De tout temps, le premier souci du migrant à son arrivée en ville est de trouver un toit. En France, et tout particulièrement dans la capitale, les hôtels meublés et les garnis – ces tout petits logements pourvus d’un mobilier sommaire – ont rempli cette fonction bien avant que l’État ne s’engage dans ce domaine. Les travaux d’Andrée Michel sur le logement des travailleurs algériens dans les années 1950 et 1960 [1] montrent que si certains sont « logés » par le patron, généralement dans des baraques de chantier, ou par l’État dans quelques-uns des foyers-dortoirs « à l’architecture concentrationnaire » [2], la plupart en sont réduits à s’abriter dans des « logements de fortune » [3], caves, greniers, abris éphémères, à s’installer dans des bidonvilles, ou à s’en remettre à l’hospitalité sourcilleuse et intéressée des hôteliers et des propriétaires de garnis [4].
Aussi, ce secteur meublé, entre logement et hébergement, est-il un témoin exemplaire de la place faite aux migrants. Du milieu du 19e siècle à nos jours, ces établissements, hôteliers pour les premiers et locatifs pour les seconds, accueillent à la journée, mais plus volontiers à la semaine ou au mois ceux qui arrivent sans meubles et presque sans linge de la province puis de l’étranger. Paris ne serait pas la ville-monde qu’elle est aujourd’hui sans ce secteur méconnu du logement qui pourtant abrita, dans les années 1930, jusqu’à 11% de la population parisienne [5] !
Nous verrons dans un premier temps les heures de gloire, ou plutôt de dangereuse inflation, du secteur des hôtels et des garnis, puis sa décadence dès avant la seconde guerre suivie d’un maintien dans les années 1970 jusqu’aux années 1990, qu’il faudra rapidement expliquer. Car le véritable tournant arrive entre la fin du 20e siècle et le début du 21e, qui voit ce que nous avons appelé un « détournement d’usage » s’accomplir [6]. Aujourd’hui, les chambres des hôtels de Paris et de la banlieue – et pas uniquement les anciens hôtels meublés, également les hôtels de tourisme bas de gamme – sont préemptées par la plate-forme du Samu social pour y placer les familles de migrants sans-papiers [7]. C’est sur ce détournement que nous insisterons, parce qu’il est un signe des temps, caractérisés par le malthusianisme et la répression à l’égard des nouveaux-venus mais aussi par les transformations des politiques sociales. De l’hôtel on voit la société, et la double face de l’État, celle qui protège et accompagne – notamment les enfants et en théorie du moins toute personne en détresse [8] – et celle qui punit, exclut, infantilise les « mauvais pauvres » et les personnes en situation irrégulière. Ce que révèle le drame de l’incendie de l’hôtel Paris Opéra, la nuit du 14 au 15 avril 2005, sera développé dans un troisième temps.
Un secteur qui « marche dans le pas des migrants » [9]
Les villes, petites ou grandes, recrutaient à l’extérieur la foule de ses actifs pour l’industrie, le commerce, la mine, l’administration. Dans les premières, le logement chez l’habitant n’était pas rare : on s’hébergeait entre « pays » de province, et cette pratique est encore d’usage aujourd’hui pour nombre d’étrangers. Mais à Paris, c’est le secteur des hôtels et des garnis qui remplit cette fonction. Étroitesse des logements ou volonté de garder l’intimité de l’espace domestique, le Parisien n’est pas enclin à ouvrir son chez-soi [10]. De l’âge d’or au déclin, cinq périodes s’individualisent assez aisément. De 1875 à la veille de la première guerre mondiale, on observe une poussée régulière du nombre de logeurs (et de chambres) : en 1914, Paris compte environ 12000 établissements. Les années 1920 sont celles de l’inflation : pas moins de 20000 établissements en 1932, offrant en moyenne une dizaine de chambres chacun ! La vocation cosmopolite du secteur se confirme, la main-d’œuvre venue de Bretagne, d’Auvergne et du Nord est concurrencée par ceux qui viennent des pays voisins : Belges, Italiens, d’abord, puis Algériens. La guerre voit s’accélérer les fermetures, car avec la crise économique les étrangers repartent en nombre, et le secteur ne sera plus jamais aussi prospère. Le nombre de chambres baisse encore dans les années 1950 et 1960, sans que les ouvertures d’établissements en banlieue ne compensent les pertes. D’une certaine manière, à l’âge d’or des garnis succède celui des bidonvilles et des foyers de travailleurs migrants. Les habitants des hôtels, ces « errants forcés » [11], sont à présent pour partie des familles qui apparaissent comme des victimes directes de la pénurie de logements. Beaucoup sont des nouveaux venus. Ils sont environ 400000 à vivre dans les 12 000 hôtels meublés de la Seine, dont 88000 familles. Ainsi, de lieu de passage pour hommes célibataires, les hôtels meublés sont devenus des refuges pour de nombreuses familles sans logis. Toujours d’après Andrée Michel, il s’agit pour 80 % de sédentaires dont l’hôtel constitue l’unique résidence, mais on évalue en plus à 10 % la proportion de ces « errants forcés », contraints par leur logeur à quitter l’hôtel au moment où ils pourraient bénéficier de la tarification au mois. Migrants et ouvriers sont les premières victimes. La situation des premiers est cependant paradoxale, dans la mesure où alors qu’ils sont les plus démunis face aux abus de pouvoir, ils bénéficient des réseaux de connaissance de l’immigration, en particulier de Kabylie d’où sont originaires de nombreux hôteliers.
