
Une lutte quotidienne pour écarter le sale et la souillure
Force est de constater que dans le contexte urbain moderne, le sale a été renvoyé aux marges de la ville. Il suffit de penser aux évacuations des excréments et des déchets vers des centres de tri et de traitement le plus souvent situés en périphérie des villes. En termes de raccordement aux systèmes d’assainissement, les bidonvilles font figure d’exception dans notre pays dans la mesure où de tels aménagements y sont quasi-inexistants. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le vocabulaire médical a été historiquement convoqué pour décrire les bidonvilles comme un « mal qui ronge les banlieues » à l’instar d’une « gangrène », d’un « cancer » ou même d’une « épidémie », toujours susceptible de contaminer... Tout autant que l’habitat, ce sont bien évidemment les habitants eux-mêmes à être touchés par la souillure et les clichés qui y sont associés. Le stigmate qui colle aux habitants des bidonvilles, lié à la saleté, la poussière ou encore la boue omniprésente, est difficile à contredire. Á ce propos, la boue sur les chaussures est à n’en pas douter l’une des expressions les plus fortes de la souillure dont il faut se débarrasser dès lors que l’on sort du bidonville. Car « aux yeux de tous, la boue est ce qui signe l’appartenance au bidonville. Elle est la marque d’une infra-urbanité, pour ne pas dire d’une infra-humanité. Être crotté alors que l’on est en ville, c’est ne pas appartenir à la ville » [5].
Au sein du bidonville, réussir à mettre en place un espace de salubrité relève d’un combat quotidien. Dans le bidonville près de Nancy que nous avons observé, femmes, hommes et enfants participent tous d’une façon ou d’une autre au maintien de la propreté. La circulation constante entre les caravanes et les cabanes charrie de la terre, de la boue et autres papiers ou feuilles mortes. Il est donc nécessaire de passer sans cesse le balai pour endiguer l’arrivée constante de matériaux impropres. Au sol, à la sortie des maisons et sous les auvents, de gros tapis de linoléum facilitent le nettoyage. À l’intérieur des cabanes, pour apporter un peu de confort, des tapis en tissu ont été superposés à même le sol. Ils ajoutent un peu de chaleur en renforçant une sensation de « cocon ». Mais leur nettoyage est un fardeau supplémentaire… Les murs des caravanes ou des cabanes en bois sont recouverts d’un papier-peint remplacé tous les six mois à cause de la prolifération de moisissures symboles d’une humidité rémanente. Étant donné le nettoyage quotidien que nécessite la vie sur le camp, les habitants n’hésitent pas à jeter directement par terre papiers, plastiques et autres épluchures de fruit. Le sol incarne alors de façon paroxystique une surface impropre : tout ce qui le touche devient souillé.
L’absence d’eau arrivant directement sur le bidonville accentue les difficultés. En fait, à bien y regarder, une danse des caddys chargés de bidons d’eau de 25 litres anime constamment les journées. Deux bornes à incendie se trouvent à 300 mètres de chaque côté du bidonville. Comme on s’en doute, le travail est pénible du fait de son aspect répétitif et éreintant en raison du poids des bidons. Pour les lessives, une grande casserole d’eau est constamment chauffée par un feu de bois situé au milieu du bidonville. Elle fait partie de la vie collective : chacun l’alimente en combustibles pour garder l’eau chaude durant toute la journée. Dans de petites piscines en plastique pour enfant – piscines en forme de coquillage –, on fait tremper des vêtements avant de les frotter à la main. Les problèmes aux poignets dûs à cette tâche sont courants chez les femmes.
La municipalité et l’agglomération ont mis à disposition une benne pour les déchets ainsi que des porte-sacs poubelles dans les espaces communs. Ces aménagements facilitent l’évacuation des déchets et évitent la prolifération de nuisibles comme les rats. La municipalité a également veillé à stabiliser une partie du sol avec du gravier. Cela permet aux véhicules de circuler plus facilement au sein du bidonville. L’un des chefs de famille respecté a été nommé par la mairie pour veiller au maintien de la propreté sur le bidonville. Le ramassage d’une partie des déchets est organisé par un travailleur social une à deux fois par an. La municipalité s’occupe également de vidanger les toilettes sèches aménagées à l’arrière des caravanes et des baraquements. Comme on peut le voir, la propreté sur le bidonville n’est pas du seul ressort de ses habitants. Les institutions participent également à mettre en place et à maintenir un espace de salubrité. Le raccordement à l’eau en particulier, s’il est problématique sur un certain nombre de points (robinets communs en dehors du bidonville, potabilité de l’eau, facturation, etc.), facilite l’aménagement d’un lieu de vie un tant soit peu éloigné des miasmes.
Instaurer un ordre moral
Même si le bidonville est souvent perçu comme un espace de désorganisation sociale, théâtre d’un délitement des repères sociaux et moraux des familles, il reste que dans la réalité les choses sont loin d’être aussi simples. S’il ne faut pas nier la violence (physique et symbolique) qu’on y rencontre, il faut néanmoins souligner combien un ordre moral, toujours précaire il est vrai, y structure en grande partie la vie sociale.
À bien y regarder, le bidonville occupe une double fonction vis-à-vis de l’ordre social : il contribue à la fois au maintien d’un ordre traditionnel et à sa transformation. Au sein du bidonville où nous avons mené nos observations, toutes les familles proviennent du même village de Roumanie, de sorte que la plupart des habitants sont liés entre eux par des liens familiaux. L’organisation spatiale du bidonville se rapproche même de celle que connaissaient les familles quand elles habitaient dans leur quartier d’origine. Les liens avec la Roumanie sont encore nombreux et les visiteurs de passage en provenance de ce pays sont fréquents. Les allers-retours en Roumanie sont effectués en voiture ou dans la fourgonnette d’une « connaissance » effectuant le trajet ponctuellement. On y retourne soit pour les fêtes religieuses et familiales, soit pour les vacances.
L’ordre social en vigueur au sein du bidonville reprend dans une large mesure celui connu en Roumanie. Cela peut se traduire par la valorisation et la légitimation des individus arborant une « réussite » économique manifeste dont tout le monde sait qu’elle résulte d’une façon ou d’une autre de liens souvent mafieux. Or, dans le bidonville que nous avons observé, beaucoup préfèrent éviter ces individus « louches » faisant courir des risques à l’ensemble du groupe. « À cause d’eux, il y a la police qui vient et ça crée des tensions au sein du bidonville. Ces gars-là, ils pensent qu’au casino, aux filles et à l’alcool. Sauf qu’à la fin ils sont tous en prison... » (Adi, 48 ans). Mais renoncer à ce type de vie est parfois difficile pour les plus jeunes. Razvan, ancien « maillon » de réseaux d’échanges illicites, a été intégré dans un programme de réinsertion par le travail, ce qui l’amène à constater qu’il n’a plus de chances de « réussir » : « Je me dis, c’est bien comme ça, j’ai ma femme, mes enfants. Mais par contre, je me rends compte que j’aurai jamais rien, je ne serai jamais personne. Tu sais, c’est important chez nous d’être quelqu’un de bien, d’avoir des bons trucs, de donner à tes amis... » (Razvan, 25 ans)
Aussi étonnant que cela puisse paraître, le bidonville va souvent de pair avec un éloignement vis-à-vis des réseaux d’échange organisés – mafieux – aux activités totalement illicites : c’est dire s’il ne peut être uniquement vu comme un espace de non-droit. Il recentre l’ordre social sur la famille nucléaire et élargie, sans que chacun se coupe totalement de l’ensemble de la communauté. Il revient alors aux pères de famille d’y occuper une place centrale, ce qui peut générer des tensions avec leurs fils. Ceci s’exprime de façon saillante sur la question de la cigarette. Fumer est considéré comme un manque de respect profond face à l’autorité paternelle. Aucun garçon ne se permet de fumer à la vue de son père ; c’est donc en cachette que des hommes de plus de 30 ans vont « s’en griller une ».
En outre, pour saisir l’ordre moral interne du bidonville, il faut compter avec les rumeurs locales à travers lesquelles se met en place un contrôle social fortement ressenti. Elles assignent en effet les familles à une position sociale de laquelle il est difficile de se départir. Le « bla-bla-bla » quotidien décrédibilise fortement ceux qui tenteraient d’occuper une autre place que celle attendue par la communauté. Notons également que les jeux et les discussions participent à ce système de distribution des rôles. Par exemple, les parties de football ou de Rummikub sont l’occasion d’exprimer sa valeur. Pour autant, c’est à n’en pas douter la débrouille économique qui est le vecteur par excellence de la reconnaissance du groupe. Certaines activités sont plus respectées que d’autres. La revente de voiture est sans aucun doute la plus prestigieuse. Différentes petites astuces à la frontière du licite permettent de s’assurer des « bons coups ». Mais cette activité est surtout l’occasion de pouvoir se montrer de temps à autre au volant d’automobiles représentant parfois plusieurs dizaines de milliers d’euros, sans que l’on ait nécessairement les moyens de les entretenir. Au-delà du prestige symbolique, être au volant d’une automobile est la preuve que son propriétaire « sait y faire ». C’est donc un investissement économique et symbolique.
À mesure que les familles s’installent en France, le bidonville participe à restructurer l’ordre social. Il met en contact les habitants avec d’autres groupes sociaux. C’est notamment par les communautés roumaines protestantes évangélistes que se constituent de nouveaux liens. Au sein de l’agglomération de Nancy, on compte deux salles de prière accueillant les groupes originaires de trois villages roumains. