N°130

Le dossier : Des bidonvilles aux jungles urbaines

Immigration et habitat de fortune

une sempiternelle redécouverte

par Frédéric BLANC, Olivier CHAVANON

« Couvrez ces bidonvilles du XXe siècle, que je ne saurais voir »
Molière

Pendant trois années, nous avons mené une recherche sur l’histoire et la mémoire des quartiers de baraques insalubres et autres bidonvilles de la région Rhône-Alpes pour la période allant de 1900 au début de la décennie 1980 ; une recherche qui s’est appuyée sur l’analyse des archives disponibles et sur de nombreux entretiens réalisés principalement auprès d’anciens habitants(1). Un tel travail a permis d’affiner substantiellement la connaissance morcelée et lacunaire qu’on avait jusqu’alors de ces lieux. S’agissant notamment de la période comprise entre la Libération et la fin des Trente Glorieuses, pour la première fois nous disposons d’une vue d’ensemble quant à leur nombre, leur localisation ainsi que, pour la plupart d’entre eux, d’informations détaillées sur leurs populations, les conditions dans lesquelles ils sont apparus et ont été détruits. Cela pourra sembler étonnant, mais aucune étude de ce type, c’est-à-dire se voulant exhaustive, n’avait encore été conduite afin de reconstituer leur histoire précise, les inventorier, permettant ainsi de prendre la mesure objective du phénomène.

Un phénomène consubstantiel du fait migratoire

Il convient d’abord d’insister sur l’ancienneté et la récurrence du phénomène des bidonvilles ; un phénomène presque consubstantiel du fait migratoire lui-même et qui n’a par conséquent rien de nouveau. On trouve trace dans les documents d’archives de l’existence informelle d’ensembles de baraques insalubres dès les années 1920 à Lyon et dans sa banlieue bien que, pour cette période de l’entre-deux-guerres, l’identification de telles concentrations soit rendue davantage ardue par le plus grand éloignement dans le temps et par le fait qu’aucun service administratif n’ait eu à cette époque la charge de leur repérage (contrairement à ce qui se passera plus tard, à partir des années 1950). Des courriers du directeur du Bureau d’hygiène de Lyon ou de son homologue villeurbannais prouvent dès 1923 que les « villages nègres » (le terme de bidonville n’es pas encore utilisé) sont déjà suffisamment nombreux pour que l’on s’inquiète de leur présence.
Établis sur la rive gauche du Rhône, dans les interstices d’espaces encore inégalement urbanisés, ils accueillent essentiellement des nouveaux venus arrivés là dans le cadre de la mobilisation internationale de la force de travail comme main-d’œuvre supplémentaire indispensable à une économie locale alors en plein essor. Parmi les habitants de ce que l’on appelle à cette époque également « la zone », beaucoup d’Italiens, une forte présence espagnole, mais aussi des ressortissants de divers pays, des Tsiganes, bientôt rejoints par des réfugiés. Ces populations, souvent des familles avec enfants, vivent à l’intérieur de cabanes en planches, de roulottes, lesquelles forment de véritables quartiers ou des îlots aux conditions d’hygiène difficiles : vulnérabilité aux fréquentes inondations du Rhône, absence d’eau courante, de système d’évacuation des ordures ou de « fosses d’aisance »... Certains de ces quartiers existeront pendant vingt ans, et même davantage quelquefois. Quand survient puis s’accentue la crise des années 30, le phénomène revêt un caractère encore plus marqué. Mal perçus par l’extérieur mais intéressant peu la presse, de rares articles les décrivent avec un vocabulaire négatif puisant dans une sémantique xénophobe. Les plus peuplés comptent 1500 personnes au moins. Dès 1936, les autorités locales prennent la décision d’éradiquer certains de ces rassemblements de baraques en les rasant, sans se soucier du relogement de leurs habitants.
Pour autant, l’ensemble des habitations de type bidonvilles ou baraques insalubres ne disparaît pas avec la grande opération de démantèlement de la seconde moitié des années 1930 entreprise par les pouvoirs publics en région lyonnaise. Dans la « zone » de Gerland en particulier, des îlots subsistent.

Pendant les Trente Glorieuses

La vague migratoire du début de la période des Trente Glorieuses, sur fond de crise du logement persistante, entraîne une nouvelle brusque aggravation de la situation au milieu des années 1950. Des milliers d’individus, hommes, femmes, enfants, habitent les bidonvilles dont le nombre ne cesse d’augmenter. Ces derniers abritent tant bien que mal majoritairement des familles maghrébines ou des travailleurs célibataires nord-africains (dans ces deux cas, principalement Algériens, mais avec de nombreux Tunisiens). On y trouve aussi beaucoup de Français, parmi lesquels pléthore de familles nomades sédentarisées. Dans une moindre mesure, d’autres nationalités y sont représentées. En dépit des opérations dites de « résorptions » avec relogements (relogements qui comportent des exceptions) menées dans l’agglomération lyonnaise à partir de la toute fin des années 1950, il s’avère impossible d’en finir avec une telle réalité. Durant près d’une décennie et demie, jusqu’en 1973, les autorités annoncent plusieurs fois à la presse avoir détruit le « dernier des bidonvilles » ou en avoir « presque tout à fait terminé avec le problème ». Autant de victoires en trompe-l’œil... À Lyon comme ailleurs dans d’autres aires urbaines de la région (Saint-Étienne, Oyonnax, Grenoble, Chambéry...), si la crise du logement est enfin résolue pour les Français au milieu des années 1960, les immigrés en particulier nord-africains, continuent pour un grand nombre d’entre eux à vivre dans cette forme d’habitat insalubre, ainsi que dans d’autres, faute d’autre choix. Pour ne prendre que le cas de l’agglomération lyonnaise, de loin le plus éloquent s’agissant de Rhône-Alpes, nous avons dénombré plus de soixante de ces quartiers ou îlots entre 1955 et 1973. La population totale concernée peut être estimée sans risque d’erreur important à dix mille personnes au moins (sans compter les célibataires ou les familles peuplant certains grands secteurs d’habitat insalubre que l’on désigna alors sous le vocable de « bidonvilles verticaux », comme le Tonkin à Villeurbanne, auquel cas on peut alors doubler ce nombre). Aussi, bien que le terme de bidonville soit porteur de l’idée de marge, force est de reconnaître qu’il fut bien une norme pour les immigrés de la région pendant plus d’un demi-siècle.

Une matière disparate... et récurrente

Cette estimation de population établie lors notre étude éclaire d’une manière encore plus crue le constat souligné en avant-propos, celui du peu de connaissances produites sur le sujet, et interroge quant au maigre intérêt accordé à la question. Comment se fait-il qu’aucun travail à visée exhaustive n’ait précédé le nôtre alors qu’en Rhône-Alpes la période durant laquelle il y eut le plus grand nombre de « bidonvillageois » s’est close il y a maintenant près de quarante ans et qu’elle concerna directement plusieurs dizaines de milliers de personnes ?
C’est que, d’abord, le chercheur est confronté à une matière assez disparate, fragmentée, contradictoire, qui peine d’autant plus à trouver sa place sur la scène publique mémorielle qu’elle est loin d’être unifiée. L’expérience du passage en bidonvilles est globalement vécue comme dévalorisante. Par conséquent, elle a plutôt tendance à être tue ou minimisée. D’autres fois, à l’inverse, elle est mythifiée via le travail de reconstruction qu’opère la mémoire ; la baraque insalubre où l’on a vécu devient une petite maison coquette avec jardinet (ce à quoi elle a pu réellement parfois ressembler, dans de très rares cas) et alors on l’occulte par oubli ou par ignorance d’y avoir vécu. Quoi qu’il en soit, trouver des anciens habitants qui acceptent de raconter leurs souvenirs est une tâche difficile.