Dans la période suivante, le déclin se confirme. Pourtant, « tout indique que l’effondrement de l’offre ne s’explique pas par la satisfaction du besoin social d’hébergement, bien au contraire. Et la diversification des formes d’hébergement ainsi que la multiplication des filières pour y accéder pourraient bien constituer une des caractéristiques majeures de la phase actuelle de l’histoire des garnis, qui l’achève tout en la recomposant », écrivions-nous au début des années 2000 [12]. Il faut compter avec cette particularité française, la construction de logements spécifiquement destinés à l’immigration de travail [13] dont l’apogée se situe au milieu des années 1970 : 264 800 lits au recensement de 1975, c’est le chiffre le plus élevé, puis 180 960 en 1968, 203 920 en 1982 et à peine 151 000 en 1999, environ 130000 aujourd’hui [14], dont il faut retirer environ 10000 places affectées à des demandeurs d’asile et donc transformées en CADA. La commission interministérielle pour le logement des populations immigrées (CILPI) évalue aujourd’hui le nombre de places en foyers à environ 110 000, nombre insuffisant si l’on en croit une estimation de « sur occupation » de 70%.
Transformation des foyers butant sur d’innombrables obstacles malgré le début d’un processus de « résidentialisation » contesté tant sur le plan de la qualité d’usage que du nombre de logements [15], recomposition des bidonvilles dans les interstices et les marges des villes [16], maintien d’une offre hôtelière de plus en plus mobilisée par la puissance publique au titre de l’hébergement d’urgence, telles sont les évolutions observables dès la fin des années 1990. C’est sur ce dernier élément que nous allons nous arrêter.
Le tournant des années 1990-2000 : du tremplin à la nasse
L’horizon et la raison d’être du garni, c’est qu’on pouvait le quitter pour s’installer dans ses meubles. Or en 1990, un rapport [17] estime à près d’un tiers les occupants depuis plus de cinq ans et à 41% ceux qui occupent leur chambre depuis plus d’un an. 80% sont des « sédentaires », présents depuis au moins un mois. Une pression qui ne fera que croître s’exerce sur un secteur exsangue et de plus en plus dégradé, aggravant le « détournement d’usage » : d’hébergement provisoire le temps de faire son chemin dans la ville, le garni, l’hôtel, deviennent des nasses d’où on ne peut plus sortir. Paradoxalement, le prix en est élevé, ce qui écarte les populations sans ressources. Le rapport, tout en rappelant que le secteur est habité à 70% par des hommes seuls, d’origine étrangère pour la plupart, exerçant un emploi modeste ou vivant d’une pension, préconise, à terme, leur suppression. L’idée est que la puissance publique prenne le relais, avec les filières du « très social » encouragées par les lois dites Besson de 1990 [18], logements-foyers compris, puis par la circulaire de 1996 créant les « résidences sociales » [19], laquelle vise à reconstituer, améliorer et augmenter l’offre en logements-foyers rebaptisés dès lors résidences sociales [20].
Fini, le temps des garnis ? Pour partie, on peut répondre par l’affirmative : les hôtels meublés à l’ancienne, accueillant essentiellement d’anciens migrants, maghrébins pour la plupart, qui n’ont pas pu ou pas voulu s’en retourner vieillir dans leur pays d’origine, ainsi que des naufragés de l’aventure coloniale française, Harkis, légionnaires, déplacés, ferment les uns après les autres, incapables de se soumettre aux normes en vigueur et concurrencés par les nouveaux « produits » encadrés par la puissance publique, dont les curieusement nommées « résidences hôtelières à vocation sociale ». L’idée centrale des politiques est celle du logement d’insertion, nécessairement temporaire et segmenté tant dans ses formes que dans ses financements, en fonction d’une clientèle composite.
Comment qualifier plus précisément le « tournant » ? La montée du chômage, le renchérissement considérable des prix de l’immobilier, la paupérisation des couches populaires et la marginalisation des immigrants ont accentué la pression sur les hôtels. Moins ouvrières, plus pauvres, les clientèles se diversifient, tandis que les hôtels tentent de suivre le mouvement. Mais le changement perpétuel qui saisit les hôtels depuis leur origine tant ce secteur est lié à la conjoncture, va prendre, à Paris du moins, une forme plus radicale sous l’effet du dispositif mis en place en 2002 par la Ville [21]. Ce n’est ni plus ni moins qu’un conventionnement qui est proposé aux hôteliers, prévoyant le remboursement de 50% des travaux contre la réservation de chambre pour les services sociaux. La SIEMP (aujourd’hui Elogie-SIEMP) cherche à repérer les établissements susceptibles de signer un contrat. Au passage, sont évaluées les conditions de logement. Les préemptions d’hôtels par la Ville de Paris se multiplient, et l’actualité aidant, la mise en œuvre du plan s’accélère sans pourtant rencontrer le succès espéré. Sur les 943 hôtels listés, seuls 685 sont concernés par l’OPAHM, les autres étant en trop mauvais état ; au final « un travail de fourmi » qui a abouti à 128 rendez-vous et vingt diagnostics complets sur les hôtels [22].
Et si le plan n’a pas rencontré le succès escompté, c’est d’une part faute de trésorerie d’avance de la part de la plupart des hôteliers, et aussi de différences de culture et de compréhension de la fonction même d’hébergement. Quoi qu’il en soit, l’hôtel n’est pas fait pour les familles, on le sait depuis toujours, les inspecteurs des garnis ne cessent de le répéter depuis que ce service existe dans les préfectures, et le sociologue Henri Chombart de Lauwe, autre précurseur des enquêtes sur les conditions de vie ouvrières, explique que la vie à l’hôtel rend fou tout ménage qui y séjourne trop longtemps ! [23] Suite à l’OPAHM, des améliorations ont été introduites sur le plan des normes de sécurité, mais aussi de l’accompagnement social des familles logées via le 115 (Samu social de Paris), mais rien de nature à remettre en cause le système de l’hébergement d’urgence.
Les leçons de l’incendie de l’hôtel Paris Opéra
En 2005, une série d’incendies meurtriers jettent une lumière crue sur la perversion du système des hôtels. Les incendies dans des immeubles dégradés parisiens, dont des hôtels, ont fait des ravages entre avril et août 2005 : 24 morts, dont 11 enfants, au 76 rue de Provence ; 17 morts, dont 14 enfants, au 20 boulevard Vincent Auriol ; 7 morts encore rue du Roi-Doré. L’immense majorité de ces victimes sont des Africains sans-papiers.
Non que ces accidents mortels soient nouveaux en soi. Pour ne rappeler que les plus récents et les plus meurtriers, le 25 août 1989 ce sont huit personnes qui périssent dans l’incendie d’un hôtel meublé à Clichy-la-Garenne. Comme à chaque fois que l’ampleur du drame défraie la chronique, les politiques réagissent à l’« urgence ». Ainsi, le gouvernement de l’époque veut s’enquérir des « dysfonctionnements » et commande un rapport suivi de mesures réglementaires. Un scénario similaire va s’imposer à nouveau à l’été 2005. Nous y voyons un effet de la recomposition - on pourrait dire la perversion – du secteur des hôtels, puisque c’est désormais la puissance publique, via des opérateurs associatifs agissant sous délégation de service public (le Samu social par exemple à Paris) qui a pris la main dans le cadre de politiques « d’urgence » sans toutefois remettre en question le nouveau système [24], véritable « marché de la misère » mobilisant une plate-forme de réservation active dans toute l’Ile-de-France et plaçant et déplaçant les familles au gré des hôteliers [25].
