N°132

Éditorial

par Abdellatif CHAOUITE

Le dernier numéro de la revue Ecarts d’identité (Les sentiers de la dignité, n°131) avait exploré quelques manières de dire (témoignages) et quelques formes de faire (engagements) des acteurs dans le champ des migrations. Dans cette exploration, il est apparu une thématique tout aussi importante aujourd’hui et surtout alarmante : ce que l’on pourrait appeler les épreuves des acteurs dans ce champ. Aussi, il nous a semblé naturel de faire suite au dernier numéro par une interrogation sur ces épreuves.

Ces épreuves sont diverses et, selon les acteurs ou les institutions, peuvent prendre des formes différentes : « incertitude » là où il faut juger de la manière la plus juste (S. Laacher), travailleurs sociaux « démunis », réduits parfois au rôle de « spectateurs » (Y. Couriol et V. Tremblay), malaises dans les structures professionnelles face à la réduction des moyens qui leur sont alloués, « impasses de la pensée chez les professionnels » (F. Righi) et, bien évidemment, détresse rajoutée à la détresse chez les concernés eux-mêmes (« migrants » de toute sorte et même une fois reconnus dans leur statut d’installés légalement leur épreuve n’en finit pas pour autant).

Yves Neyrolles

Roland Gori, psychanalyste et philosophe avait impulsé l’Appel des appels en 2008. Il nous apporte ici un éclairage global du malaise des acteurs comme des usagers : « le désenchantement du monde que le néolibéralisme produit… impacte l’exercice des métiers, métamorphose les professions et les manières de vivre ensemble en promouvant un sujet humain transformé en microentreprise libérale, autogérée, s’auto-exploitant comme un capital, ouvert à la concurrence et à la compétition sur le marché ».

Métamorphose. Elle sévit au croisement de quatre éléments : la globalisation économique, la connexion télé-technologique, l’accélération des rythmes et le bouleversement des équilibres écologiques. Ces éléments conjuguent leurs effets et donnent forme à une mutation anthropologique. Aucun garant structurel traditionnel (frontières géographiques, enveloppes sociales, psychiques, culturelles ou idéologiques) n’y échappe désormais... Cette mutation a ses côtés optimistes (le monde devient enfin ce qu’il est : un Monde singulier-pluriel) et ses côtés inquiétants (le passage de la représentation d’un « demain sera toujours meilleur qu’aujourd’hui » à un « demain risque d’être pire qu’aujourd’hui »)...Les « migrations » d’aujourd’hui (que l’on stigmatise), mais aussi les autres modes de circulation (que l’on valorise), en sont des effets.

Reste qu’il faut trouver de nouvelles régulations (éthiquement et politiquement justes) à ce chambardement du monde. C’est là où les acteurs, opérateurs à tous niveaux sur le front de cette mutation, sont à la fois sollicités et mis en difficulté. Ils doivent résoudre localement des problématiques construites globalement, sans cadre politique global justement à leur régulation. Et se trouvent ainsi livrés à des contraintes diverses et variées, souvent incohérentes du point de vue des logiques des réalités à traiter (C. Jacquier). C’est une perte de sens de l’action au profit de dispositifs gouvernés par le souci premier d’une évaluation quantitativement comptable.

Reste le droit également. Le droit légitime, il inclut. Mais exclut également ! Les institutions qui appliquent le droit incluent et excluent. Cela fait partie de la logique même du droit et des institutions (S. Laacher), mais ce droit et ces institutions dépendent des rapports de forces (politiques) qui donnent droit justement (aux représentants) de légiférer et d’instituer (H. Bazin)… C’est également l’épreuve anthropologique que l’on traverse actuellement au regard des effets des mutations sur le politique (le constat actuel est pour le moins consternant !). Certains acteurs politiques, ici et ailleurs, se coltinent néanmoins courageusement cette épreuve. Le maire de Palerme par exemple qui élabore une charte sous-titrée « de la migration comme souffrance à la mobilité comme droit inaliénable de l’homme » (J. Duflot).

Ce numéro voudrait donc rendre hommage à tous les acteurs qui soutiennent et sur tous les fronts les épreuves de la mutation que nous vivons. Il dessine également et plus largement une continuité dans la compréhension de l’épreuve (elle a démarré avec l’industrialisation et sa logique d’implantation internationale). Dans sa partie culturelle, il s’est intéressé ainsi à une situation singulière dans la région Auvergne-Rhône-Alpes (dans l’Ain) : l’usine-pensionnat pour jeunes filles, les Soieries Bonnet, 1810-2001 (N. Fauron-Dauphin). Tout le capital mémoriel de cette usine (l’histoire de ses patrons-acteurs, le rôle d’encadrement joué par les religieux à leurs côtés, les traces-graffitis de ses pensionnaires, le recours dans les années soixante à de la « main-d’œuvre étrangère pour le travail, notamment en provenance de l’Italie, du Portugal puis d’Asie... ») témoigne de la transition (sur deux siècles) d’un monde à l’autre... Le rythme n’a fait peut-être que s’accélérer depuis, basculant le monde dans une vraie mutation.
En témoigne, le documentaire Le chant doux-amer des hirondelles (Alpha3A et I.Udugambola) et les photos de Yves Neyrolles qui accompagnent notre numéro autour des transformations du quartier Place du Pont / Guillotière de Lyon.

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Manières de photographier
« Mettre en lumière la complexité d’un quartier comme celui de la Guillotière, son histoire, ses transformations, sa diversité, m’amène à adopter plusieurs postures : celle du chercheur de traces, qu’on admet facilement et qui, même, peut se faire aider par les gens qu’il rencontre ; celle de l’illustrateur des métamorphoses, dont les « objectifs » se laissent aussi accepter ; celle du capteur de la vie présente, plus difficile à être admise parce qu’elle se heurte à de compréhensibles réticences, à des résistances. Le plus souvent, je m’efforce de me faire oublier, et, me fondant dans la foule comme le faisait Henri Cartier-Bresson, j’attends « l’instant décisif » où celle-ci compose pour moi une scène que nous écrivons ensemble, avec la complicité de la lumière. »