E.I. : Roland Gori, [1] vous êtes psychanalyste et philosophe, sensible par votre parcours et vos engagements à ce qu’on pourrait appeler la production de la souffrance au nom de « l’homme économique ». En 2008, avec Stefan Chedri, vous avez impulsé ce qui est devenu l’« Appel des appels » invitant les professionnels du social, du soin, de l’enseignement, de la justice et de la culture à réagir aux logiques d’« arasement de l’humain au profit des logiques comptables ». Aujourd’hui, on constate les effets de ces logiques – épuisement, détresse, perte de sens, etc. – chez beaucoup de travailleurs sociaux et autres acteurs aidant les migrants, et même chez les policiers, entre autres de la PAF et pour ne prendre que ces exemples. Quel regard portez-vous d’abord sur cette réalité contemporaine des mobilités et de leurs conséquences ?
Roland Gori : Le néolibéralisme n’est pas seulement un nouveau régime de l’économie. C’est une anthropologie au nom de laquelle aucun problème humain quel qu’il soit, psychologique, social, politique, culturel, ne saurait s’exempter d’une grille d’intelligibilité économique. Le désenchantement du monde que le néolibéralisme produit, l’utilitarisme moral qu’il prescrit, le « monde sans esprit » auquel il conduit, et qui apporte sa quote-part à la fabrique des terrorismes [2], sont devenus une évidence pour la plupart des chercheurs et intellectuels aujourd’hui.
A l’ère de la globalisation et de la financiarisation de l’économie, cette nouvelle anthropologie impacte l’exercice des métiers, métamorphose les professions et les manières de vivre ensemble en promouvant un sujet humain transformé en microentreprise libérale, autogérée, s’auto-exploitant comme un capital, ouvert à la concurrence et à la compétition sur le marché des jouissances existentielles. C’est cette révolution symbolique colonisant les métiers que l’ « Appel des appels » avait pressentie il y a dix ans maintenant face aux injonctions obscènes de la politique de Nicolas Sarkozy. La rationalité est réduite à ce que j’avais nommé, à partir de Max Weber, une pensée pratico-formelle, c’est-à-dire une intelligibilité des phénomènes restreinte à la logique du Droit et des affaires propre à nos démocraties libérales. Cette logique privilégie la rationalité fonctionnelle et instrumentale des actes professionnels aux dépens de leurs finalités éthiques et culturelles. Cette logique est aussi une théodicée qui fait bon ménage avec les nouvelles technologies du numérique pour assujettir les individus aux normes sociales et culturelles. C’est un fait de civilisation qui dépasse les limites traditionnelles des frontières nationales, culturelles et politiques. Que l’on vive en démocratie libérale ou en régime communiste, en France ou en Chine, chacun est invité à devenir un autoentrepreneur de lui-même pour maximiser son capital humain au service des grands compétiteurs nationaux. C’est cette injonction normative qui sert d’ascèse en lieu et place des religions, des idéologies politiques relayant le sacré des rationalités « substantielles », au sens de Max Weber. Cette théodicée légitime le pouvoir de domination des dominants, « il y a toujours des métaphysiques derrière les méthodes », se plaisait à dire Albert Camus. De ce fait, la manière de se gouverner, par l’éducation, le soin, la culture ou la morale, s’avère indissociable de la manière dont les politiques gouvernent les humains.
Avec la globalisation néolibérale les humains deviennent « libres » de s’exploiter au maximum en s’aidant de logiciels et d’algorithmes pour piloter leurs existences. Ce pilotage des conduites par les machines algorithmiques oriente vers une « démocratie numérique [3] » en régime libéral où la gestion prévisionnelle des comportements et des populations tend à remplacer le gouvernement politique de soi et des autres par la politique et la parole. Dans les régimes autoritaires et illibéraux [4] cette gestion dictatoriale par les algorithmes apparaît à ciel ouvert, là où en démocratie libérale elle se révèle plus insidieuse et disséminée. C’est ainsi que la Chine, avec ses caméras, ses capteurs de comportements et ses « scores sociaux » dessine dangereusement le profil de nouvelles tyrannies numériques. La Chine s’est appropriée la maîtrise des nouvelles technologies et elle devient un leader dans ce domaine. Big data, reconnaissance faciale, algorithmes prédictifs n’ont plus de secrets pour les Chinois ; ils en sont passés maîtres. Ces nouvelles technologies permettent une surveillance totalitaire de la vie des gens. Dans le moindre recoin de leur vie.