C’est avec les survivants du drame du 14 avril 2005 que j’ai travaillé, à partir de 2012, au recueil du témoignage de tous ceux et de toutes celles qui désiraient me le confier et le voir rendu public [26]. Les entretiens se sont déroulés chez moi ou à leur domicile, à leur convenance. A partir des transcriptions intégrales, j’ai réécrit leur récit afin de le rendre transmissible. Je connaissais les familles pour avoir assisté à la plupart des audiences du procès en novembre 2013. Mais sans le soutien et la médiation d’Aomar Ikhlef, porte-parole de l’association l’AVIPO (association des victimes de l’incendie du Paris Opéra), rien n’aurait été possible. C’est ensemble que nous avons réajusté les récits, et c’est lui qui a fait le dernier aller-retour avec les témoins afin qu’ils signent par leur nom en toute connaissance de cause. Si les victimes ne s’étaient pas constituées en association dès le lendemain du drame, portée par Adama Koné et Aomar Ikhlef, les familles n’auraient certainement pas pu faire valoir leurs droits (papiers, logement) ni obtenir de la justice le procès qu’elles ont eu. Que ces personnes aux trajectoires migratoires et aux parcours de vie si divers aient réussi à surmonter leurs différences pour faire cause commune en vue de l’obtention de leurs droits, et que cette mobilisation au long cours ait atteint la plupart des objectifs fixés, voilà un premier enseignement. Le second a trait à l’hébergement des familles à l’hôtel : grâce aux récits croisés des témoins, se révèle un système délétère qui résulte des politiques migratoires, des politiques sociales et de l’histoire du secteur. Après le système du garni tel que nous l’avons décrit dans Une chambre en Ville…, qui reposait sur une relation sociale de nature commerciale, de gré à gré, entre un preneur et un donneur, relation certes fondée sur l’inégalité de position, mais qui laissait place à la bienveillance, à la solidarité et à l’entraide dans le meilleur des cas. C’est le preneur qui paye le service (la chambre, le service hôtelier même si celui-ci est sommaire) directement à l’hôtelier. Rien de cela dans le système de l’Etat hébergeant : là, le preneur ne paye pas (le Samu paye pour lui), aussi se trouve-t-il en dette vis-à-vis de la collectivité et pieds et poings liés face à l’hôtelier qui peut le renvoyer d’une heure à l’autre. Comme dans le récit de Tahar Ben Jelloun [27], tout est interdit : cuisiner et se laver correctement, laisser les enfants jouer dans le couloir, s’adresser d’égal à égal au gérant, se plaindre, etc. Les récits foisonnent d’exemples des effets de cette maltraitance institutionnelle. Parce que les personnes en situation irrégulière ne peuvent prétendre à rien, mais qu’accompagnées d’enfants elles peuvent être mises à l’abri, elles se retrouvent, parfois pendant des années, dans la situation des « errants forcés » décrite par Andrée Michel dans les années 1950. Mais comme on le sait, la crise actuelle du logement ne provient pas d’un manque quantitatif dans un pays où le rapport logements/habitants est de 1 pour 2, mais de la cherté des loyers et des dysfonctionnements paralysants qu’entraîne le primat de l’urgence sur le durable, du répressif sur l’esprit d’ouverture, de l’inhospitalité sur l’accueil.
Contrairement aux autres incendies de la même année, qui ont donné lieu à des procès indignes [28] et sont aujourd’hui oubliés, le drame du Paris Opéra a donné lieu à une lutte pour les droits, mais aussi pour la mémoire. La plaque commémorative posée en 2011 dans le square de la Trinité, dans ce jardin public où les enfants de l’hôtel venaient jouer, est la marque de ce combat et de la volonté des personnes de donner lieu et sens à une mémoire de l’événement. Le livre est une étape de cette mise en mémoire. Mais sans transmission, la mémoire se perd. Il faut préserver les documents originaux de cette histoire afin que les historiens de demain puissent travailler à la reconstituer, l’analyser, l’interpréter. Le dernier témoin du livre [29] est une jeune fille de 19 ans, la fille d’Adama Koné, dont le premier récit retrace le parcours. L’épouse de ce dernier, maman de la fillette à l’époque chez sa grand-mère en Côte d’Ivoire, est morte dans l’incendie. La jeune Mariam, actuellement en école de journalisme, s’est donné pour objectif de faire du témoignage son métier. Le troisième enseignement pourrait bien se trouver dans le dépassement de l’invisibilité et de l’oubli, sort généralement réservé aux subalternisés.