Ensuite, les pouvoirs publics eux-mêmes (ainsi que la presse) se rendent en quelque sorte complices d’une amnésie sur le sujet. En Rhône-Alpes, dans les centaines de pages et les dizaines de dossiers produits par les diverses administrations à propos des bidonvilles durant les Trente Glorieuses, on ne trouve pas un mot sur les quartiers de baraques insalubres de la période précédente, celle de l’entre-deux-guerres, alors que les faits se produisirent sur les mêmes lieux (l’Est lyonnais) quelques années auparavant et qu’ils concernèrent là encore des milliers d’individus ou de familles. Ainsi, le silence qui prévaut aujourd’hui concernant les bidonvilles du passé n’est pas une singularité. Il relève d’une récurrence. Ce phénomène d’oubli, à l’image de l’existence de ces quartiers, n’a eu de cesse de se répéter d’époque en époque, jusqu’à aujourd’hui.
Certains se souviennent que Gérard Noiriel, à la fin des années 1980, soulignait le peu de place accordé aux migrations en France dans le monde de la recherche académique. Plus récemment, Michelle Zancarini-Fournel évoquait les « oubliés de l’Histoire », autrement dit le sort réservé aux « gens de peu » qui se voient systématiquement exclus d’un roman national dans lequel n’ont pas droit de cité les classes populaires. Les « bidonvillageois » d’hier ont été relégués dans les franges les plus lointaines de notre mémoire collective, au point qu’on pourrait presque en venir à croire qu’ils n’ont jamais vraiment existé ou que leur sort relève de l’anecdote. Leurs expériences, leurs parcours dans la ville, pourraient pourtant utilement éclairer la compréhension du phénomène actuel des campements si on accordait un intérêt pour ce passé. La gestion actuelle de la « crise des migrants », cadencée au rythme de l’urgence, démontre malheureusement que l’action publique n’est pas encline à ce type de recul.

Entre le début du XXe siècle et le début des années 1980, les dizaines de secteurs de type bidonvilles de Rhône-Alpes présentèrent différents visages et connurent des histoires variées. Aucun ne peut les résumer à lui seul. Certains sont cependant plus emblématiques que d’autres. Ainsi le bidonville dit de La Féliza, dans le quartier de Lyon-Gerland, qui fut régionalement celui le plus peuplé de toute la période de l’après-Seconde Guerre mondiale.
Ce bidonville comptait 1200 habitants répartis dans 400 cabanes selon un recensement officiel effectué peu de jours avant le début de sa destruction, fin 1958. Situé en contrebas du pont Pasteur le long du Rhône à un endroit de fort trafic et de grande visibilité, il prit une taille imposante à partir de 1955 et l’arrivée subite de nombreux migrants tunisiens n’ayant aucune autre possibilité d’hébergement. Par la suite, les « Français musulmans d’Algérie » (selon l’appellation qui prévalait avant l’indépendance de ce pays), pour l’écrasante majorité d’entre eux des hommes seuls travaillant localement comme ouvriers, y furent majoritaires. Les conditions de vie étaient très précaires en dépit de quelques aménagements réalisés avec le temps grâce à des actions solidaires (installation de pompes à eau, consolidation de certains « logements »...) menées notamment par le Comité local de secours d’urgence aux sans-abris et mal logés qui regroupait diverses associations.
Peu après la destruction de « La Féliza » par les autorités, Gabriel Rosset, figure marquante du Foyer Notre-Dame des Sans-Abri, fortement impliqué sur le sujet des bidonvilles, se souvient de ce qu’étaient ces lieux :
« D’innombrables cahutes en planches, en tôles, en carton, sans fenêtre, sans cheminée, sans W.C., sans eau. Quand pendant la nuit il avait plu et qu’au petit matin on se trouvait dans les parages, on pouvait voir des dizaines d’hommes en train de refaire leur toiture qui avait été criblée et traversée par l’averse comme une passoire. On imagine la nuit qu’avaient passée ces malheureux étendus et roulés dans leur imperméable ! »
Le bidonville de La Féliza fit partie des tout premiers à être éradiqués lors de la grande opération de démantèlement entamée à la fin de la décennie 1950. Quelques éléments de méthode employés par les pouvoirs publics (identification et numérotation des cabanes, recensement des habitants...) servirent ailleurs dans l’agglomération au cours des mois et des années qui suivirent. Peu après les premières interventions sur le site, un rapport interne de la Préfecture du Rhône démentit largement le satisfecit public des autorités et de la presse à ce propos : ainsi la politique de relogement décidée alors se heurtait au problème des familles présentes sur place, pour la plupart desquelles aucune solution ne semblait exister à brève échéance.