La dissolution de la fraternité – et de l’empathie qu’elle requiert – provient de cette métamorphose de l’homo economicus par le néolibéralisme, sa théologie entrepreneuriale, sa « religion du marché ». Le sujet humain devient cette machine dont la rationalité interne produit un comportement économique qui en fait l’exploiteur de ses propres ressources. Étape ultime du capitalisme au cours de laquelle tout homme devient « un exploiteur » consentant de lui-même. C’est un changement complet dans la conception du sujet humain qu’opère l’anthropologie néolibérale : l’homme de la consommation, ce n’est pas un des termes de l’échange. L’homme de la consommation, dans la mesure où il consomme, est un producteur. Il produit quoi ? Eh bien, il produit tout simplement sa propre satisfaction. Et il faut considérer la consommation comme une activité d’entreprise par laquelle l’individu, à partir précisément d’un certain capital dont il dispose, va produire quelque chose qui va être sa propre satisfaction. [5] » A partir de ce moment-là, tous les comportements humains vont être analysés en termes d’entreprise de soi-même, d’entreprise individuelle avec investissements et retours sur investissements. Les formes nouvelles de productivité et de concurrence mondialisées et financiarisées conduisent à de nouvelles formes de management dont le New Public Management en est la caricature.
Qu’il s’agisse des policiers, des travailleurs sociaux, des soignants ou des éducateurs qui s’occupent des migrants, que les choses soient claires, on ne leur demande pas de trouver un sens à leur acte professionnel, d’y œuvrer [6] pour s’épanouir et construire une société ou une humanité, mais de se soumettre à une logique du chiffre ! La valeur de ce qu’ils font n’est rien d’autre que le résidu d’un dispositif d’évaluation comptable, quantitatif, formel et protocolisé par des procédures qui leur prescrivent ce qu’ils ont à faire et les prolétarisent, les aliènent à une direction étrangère à leur conscience, à leur morale, à leurs valeurs. Et cette direction, dans tous les sens du terme, n’est rien d’autre que celle d’une petite oligarchie technico-financière qui décide en fonction de ses intérêts, cyniquement, machiavéliquement, pragmatiquement, en jonglant avec les pressions économiques et celles de l’opinion publique. La question des migrants est symboliquement au cœur de cette crise de civilisation. Elle en est un symptôme sur lequel je reviendrai.

E.I. : Quel rôle, dans ce qu’il faut bien appeler aujourd’hui justement, la « religion du marché », fait-on jouer aux migrations contemporaines (celles dites « subies »). Dans les discours, cela se présente sous le visage d’une « crise » ; dans la réalité, cela confine à « l’organisation » d’un chaos du monde...
R.G. : Il est évident qu’aujourd’hui la globalisation à marche forcée que le monde subit, produit autant l’homogénéité que la fragmentation des cultures. Le monde est disloqué, les nations et les États contestés, moins par les « populistes » et les mouvements de révolte que par l’oligarchie technico-financière elle-même qui ignore et bafoue les limites, à commencer par celles des frontières nationales, des cultures et des régimes politiques ou religieux. Ce chaos géoculturel s’accompagne d’un chaos ontologique au sein duquel les individus et les peuples sont meurtris par une crise économique autant qu’existentielle. Ils ne savent plus qui ils sont, ni où aller, dans tous les sens du terme. Ils errent. Et nos SDF comme nos « migrants » deviennent la figure anthropologique de notre propre errance, de notre propre perte de repères, bref tout ce que nous ne voudrions pas devenir et que nous sommes déjà, des humains superflus, obsolescents [7], des humains en trop, une matière humaine broyée par le capitalisme financier global et rejetée par lui. Ils deviennent l’image d’un avenir qui nous effraie et qui surgit déjà comme une utopie et un cauchemar du présent.
Face à cette crise de notre humanité dans certaines régions du monde, le « chaos » géopolitique a atteint un tel point de catastrophe, au sens premier de ce terme, que l’appartenance religieuse ou ethnique est apparue comme une solution, une camisole ontologique et cosmologique pour contenir le chaos mental et existentiel [8]. Dans d’autres régions du monde, c’est la marche forcée vers un marché planétaire détruisant l’État social, confisquant la démocratie au profit d’une administration gestionnaire des populations, plaçant les peuples et les citoyens sous curatelle technico-financière, qui exacerbe les nationalismes, les racismes et les extrémismes. Inutile de rappeler aujourd’hui les scores électoraux des Extrêmes Droites en Europe, de la résurgence des régimes autoritaires et totalitaires. Les démocraties illibérales ont un grand avenir en Occident conjointement au renouveau des théofascismes [9] qui accompagnent les contradictions structurelles des démocraties libérales.
Les angoisses existentielles et les désarrois politiques qui ont accompagné ces changements brutaux ont accru le désir d’identité. Un désir d’identité d’autant plus vif que les marqueurs de l’identité sont de moins en moins évidents, stables et inscrits dans la tradition. C’est une donnée psychopathologique et politique majeure : lorsque les sociétés, comme les individus, peinent à trouver des dispositifs d’intégration et de régulation sociale et symboliques, ils sont tentés par le repli, voire le meurtre ou le suicide [10]. Le désir d’identité s’affirme davantage dans les cultures et les sociétés qui fabriquent une perte des possibilités d’échanges politiques, symboliques, culturelles entre les humains. Hannah Arendt a montré que les totalitarismes nazis, fascistes et staliniens émergeaient dans un désert politique, prenaient appui sur des conditions spécifiques où les masses d’individus isolés et atomisés étaient confrontées à la perte d’un monde commun.
La désaffiliation aux clans, aux classes sociales, aux structures traditionnelles est essentielle pour pouvoir rendre compte de l’émergence des systèmes totalitaires. Cette atomisation conditionne la loyauté totale d’individus dépouillés des liens d’appartenance, prêts à tout abandonner, comme dans les sectes, de leurs anciens systèmes de valeurs pour se faire prendre en charge par des partis et des appareils « englobants ». L’aspiration à un monde simplifié, balisé, neutralisé par la mécanique des partis ou des sectes ouvre une voie royale à tous les prophètes et tyrans instrumentalisant les idéologies et les religions. Sans devoir reprendre mes travaux antérieurs [11], je rappellerai que nous ne devons jamais oublier que tous les mouvements fascistes, ceux d’hier, comme ceux d’aujourd’hui (avec les théofascismes [12], ont en commun un « air de famille ». Tous ces mouvements détestent la différence, vouent un culte à l’action, ne supportent aucune critique, alimentent la suspicion, nourrissent les thèses du complot, traquent les dissidents, préfèrent la propagande à la culture, pratiquent volontiers un « populisme » et une manipulation des masses, prêchent « un élitisme populaire » qui méprise la citoyenneté au profit des contagions affectives de peur ou d’exaltation. Aujourd’hui, ce populisme passe par internet, il manipule les foules virtuelles jusqu’à l’hypnose des réseaux sociaux.
L’ombre de trois « totalitarismes » se profile : celui des « démocraties néolibérales », monstre au visage doux ; celui des « démocraties autoritaires » ou illibérales réduisant toujours davantage les libertés au profit d’une autorité tyrannique et sécuritaire, agressive et nationaliste ; celui enfin renouant avec la rationalité « englobante » des idéologies politico-religieuses révolutionnaires, contre-révolutionnaires plus précisément.

E.I. : Les politiques dites « sécuritaires » (qui ne sont pas que militaires et policières) concernant les « migrants », reposent sur un présupposé, celui de la peur. La peur devant les incertitudes du devenir et de l’avenir notamment. Peur ou angoisse « modernes » cristallisant « l’inquiétude moderne », une inquiétude focalisée sur « l’autre » alors même que le système néoliberal, notamment par le biais de ses performances technologiques, tend à absorber tout autre et toute altérité dans son projet. Vous parlez dans votre analyse d’un « techno-fascisme ». Comment comprendre cette peur qui s’empare des acteurs tout en servant le système ?
R.G. : J’ai en partie déjà répondu à votre question. Disons seulement pour compléter que la peur comme la terreur sont des émotions politiques qui servent à gouverner, l’instrument d’une violence que les pouvoirs utilisent en désespoir de cause pour soumettre les individus et les peuples en les sidérant ! La terreur met les sujets « hors d’eux-mêmes », les dépossède de leur subjectivité et de leur rationalité pour y substituer la leur. La terreur déshumanise, insistait Albert Camus, dans ses éditoriaux de Combat en 1946, intitulés Le siècle de la peur [13]. C’est de la dislocation du monde, d’un monde, que la terreur émerge. Ce qui suppose des conditions sociales et culturelles particulières pour faciliter leur émergence. La terreur est étymologiquement « effroi », « épouvante », elle est l’émotion politique par excellence contre laquelle naît le politique proprement dit et se fabriquent l’État, le Droit et les religions.
