N°130

Culture

Entre cimetière et périph’

par Azouz BEGAG
Benjamin Vanderlick

Lyon. En ce énième jour de pluie, les voitures roulent au pas dans les embouteillages. La végétation abonde autour de nous et dissimule presque à nos yeux les panneaux d’indication routière. Dans la voiture, le chauffeur qui nous conduit ne connaît pas le lieu où la responsable de l’association nous a donné rendez-vous, la Feyssine. Au volant, nerveux, il peste que c’est en face du cimetière américain, mais ne trouve pas l’entrée, d’autant que les balais d’essuie-glace gênent sa vue. Je le guide, familier de cet endroit où j’ai passé mon enfance jusqu’à l’âge de 10 ans dans un bidonville limitrophe. Je lui dis que je connais chaque mètre carré dans ces bois longeant le boulevard, l’histoire de chaque châtaignier où je construisais des cabanes de trappeurs, le chemin que j’empruntais pour aller à la Foire de Lyon, derrière le Pont Poincaré qui enjambe le Rhône. Ces trente dernières années, dans ce qui est devenu un ‘espace vert’ de la Feyssine dans les nouveaux plan d’urbanisme du Grand Lyon, je suis retourné souvent en pèlerinage à la recherche des odeurs de mon enfance. Je divague sur les terrains vagues du Chaâba, mon bidonville dont j’ai fait un roman, Le Gone du Chaâba en 1986, et cela ne rassure pas mon chauffeur pragmatique qui cherche désespérément l’entrée du cimetière américain, la tête contre son pare-brise.

Nous cherchons un bidonville de Roms, histoire de voir s’il ressemble à celui dans lequel j’ai grandi il y a cinquante ans. Quelle ironie ! L’histoire n’est que recommencements. Hier, les Arabes, aujourd’hui les Roms. Un bidonville n’a jamais d’adresse précise. C’est le contraire d’un domicile fixe. Après avoir garé la voiture à l’écart du lieu enfin localisé, faisons cent mètres à pied pour accéder à l’entrée. La pluie redouble d’intensité, rendant notre visite encore plus improbable. La responsable de l’association nous accueille. Nous entrons avec elle dans le bidonville des Roms, logé au creux d’un rond-point, un angle mort, une zone interlope, un terrain vague, un endroit qui n’existe pas, que tout le monde voit mais que personne ne regarde. Les familles Roms ont choisi de camper là, sur un terrain public, à l’abri du monde, pour ne gêner personne.

Je me souviens parfaitement du lieu tel qu’il était en 1962, un immense carrefour avec d’un côté le cimetière américain criblé de croix blanches et de l’autre, le périphérique que naguère on appelait le Boulevard de ceinture, à cause de la frise en béton qui le bordait. Il en reste encore quelques traces, mangées par les herbes sauvages. Ici, au milieu du carrefour un policier faisait la circulation. De là s’enfuyait une petite rue qui menait à l’avenue Roger Salengro et au cabinet de notre médecin familial, ainsi qu’à l’arrêt du bus 27 qui conduisait à Lyon, vers les grands magasins, Monoprix, le Grand Bazar, et même les douches municipales du Tonkin où chaque semaine les femmes et les enfants du bidonville allaient se laver… Un peu plus loin, il y avait un cinéma, l’Apollo, où j’ai vu mon premier film, l’histoire du petit Josélito, un pauvre enfant des rues qui n’avait pas de quoi manger, comme nous au bidonville. Les pauvres gens venus de l’étranger ont toujours trouvé asile dans ce carrefour entre Rhône, cimetière et périphérique. Ici, dans les années soixante, en pleine période des Trente Glorieuses, il y avait « des chalets », petites cabanes de transits où logeaient des familles ouvrières d’immigrés italiens, espagnols, portugais et maghrébins. Un peu plus haut, l’entrée du pont Croix-Luizet menait à notre école primaire Léo Lagrange. Il fallait traverser les eaux tumultueuses du canal en serrant les mains des adultes qui nous accompagnaient. Et puis, devant les chalets, on empruntait l’avenue Monin au bout de laquelle se trouvaient nos baraques, le Chaâba, construit sur un terrain que mon père avait acheté pour un prix modique à un collègue de chantier. Nous étions en 1962. J’allais à l’école maternelle. Nous apprenions à devenir français. L’école de la République avait un sens profond pour la réussite sociale et on comptait sur elle pour trouver le chemin du savoir. C’était aussi une période où il y avait du travail pour tous, ce qui permettait à chacun d’avoir sa place dans la société, à travers l’acquisition d’une légitimité par l’emploi. Il n’y avait pas de concurrence entre les travailleurs. Au cœur de la société de consommation, on rêvait de formica et de salle de bain avec eau chaude, même si on allait un jour retourner dans notre pays, c’était certain, et c’était même pour cela que nos parents étaient venus en France : pour retourner chez eux brodés d’or et cousus d’argent, dans une 404 Peugeot.

