le Département de l’Ain décide de reprendre l’intégralité de l’actif de l’entreprise : outil de production, archives du monde du travail, archives textiles, archives de l’usine-pensionnat, productions etc., restés en l’état au départ des derniers employés. La totalité du fonds reste conservé dans les bâtiments d’origine appartenant à la Communauté de communes qui soutient le projet de Musée de France, après avoir tenté de sauver l’entreprise en acquérant ses locaux un an plus tôt.

Site des Soieries Bonnet, Jujurieux (Ain)
Département de l’Ain

Cet ensemble exceptionnel, près de 300 000 objets et documents répartis sur plus de 7 000 m2 au cœur du site industriel préservé, est impressionnant par son volume et son ampleur historique. Il rassemble toutes les composantes du patrimoine industriel, tant matérielles qu’immatérielles et représente une immense mémoire à transmettre, celle des milliers d’ouvrières et ouvriers des Soieries Bonnet et de l’entreprise fondée en 1810 à Lyon par Claude-Joseph Bonnet. Cette maison de soieries, spécialisée dans les tissus d’habillement, est rapidement reconnue pour la qualité de ses étoffes unies noires tissées par les canuts lyonnais. À partir de 1835, le soyeux implante dans son village natal à Jujurieux une usine-pensionnat tournée vers la préparation des soies pour maîtriser un long cheminement productif. Il complète l’organisation industrielle au milieu du siècle par des ateliers à domicile, qui occupent un foyer sur trois à Jujurieux à sa mort en 1867. Ses petits-fils lui succèdent et font souffler un vent de nouveauté vers 1880 en intégrant couleurs et motifs au panel de productions, en intégrant également à Jujurieux le tissage mécanique confié à du personnel externe. L’internat industriel, encadré par les Sœurs de Saint-Joseph, voit se succéder des générations d’ouvrières sur plus d’un siècle, de nombreuses orphelines originaires des campagnes de la région à l’époque du fondateur, puis des jeunes filles en provenance de Montceau-les Mines, d’Italie du Nord et de Pologne de la fin du XIXe siècle à l’Entre-deux-guerres, suivant ainsi l’évolution des territoires de recrutement de l’industrie et la structuration internationale de l’entreprise. Au tournant du XXe siècle, l’établissement de Jujurieux comptabilise 2000 personnes, avec 600 à 700 pensionnaires aux origines cosmopolites, 500- 600 externes et autour de 800 personnes à domicile. Le site concentre sur place des ateliers de préparation des soies, de tissage, l’internat, une chapelle, des magasins d’alimentation, une école ménagère, un terminus de tramway…

L’atelier des tissus façonnés aux Soieries Bonnet à Jujurieux
Collection départementale des Musées de l’Ain/ Soieries Bonnet, photo Angèle Corne

Les implantations internationales et l’encadrement religieux disparaissent avec la Seconde guerre mondiale, de sorte que l’organisation commerciale et industrielle se recentre sur Lyon et Jujurieux, où l’organisation paternaliste vacille jusqu’au début des années 1960. Durant cette décennie, l’entreprise subit une crise profonde, l’usine de Jujurieux tombe à moins de 20 employés et l’entreprise connaît alors l’une des rares grèves qui jalonnent son histoire. En 1966, 400 manifestants inondent les rues de Jujurieux pour contester des licenciements massifs qui sonnent comme un couperet dans une commune où Bonnet a longtemps été le principal employeur. Pour rebondir, l’entreprise se recentre sur le tissage du velours, les commandes et les effectifs remontent par ressauts.