Avant même Emile Durkheim, Thucydide évoquait les états de terreur et de débauche qui surgissent de l’anomie d’une société : la dislocation des règles sociales au moment des guerres du Péloponnèse plonge les citoyens dans une peur extrême de la mort et les incite aux déchaînements pulsionnels les plus violents. C’est de la dissolution des lois et des normes qu’émergent la peur et la terreur. La peur qu’inspire les migrants aujourd’hui n’échappe pas à cette règle. Elle provient d’une dégradation du politique. Si le politique se fabrique, se constitue, s’érige contre cet état de terreur, il nous faut bien admettre aujourd’hui que l’émergence de ce contre quoi il advient se trouve pour le moins en difficulté. Et, cette difficulté procède, au moins en partie, de la dévaluation du politique par les idéologies, les théodicées néolibérales aujourd’hui renforcées par les nouvelles technologies.

E.I. : Le libéralisme a sa rationalité historique. Mais peut-on parler encore d’une rationalité à propos du néolibéralisme actuel ? Cette rationalité est pourtant la condition première pour imaginer et construire des chemins nouveaux ou un nouvel humanisme...
R.G. : Il existe plusieurs formes de rationalité et j’en ai évoqué quelques-unes à partir des recherches de Max Weber. Le libéralisme philosophique des Lumières était une invitation à la liberté, à l’émancipation individuelle qui s’est écrasée contre le mur des exigences normatives de la deuxième révolution industrielle.
Et si nos démocraties libérales vont mal, elles le doivent à une contradiction qui les mine de l’intérieur entre la liberté à laquelle elles invitent et l’égalité qu’elles prescrivent. Et cela dès la fin du XIXe siècle. L’invitation des libéraux à devoir s’émanciper de l’état de minorité sociale, politique, psychologique a nourri un espoir qui a pris sa forme historique dans les révolutions américaine et française de la fin du XVIIIe siècle. Kant en énonçait le principe philosophique en nous invitant à être libre et responsable et à prendre notre destin en mains [14]. La première moitié du XIXe siècle fit de cette liberté le motif de toutes les révoltes, de toutes les mélancolies aussi, d’une émancipation politique dans ce « printemps des peuples » de 1848 au cours duquel les nations et les citoyens européens se révoltèrent contre les despotes et les tyrans.
Nous le savons, cette liberté républicaine en France finit dans le « panier à salade » du second Empire et seule la IIIe République put en sauver quelques « lois sociales » qui, pour essentielles qu’elles puissent être, n’empêchèrent pas l’émergence d’une contradiction essentielle : la liberté, dans sa version du libéralisme économique, entrait en conflit avec la revendication d’égalité citoyenne. Les exigences sociales et politiques de la 2e Révolution industrielle, prolétarisant toujours davantage la masse des citoyens, entamaient sérieusement le crédit que le peuple aurait pu apporter au message des Lumières. Les promesses d’émancipation sociale et individuelle se heurtaient violemment aux aliénations, matérielles et symboliques qu’imposaient les nouvelles industries, les nouvelles manières de travailler dont le « monstrueux » taylorisme [15] fut le couronnement. A partir de ce moment-là la question sociale n’allait plus lâcher le monde moderne du vivre-ensemble. Le progrès n’éradique pas la pauvreté. Voilà le message angoissé et critique qui revient en boucle durant la dernière partie de ce XIXe siècle.
Comme le rappelle Marcel Gauchet, conservateurs et socialistes se retrouvent alors pour dénoncer en France comme en Allemagne la régression culturelle, l’ébranlement des valeurs nationales et familiales, les facteurs de dissociation sociale et la paupérisation des masses que paradoxalement l’accroissement prodigieux de la production de richesses comporte [16]. La misère dont souffre le peuple n’est pas seulement matérielle, elle est aussi symbolique, morale, psychologique et culturelle. La souveraineté populaire dont se prévalent les gouvernements républicains quand, enfin, ils parviennent à revendiquer l’héritage de la Révolution française et des Lumières, se heurte aux nouvelles organisations des rapports sociaux, à leur division, et à cette prétendue « organisation scientifique » du travail, dont la théorie tayloriste inaugure le siècle suivant.