On ne gênait personne en 1960. Nous étions des invisibles, contrairement aux Roms d’aujourd’hui. Nos mères restaient cloîtrées dans le bidonville, tandis que nos pères, de l’aube au crépuscule, s’occupaient sur les chantiers de construction. Maintenant, on voit souvent des mères Roms faire la manche dans les rues de la ville. C’est une grande différence.
Aujourd’hui, ce vendredi de mai pluvieux, quand nous arrivons au bidonville des Roms, j’ai l’impression de revenir chez moi, dans mon enfance. Le bidonville m’est familier. Rien n’a changé dans sa physionomie. La boue est la même, comme les matériaux de construction rudimentaires, les ajustements bancals de planches, de poutres, des portes… Les Roms qui m’accueillent ressentent cela : je suis chez moi, chez eux. Et cela doit les surprendre car ils savent qu’ils inspirent de la peur et de la méfiance chez les Français. Ici, personne ne vient jamais leur rendre visite, à part la police, comme du temps de mon bidonville. Ce n’est pas par hasard que l’endroit est bordé par un cimetière. Ici, nous sommes à l’écart de tout, dans un monde d’insu et de silence. Alentours, la voie de circulation est encombrée d’automobilistes qui se rendent dans leur maison de campagne en Bresse ou dans les Dombes, peut-être en Suisse puisque l’autoroute qui mène à Genève est proche, mais dans les voitures les chauffeurs ne voient pas le bidonville des Roms. Il est très près, mais si loin en même temps, dans un autre espace-temps. Au Chaâba, ma famille habitait avec une trentaine d’autres venues d’Algérie dans un amoncellement de baraques faites de planches, coincées entre un bras du Rhône et le périphérique, et personne ne nous voyait non plus. Sur le boulevard circulaient des Tractions Avant, des Arondes, des 4 chevaux, des Ami 6, des Panhard, dont les chauffeurs n’imaginaient pas qu’en contrebas, environ deux cents personnes misérables vivaient dans des conditions moyenâgeuses, sans eau courante, électricité, chauffage, aucun confort… Régulièrement, un marchand ambulant passait pour nous vendre des produits de première nécessité, rarement le facteur, on ne recevait pas de courrier. Le Chaâba n’était pas la France, plutôt un territoire de gens en transit, en attente. En attente d’un miracle, du bonheur, du retour au bled, dans un lieu suspendu à un fil imaginaire, un entre-deux… L’attente est le propre des migrants. C’est dans ce taudis que j’ai appris à me battre, à m’immuniser contre la misère, non pas en faisant la manche comme peuvent le faire les Roms aujourd’hui, mais en allant à l’école apprendre par cœur les tables de multiplication, l’histoire des rois Louis, les chefs-lieux de département et les affluents des fleuves de France. D’ailleurs, aujourd’hui, dans le bidonville des Roms, j’observe surtout les enfants. C’est ce qu’on regarde en premier, les enfants, parce qu’on se demande ce qu’ils vont devenir en partant si mal dans la vie. La différence est là entre eux et nous : les gones du Chaâba allaient à l’école républicaine tous les matins. L’avenir avait de l’espoir. Nos parents analphabètes savaient que notre salut passait par là. Alors, les enseignants, sacrés, avaient tous les droits sur nous en classe.

Et nous parlions français, à la différence des enfants Roms. Or, la langue n’est-elle pas le premier facteur d’intégration ?

Dans le bidonville Rom, il y a une vingtaine de baraques, coincées entre le cimetière et le périphérique, la mort d’un côté, le départ de l’autre. Au fronton de quelques baraques, on aperçoit des pots de fleurs que des femmes ont posés pour agrémenter leur logis. Les toilettes rudimentaires sont flanquées au-dessus des baraques. Au milieu du bidonville, quelques voitures à moitié désossées gisent, trois ou quatre, dont une de marque allemande... Le décor est exactement celui du Chaâba. Les types d’habitat des pauvres ne changent pas avec le temps.

Comme il pleut de plus en plus fort, je me mets à l’abri sous le toit d’une baraque. Face aux habitants venus m’accueillir, soudain je me rends compte que d’un côté, il y a nous, les gens d’ici, les Blancs, les Français frileux qui craignent la pluie, et de l’autre les Roms, femmes et hommes avec leurs enfants qui, eux, ne se mettent pas à l’abri, parce que la pluie est le dernier de leurs soucis. Ils passent entre les gouttes. Ils ont d’autres chats à fouetter que de se plaindre d’un mois de mai sans soleil et des averses incessantes.

