N°130

éditorial

par Abdellatif Chaouite, Olivier CHAVANON

… c’était une caserne délabrée ; plus sale que ça, je n’avais jamais vu ;
les gens se chauffaient avec des braseros, couchaient par terre,
il y en avait qui étaient sur des espèces de sommiers ou des trucs
de l’armée, en bois ; ça toussait ça fumait, alors je n’ai pas pu rester...
Ouvrier algérien arrivé en France en 1948

Des bidonvilles des années 1950 aux jungles ou campements des années 2000, des immigrés d’antan aux migrants d’aujourd’hui, la précarité du logement liée au fait migratoire se révèle récurrente sur la longue durée. Une multitude de lieux oubliés, plus ou moins informels, qu’on appela autrefois « baraques », « villages nègres », « bidonvilles » témoigne en creux de cette réalité méconnue. Il en fut qui étaient également des « hôtels meublés » (façon marchands de sommeil) et aussi des casernes abritant tour à tour militaires, prisonniers et immigrés. Ils ont été une des caractéristiques majeures des trajectoires résidentielles des migrants en France et n’auront disparu (entre 1920 et aujourd’hui) que sur une période de 10 ou 20 ans tout au plus.

01 edito
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Ils reparaissent dans les années 2000 : selon certaines ONG, en 2016, plus de 9000 réfugiés vivaient dans la « jungle » de Calais, lieu emblématique, et les chiffres de la Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement recensent 580 bidonvilles aujourd’hui en France (J.-B. Daubeuf et H. Marchal).

Baraques, « villages nègres », bidonvilles, constructions « spontanées » ont ainsi concerné des milliers d’individus et de familles pour qui le passage en leur sein a été une étape singulière de leurs parcours d’« intégration » : façonnant eux-mêmes et selon leurs moyens une « place » dans un environnement qui n’en prévoyait pas forcément pour « eux » : ils se faisaient hospitalité à eux-mêmes (M. Bernardot). Bien des « seconde génération » y sont nés cependant et s’en souviennent (A. Begag)... Une lecture misérabiliste, si elle peut se comprendre, en serait pourtant réductrice. L’histoire de ces lieux témoigne aussi, en parallèle, des processus de relégation socio-spatiale, de toute l’ingéniosité et la vitalité des plus démunis pour se faire une place dans l’univers urbain de la société d’accueil. A l’instar des campements (en toile ou en dur) d’aujourd’hui, cette histoire s’invente dans ces lieux-mêmes : leurs aménagements, les services qui y voient le jour, l’« ordre moral » qui y règne, les petits commerces qui y naissent et tous les savoir-faire, solidarités et débrouillardises qui s’y déploient. En somme, un bidonville ou une « jungle », c’est une sorte de matrice, du moins de sas à partir desquels s’« invente », après la coupure de l’émigration, la trajectoire de « faire sa place » dans le nouvel environnement… Au-delà, ce sont aussi des formes d’urbanité qui s’y annoncent selon le rapport social qui se construit : « quartiers », « ghettos », « banlieues », etc.

Sauf donc à être amnésique, ces lieux sont porteurs de toute une histoire. Ils ne sont pas, contrairement à ce que voudraient faire croire certains discours actuels, « hors du commun ». Ils sont certes « hors norme » (M. Bernardot) mais tout à fait « communs » (O. Chavanon) pour une grande partie de l’immigration en France. Les contextes (politiques et économiques notamment) ne sont évidemment plus les mêmes qu’il y a un siècle, ni les profils des populations concernées ou leurs trajectoires, ni même sans doute les représentations avec lesquelles on appréhende ces lieux précaires dans les imaginaires urbains. Mais, c’est bien en tant que « lieux communs » de l’expérience migratoire, passée et présente, qu’il faut les penser et les comprendre, des sortes de lieux transitionnels dans les espaces et dans les temps des migrations, mais aussi dans les espaces-temps de la gestion politique et institutionnelle des migrations en France… Et aussi ailleurs : en Afrique du Sud par exemple. Au-delà des townships, quartiers résidentiels contraints pour les noirs pendant l’apartheid, l’accroissement du nombre de bidonvilles s’est accéléré, après, « avec l’afflux d’immigrants » (A. Belbahri).

Lieux de vie « par défaut », malgré le principe de l’inconditionnalité du droit au logement (S. Pérreau), les formes d’« habitats hors norme » témoignent d’un écart entre le droit (affaire du législateur) et le fait (affaire de choix politico-économiques). Qu’ils concernent souvent les étrangers est un des indices de la volonté (ou de l’absence de volonté) conditionnelle de l’hospitalité à travers les époques… Cependant, certaines formes de précarité de l’habitat, provisoires, semblent indiquer plutôt des « trajectoires pendulaires qui, par définition, empêchent toute implantation. Elles paraissent faire apparaître une modification récente dans les représentations » (A. Grandjacques). Annonceraient-elles également des modifications à venir dans les modalités d’habiter la ville ?

Abdellatif Chaouite
Olivier Chavanon