La démocratie s’arrêterait-elle aux portes de la ville industrielle, de la fabrique et de l’usine ? Cette question n’a de cesse d’être posée par Jean Jaurès dans ses discours et conférences. Elle justifie l’exigence de Jaurès de devoir élever le socialisme à la dignité d’une morale et d’une politique qui viendrait parachever l’œuvre de la Révolution française dont se prévalent à ce moment-là les républicains et les libéraux. Dans un discours, resté célèbre et prononcé le 21 novembre 1893 devant la Chambre de gouvernement, il formule les contradictions de cette culture républicaine et libérale sortie des convulsions et des tensions de ce « siècle des possibles ». Jaurès apostrophe ses collègues députés : « Vous avez interrompu la vieille chanson qui berçait la misère humaine, et la misère humaine s’est réveillée avec des cris, elle s’est dressée devant vous et elle réclame sa place, sa large place au soleil du monde naturel, le seul que vous n’ayez point pâli [17] ».
Le socialisme comme morale, pour reprendre une expression de Jaurès, apparaît comme la seule alternative laïque et républicaine face aux échecs des libéraux comme à la nostalgie des religieux et des conservateurs. Les anciennes croyances de la tradition et de la religion ayant perdu leur magister sur le peuple, Jaurès pressent l’urgence de devoir inventer une nouvelle morale collective qui, sans désavouer les valeurs portées par les Lumières, pourrait la refonder, l’actualiser, la révolutionner. Jaurès martèle depuis les années 1890 le même message à la fois humaniste et révolutionnaire : les droits politiques de liberté et d’égalité ne sont rien sans les droits sociaux. La démocratie hésite, tergiverse, et elle finira par se démettre devant les exigences du capitalisme. Tel est le message de Jaurès, message prophétique dont les échos retentissent jusqu’à aujourd’hui. En renonçant à mettre en pratique les idéaux de liberté qui l’ont portée au pouvoir, la République abandonne les nouveaux prolétaires aux contraintes de l’industrie, du commerce et de la spéculation financière en plein essor, et recule, au moins en partie, devant sa tâche.
Cet échec à répondre au défi de la contradiction interne aux démocraties libérales détermine, en partie, l’émergence des partis totalitaires. C’est bien parce que l’individu isolé, désolé, dont la liberté se réduit à la solitude, l’autonomie à la désertification sociale, que les totalitarismes peuvent exercer leur emprise sur les esprits, accomplir leur prédation sur les masses. Je dirai pour terminer que ce ne sont pas les inégalités sociales qui menacent la démocratie mais c’est bien la perte de substance de la démocratie qui permet aux inégalités sociales d’émerger.

E.I. : Ne sommes nous pas en présence, dans notre culture, d’une forme post-moderne de négation, de soi-même et de l’Autre ? On a l’impression que l’humain y devient une simple matière première, une source de profit, voire de jouissance...
R.G. : Sûrement. J’ai insisté à plusieurs reprises sur la dénégation de notre réalité intérieure dans notre culture qui nourrit les prétentions des idéologies scientistes réduisant le sujet à un homme neuro-économique [18]. J’ai rapproché à plusieurs reprises ce déni de la subjectivité comme de l’altérité du syndrome de Cotard dans la mélancolie anxieuse [19]. Il convient effectivement de se demander si nous ne sommes pas en présence dans notre culture d’une forme post-moderne de délire des négations de soi-même et de l’Autre, désavouant le sens, la substance et l’histoire de nos expériences pour produire en retour des violences plus ou moins majeures à l’égard des autres ou de soi. Dans une désarticulation de son lien au monde, dans sa désadhésion aux objets, le sujet post-moderne par le « brouillard silencieux [20] » de sa mélancolie fait obturation à ce qui jusque-là se présentait comme une discontinuité. Cette obturation peut aller jusqu’à un aveuglement, aveuglement qui le conduit à nier sa propre existence ou celle des autres. Ce qu’il perd, c’est la substance même de son intimité corporelle dont Freud nous rappelle qu’elle est la seule à même d’enraciner notre subjectivité : « En fin de compte, toute souffrance n’est que sensation, n’existe qu’autant que nous l’éprouvons ; et nous ne l’éprouvons qu’en vertu de certaines dispositions de notre corps. [21] » Notre perception de la réalité se révèle endopsychique et ce que nous n’éprouvons pas dans l’expérience intime du corps et de l’affect n’a aucun statut d’existence. Comment ne pas percevoir ici l’origine des violences cruelles, froides et instrumentales faites à un Autre ? Comment ne pas entendre dans les actes violents terroristes comme dans le management cynique des humains la froide instrumentalisation d’une jouissance nihiliste ? C’est en ce point que les terroristes ressemblent à l’époque qu’ils combattent, ne compte pour eux que la performance d’une production de la terreur et du nombre de victimes. La société de la marchandise et du spectacle est bien la leur, ce sont des « entrepreneurs » de la terreur !