Benjamin Vanderlick

Ils me regardent sans savoir exactement ce que je suis venu faire là. Je leur dis qu’il y a longtemps, je vivais moi aussi dans un bidonville à trois cents mètres d’ici. Ils m’écoutent dans un silence religieux. Et oui, il y a eu des bidonvilles avant le leur ! J’en suis un rescapé. Alors, comme on partage la même histoire, on a de quoi échanger nos expériences, on commence à rire ensemble de la misère. Un jeune homme, la trentaine, barbu, brun, m’apprend qu’on le prend pour un musulman dans les rues de Lyon ; il était en train de scier une poutre qui servira à la construction de la charpente pour une nouvelle baraque ; il a récupéré des clous qu’il va détordre avec un marteau pour les réutiliser. Ici, rien ne se perd, rien ne se jette. On recycle. Comme chez nous au Chaâba. Les gens me racontent qu’ils trouvent leurs vêtements dans les poubelles. Plus personne ne leur en donne. Une femme me montre le pull dans lequel elle est engoncée. Elle balance un mot : “poubelles”. Dans les rues de la ville où ils font la manche depuis l’aube jusqu’au crépuscule, chaque jour, ils testent la générosité des passants et leur capacité à comprendre et accepter leur différence. On les voit assis devant les distributeurs de billets, devant l’entrée des banques, des bouches de métro, des tabacs, avec des enfants. Ils disent que les temps sont très durs : 5 euros par jour. C’est peu pour nourrir les enfants, gémit une femme. On parle du chômage en France qui atteint des records, les temps ne sont pas propices à l’aumône, et des peurs qui ont germé partout. Je dis que dans les années 60, les jours où nous n’avions pas école, les enfants allaient travailler sur les marchés de la ville pour quelques pièces de monnaie, que nous attendions aussi avec impatience les camions de poubelles qui venaient déverser leurs immondices sur les berges du Rhône, pour en extirper leurs richesses. Mon histoire, similaire à la leur, fait rire mes hôtes. Au passage, je note les carences de leur hygiène dentaire… Nous discutons, chacun écoute l’histoire du bidonville de l’autre et, autour de nous, les cheminées fument gravement, des fumées noires, toxiques. Ca sent le plastique fondu. L’odeur provient en réalité du bois mouillé qu’ils brûlent dans les appareils de chauffage confectionnés avec des bidons de mazout et une cheminée en métal. La pluie ajoute à la pollution. Le générateur d’électricité ne marche plus depuis des jours. Des hommes l’ont porté en réparation. De toute façon, il faut mettre de l’essence dedans et l’essence coûte cher. Dans les baraques, des ampoules pendent au plafond, inutiles. Parfois, on voit un frigo. Les produits alimentaires traînent à terre, il n’y a pas de placards de rangement. Une dame me dit que les enfants n’ont pas d’appétit, tant l’alimentation est mauvaise. Ils ont besoin de tout, un appartement, de l’électricité, de l’eau chaude, une douche, des vêtements. Et il manque toujours du bois pour se chauffer. Alors les hommes partent tous les jours en chercher. Un jour, j’en ai vu deux qui poussaient des caddies de supermarché sur l’autoroute, remplis de morceaux de bois de chauffage, provoquant à chaque minute des risques d’accident mortel.