A Jujurieux, le noyau « d’anciens » Bonnet est régulièrement complété par de nouveaux recrutements dans la région et l’embauche de main d’œuvre étrangère pour le travail, notamment en provenance d’Italie, du Portugal puis d’Asie. En 1986, la famille cède la maison à des investisseurs privés. En 1999, après quelques années fastes qui peuvent occuper jusqu’à plus de 50 personnes à Jujurieux, c’est le dépôt de bilan malgré la clientèle fidèle du prêt-à-porter de luxe et de la haute couture. Les bureaux de Lyon et l’usine de Jujurieux fusionnent mais les tentatives pour redresser la barre échouent. En novembre, les trois derniers employés ferment définitivement les portes de l’entreprise. Deux d’entre eux reviennent quelques mois plus tard mobilisés pour les visites dès la saison suivante par la Communauté de communes, puis par le Département qui recrute une équipe pour le projet de musée : Thierry Lopez, responsable du Musée d’entreprise et Françoise Vinoche, qui fut au fil du temps, ourdisseuse, tisseuse, puis employée au bureau des foulards, bientôt rejoints par Jean-François Dupont, ancien gareur aux Soieries Bonnet. Leur expérience des lieux nourrit le projet au quotidien tant pour le travail de fond : inventaire, chantier d’archéologie industrielle que pour les actions auprès des publics : démonstrations, rencontres-témoignages, visites, élaboration de contenus pédagogiques. Au-delà de l’intérêt en matière de transmission de connaissances, cette expérience démontre, s’il est nécessaire, la transférabilité de compétences attachées aux savoir-faire de l’industrie textile en direction de l’ingénierie culturelle, comme le sens de la qualité et du détail. Elle montre toutefois des limites en termes de transmission de ces savoir-faire.
Le projet scientifique et culturel du Musée porte une attention particulière à ces hommes, femmes et jeunes filles qui ont fait l’histoire des Soieries Bonnet et incarnent cette épopée industrielle en donnant du sens aux collections. Les trames de vie sont au cœur des programmes de recherche, des campagnes de collecte de témoignages, de l’étude des archives, valorisés au fil des expositions et éditions, des événements du Musée à partir de plusieurs centaines de livrets du personnel, des carnets de travail des enfants, des registres d’employés, du personnel étranger, des photographies du personnel au travail, des images du pensionnat, des messages griffonnés au dos des cartes postales ou inscrits sur les murs de la fabrique, sur les volets, avec plus d’un millier de graffitis qui emplissent les espaces des sous-sols aux greniers.
Plus qu’un musée, les Soieries Bonnet sont un lieu de mémoire ouvrière, un lien entre les générations de personnel et leurs descendants. C’est toujours un moment marquant de mettre un nom sur un visage au hasard d’une rencontre, de croiser ensuite cette image avec les archives, recueillir la trajectoire de vie d’une dame âgée qui revient sur les lieux de son enfance ou d’échanger avec des personnes venues à la recherche de leur aïeul. Au-delà de la fonction sociale du musée, cette dimension humaine répond à une attente forte des publics, qu’ils soient en quête de plaisir, de connaissance, d’histoire, mais aussi en quête de racines.
Et si au fond le musée était un alibi ? L’important c’est l’humain…

Pour aller plus loin

Histoire, collections et la patrimonialisation des Soieries Bonnet

  • CANO Delphine, FORON-DAUPHIN Nathalie (dir°), Habiter l’usine, voyage au cœur du logement ouvrier, Somogy et Département de l’Ain édition, 2016
  • FORON-DAUPHIN Nathalie, « Les collections des Soieries Bonnet à Jujurieux, de l’usine au patrimoine de l’industrie textile en Bugey », Revue le Bugey, société historique, littéraire et scientifique, 2013, p. 299-324
  • FORON-DAUPHIN Nathalie, MATIC Myriam sous la direction de Delphine CANO, Guide des collections de l’Ain, Fonds départemental des Soieries Bonnet, Libel Edition, Lyon, 2011
  • FORON-DAUPHIN Nathalie, « De Voiron à Jujurieux », dans Sermorens, le coeur historique de Voiron, Association Histoire et Patrimoine du Pays Voironnais, 2009, pp.93-95.
  • PANSU Henri, Claude-Joseph Bonnet, Soierie et société à Lyon et en Bugey au XIXe siècle, tome 1, « Les assises de la renommée, Du Bugey à Lyon », Lyon et Jujurieux, 2003 ; Tome 2, « Au temps des pieux notables, De Lyon en Bugey », 2012.

Mémoires universitaires et programmes de recherches non publiés

  • BOSSA Francesco, Un casa di delocalizzazione industriale : il setificio Bonnet di Paesana e la sua storia (1899-1960), thèse soutenue à l’université de Turin, Renatore Dianela Adorni, 2012.
  • BERAUD-WILLIAMS Sylvette et ROYET Aude, programme de recherches sur la cessation d’activité de l’entreprise et la patrimonialisation, approches ethnologique et historiques croisées, dans le cadre de l’’appel à projets mémoires du XXe siècle, 2010-2012
  • FOURTON Marjolaine, Tisser chez soi. Les ouvriers-ères à domicile des Soieries Bonnet dans les années 1920-1930, mémoire de master 1 en histoire contemporaine, ENS de Lyon, Direction Sylvie Schweitzer, 2016
  • ROYET Aude, Les ouvrières en soie polonaises à l’usine-pensionnat de Jujurieux (Ain) dans les années 1920, mémoire de master 1 en histoire contemporaine, Direction Claude-Isabelle Brelot, Université Lyon 2, 2010.
  • ROYET Aude, Les ouvrières en soie italiennes à l’usine-pensionnat de Jujurieux (Ain) dans les années 1920, Mémoire de master 2 en histoire contemporaine, Direction Claude-Isabelle Brelot, Université Lyon 2, 2011.
  • VANNEAU Laurie (travail en cours), les ouvrières des Soieries Bonnet au tournant du XXe siècle, master 1 en Histoire contemporaine, codirection Pierre Vernus et Manuela Martini, Université Lyon 2

Ressource Internet
www.patrimoines.ain.fr
Listing des pensionnaires :
http://patrimoines.ain.fr/n/memoire-ouvriere/n:174