E.I. : Dans les interactions de la culture post-moderne, la connexion a remplacé la relation, et les tweets et autres posts l’échange véritable. Comment ces techniques modifient-elles le lien social ? Comment pèsent-elles sur les acteurs du travail social ?
R.G. : Notre appropriation numérique du monde, la transformation des formes du savoir et des pratiques sociales qui en résulte, semblent réduire, toujours davantage, le sujet humain à ses comportements et aux interactions qu’il peut avoir avec les autres humains ou les systèmes artificiels. Une telle civilisation des mœurs me parait relever d’une forme de nihilisme, je l’ai dit : elle dénie la réalité intérieure des humains autant que l’espace relationnel du social au profit des réalités extérieure ou virtuelle. La cybernétique, non seulement conçue comme « science des mécanismes autogouvernés et de contrôle » de l’information, mais approchée comme un paradigme de pensée et de complexe politico-industriel, favorise l’installation de dispositifs techniques de régulation sociale et subjective, conduisant à une obsolescence de l’homme pour reprendre l’expression de Günther Anders (1956). Ces formes de régulation sociale et subjectives nous relient en nous isolant, nous isolent en nous connectant. Tel est le paradoxe de notre vie sociale aujourd’hui : nous sommes de plus en plus connectés, et en même temps de plus en plus isolés.
Comment ne pas reconnaître dans les valeurs de notre civilisation la part qui est la leur dans la fabrique des symptômes de l’otakisme ou des hikkikomori ? Comment ne pas reconnaître dans les bruits de nos activités, au premier rang desquels la frénésie à communiquer et à informer, cette infirmité culturelle autant que subjective qui chasse « l’oiseau de rêve qui couve l’œuf de l’expérience ? [22] » Dans cette frénésie à communiquer, dans cette tyrannie à informer en temps réel, dans ce souci de transparence qui révèle notre invisibilité sociale, l’homme du monde néolibéral révèle plus qu’un autre l’extrême de sa solitude et l’angoisse de séparation avec lui-même et les autres.

E.I. : Dans L’individu ingouvernable, vous écrivez que : « la biodiversité des cultures, des langues dans lesquelles elles s’expriment, constitue la solution anthropologique et politique au malaise du monde ». Pourriez vous développer cette idée ?
R.G. : Dans un ouvrage récent [23], Boualem Sansal rappelait cet aphorisme de Fréderic Nietzsche : « le pire ennemi de la vérité n’est pas le mensonge mais la conviction ». Or, notre civilisation a été, du moins jusqu’à une époque très récente, établie sur une conviction : la liberté et la rationalité de l’Occident fondent le modèle même de l’universel souhaitable et souhaité par les peuples maintenus sous la férule de la tradition. Cet « universel » libéral, hérité du XIXe siècle, croyait dans la raison, le Droit et le progrès. Il semblait aligner l’évolution des mœurs sur une évolution naturelle, orientée par la flèche d’un temps linéaire indiquant la voie du progrès. La notion de « progrès » dont se prévalent les libéraux pour faire passer la pilule amère d’une nouvelle forme de colonisation des esprits et des peuples au nom de ce que Bourdieu appelait le « faux universel » du rationalisme occidental, celui des multinationales et de l’économisme globalisé de la planète. Ce « faux universel » conduit à une croyance qui consiste à aligner le progrès humain, anthropologique, moral, culturel, psychologique sur les progrès techniques et industriels. Pour le coup, nous nous sommes retrouvés avec les mêmes appeaux aux alouettes que ceux qui ont berné toute la fin du XIXe siècle où on faisait semblant de croire que la copulation entre les sciences et l’industrie allait produire de miraculeux rejetons techniques qui permettraient d’en finir avec la misère et le malheur. En oubliant l’ambivalence de la technique, cette théologie du progrès feint de croire qu’elle ne produit que du bonheur… Les monstrueuses industries de mort et d’extermination du XXe siècle ont fait litière de cette illusion. Aujourd’hui, l’anthropocène nous conduit à une réflexion analogue. Alors je préfère penser comme George Orwell que ce n’est pas seulement du côté des sciences et des techniques qu’il faut attendre la définition du progrès dont il disait : « quand on me présente quelque chose comme un progrès, je me demande avant tout s’il nous rend plus humains ou moins humains. [24] » Cette désillusion de l’utopie progressiste, même si elle demeure sous la forme résiduelle du macronisme, a été entamée à plusieurs reprises dans l’histoire. La révolution iranienne a surpris les intellectuels occidentaux : il y avait une revendication de « spiritualité politique [25] » parfaitement repérée par Michel Foucault [26] dans cette « révolution aux mains nues » de 1978/1979. Foucault constatait l’étonnement et le scepticisme des intellectuels occidentaux face à un « phénomène » qu’il reconnaît, pour sa part, comme « révolutionnaire ». Bien sûr, ce phénomène n’a pas les signes et les marques que nous étions habitués à trouver dans les révolutions. Le phénomène iranien se plaçait sous l’emprise d’une « religion de combat et de sacrifice [27] », de son vocabulaire, de son cérémonial, de sa tutelle. Symboles que nous avions jusque-là considérés comme des marques d’appartenances réactionnaires. La force et la pertinence de l’analyse de Michel Foucault l’a conduit à considérer qu’il « y a eu dans les rues de Téhéran un acte, politique et juridique, collectivement accompli à l’intérieur des rites religieux – un acte de déchéance d’un souverain. [28] » Que cela nous plaise ou non, il y a dans les terrorismes de DAESH, dans les populismes nationalistes ou religieux quelque chose d’analogue : une lutte révolutionnaire contre la modernité rationnelle économique, formelle et juridique d’un monde globalisé par le néolibéralisme. Que cette « révolution » soit « contre-révolutionnaire » est une évidence. Il n’empêche, dans ses formes diverses, elle atteste de l’oubli de la rationalité substantielle refoulée et déniée par les rationalités, pratique (l’économie) et formelle (le Droit). J’ai largement développé cette thèse dans mes trois derniers ouvrages [29] pour ne pas avoir à y revenir !
La vie, dans ses modes biologique, social ou psychologique, est créatrice de formes s’opposant au chaos vers lequel tend tout état stable. Les catastrophes géopolitiques et écologiques ont accru ce besoin de formes stabilisées, je dirai d’identité. Quand bien même je sais, en tant que psychanalyste, que cette identité est un « mirage ». Le danger est alors que ce besoin d’identité n’accède à promouvoir ce qu’Amin Maalouf nomme des « identités meurtrières [30] » : « A toutes les époques, il s’est trouvé des gens pour considérer qu’il y avait une seule appartenance majeure, tellement supérieure aux autres en toutes circonstances qu’on pouvait légitimement l’appeler « identité ». Pour les uns la nation, pour d’autres la religion, ou la classe. [31][…] je parle d’« identités meurtrières » - cette appellation ne me parait pas abusive dans la mesure où la conception que je dénonce, celle qui réduit l’identité à une seule appartenance, installe les hommes dans une attitude partiale, sectaire, intolérante, dominatrice, quelquefois suicidaire, et les transforme bien souvent en tueurs, ou en partisans des tueurs. [32] »
C’est contre cette conception essentialiste de l’identité humaine, de la culture et du monde, qu’à la manière d’Hannah Arendt, je prône une biodiversité des langues, des cultures, des anthropologies. Nous sommes des « pluriels singuliers » qui habitons concrètement le monde et que chacune des composantes qui constitue l’humanité tend, plus ou moins, à imposer aux autres, en les convertissant de gré ou de force. Le numérique arrive à point nommé pour convertir tous les humains dans la langue des robots qui est aussi celle des affaires. A moins qu’une résistance ne s’organise qui passera nécessairement par les poètes. Edouard Glissant a formulé admirablement cette exigence de la pluralité particulière, en invitant nos sociétés à « développer partout, contre un humanisme universalisant et réducteur, la théorie des opacités particulières. […] consentir à l’opacité, c’est-à-dire à la densité irréductible de l’autre, c’est accomplir véritablement, à travers le divers, l’humain. L’humain n’est peut-être pas l’« image de l’homme » mais aujourd’hui la trame sans cesse recommencée de ces opacités consenties. [33] ».