Peu d’entre eux parlent français, même après plusieurs années passées en France. Au Chaâba, nos parents ne parlaient pas français non plus, persuadés qu’ils allaient rentrer chez eux et qu’ils n’avaient pas besoin d’apprendre une langue étrangère. Une traductrice s’exprime au nom des autres. Je m’assieds au milieu d’un groupe pour une séance de photos. J’échange quelques phrases avec une jeune femme de 18 ans qui parle espagnol, parce qu’elle a séjourné en Espagne avant d’atterrir dans ce taudis. Je sais qui elle est. Je l’ai déjà vue dans le quartier multiculturel de la place du Pont, au cœur de Lyon, où tous les gens d’ailleurs aiment se retrouver. Elle se prostituait avec un groupe de quatre ou cinq autres filles, très jeunes, à quelques pas des membres de leurs familles assis à même le rebord des trottoirs en face du Mac Do. Leurs clients sont de vieux Maghrébins retraités. Je les ai vus, souvent, traînant leurs silhouettes courbées autour des adolescentes aux jupes longues et sales. Quand les misères des uns et des autres se télescopent, elles provoquent des situations insoutenables.
Dans le bidonville, la pluie, maintenant, est fouettée par un vent latéral qui amène vers nous les fumées toxiques que crachent des cheminées de fortune. Je tousse et provoque encore l’hilarité de mes hôtes, amusés par ma faiblesse de luxe. Eux sont immunisés contre les pollutions. Je leur parle, un peu en italien car j’ai vu qu’ils comprenaient quelques mots, de l’époque de mon bidonville, leur montre des photos que je garde sur mon téléphone portable. Sur l’une d’elles, ma mère est en train de traire une chèvre pour tirer du lait frais. Je leur dis qu’il y avait des animaux domestiques au Chaâba, chèvres, moutons, poules, canards, lapins. Eux n’en ont pas. Nos parents cultivaient le jardin aussi. Eux non. Ils regardent avec avidité mes photos. L’un d’eux me demande de confirmer que c’était bien il y a cinquante ans. Il explique à ceux qui sont autour. Je l’entends dire “algériens”. Certains d’entre eux hochent la tête comme pour s’étonner que l’homme qui est en face d’eux ait pu sortir de tout ça, des amoncellements de planches et de tôles comme ceux dans lesquels ils survivent aujourd’hui, à Lyon, France, au coeur de l’Europe. Et quand on leur dit que je suis même devenu ministre de la République française, ils me scannent du regard. L’un d’eux me lance en souriant : « Beaucoup argent ? » Je suis un miraculé, à leurs yeux. Autour de nous, des enfants en haillons et aux visages barbouillés pataugent dans la boue et quelqu’un demande si l’un d’eux deviendra ministre dans cinquante ans. Je raconte comment l’école m’a sauvé du bidonville. La lecture ! Ici, dans le taudis des Roms, il n’y a pas de livres, mais la télé dans toutes les baraques, que les enfants regardent quand le générateur veut bien fournir de l’énergie. Au Chaâba, il n’y avait pas d’électricité, pas de télévision et c’était une chance pour les enfants : seuls les bouquins illustrés de Zembla, Akim, Tex Willer, Blek le Roc, etc., nous transportaient dans les contrées lointaines et imaginaires du Lac Ontario, au Kenya, Monbaza, dans le Nevada. Ces lectures nourrissaient nos imaginaires. Aujourd’hui, je ne sais pas ce qui nourrit ceux des enfants Roms. Une jeune enseignante nous rejoint pour la visite. Un élève, le seul qui va à l’école, la reconnaît et la salue avec quelques mots de français. Elle est sacrée, comme pour moi au Chaâba, avec ma maîtresse de maternelle que mes parents vénéraient. Les Roms autour de moi savent aussi son importance, mais le manque d’argent est tellement plus patent aujourd’hui que les enfants sont mobilisés pour aller en chercher tous les jours, avec les adultes. L’âge n’est pas une excuse, ici. L’enfance passe très vite. On n’a pas le temps de s’y attarder.

Ces Roms du cimetière viennent de la région de Bihor, au sud de la Roumanie, et sont fiers de me le dire. Sans doute pour préciser qu’on les croit sans racines, errant, alors qu’ils ont des origines et un lieu de naissance en Europe. Une identité. Il y a quelques décennies, toute l’épargne des immigrés maghrébins était engagée pour ce rêve : retourner au bled, mais les Roms du cimetière rêvent-ils d’un retour à Ithaque ? Nous discutons, encore, sans pouvoir arrêter la pluie, jusqu’au moment où arrive le temps de partir, de se dire au revoir, mais dire au revoir, qu’est-ce que cela signifie pour des gens qui ne savent pas où ils seront demain ? Ils disent que le Préfet décidera de leur sort dans quelques temps. Et Dieu, aussi. D’ailleurs, à l’entrée du bidonville, je vois un long canapé éventré, rongé par la vétusté, qui invite à s’assoir devant une bâtisse, une église de fortune, avec une trentaine de chaises rangées devant un pupitre. On y donne des messes hebdomadaires. Un homme qui m’a ouvert la porte, en riant, me propose de venir à celle du dimanche suivant. Je réponds que je vais y réfléchir… alors il me dit La revedere, au revoir, en roumain. Soudain me vient une idée : projeter ici, au milieu de ce bidonville de Roms, le film que Christophe Ruggia a adapté de mon roman Le Gone du Chaâba. Ce jour-là, je ne regarderai pas l’écran mais les yeux de ces exilés pour y voir l’effet du choc provoqué le Chaâba de 1962. Je suis sûr qu’ils se poseront pas mal de questions sur le temps qui passe, la terre qui tourne inlassablement et ramène sur le même territoire, entre cimetière et périphérique, les mêmes gens, avec les mêmes peines et les mêmes espoirs de s’en sortir. En somme, une histoire d’êtres humains.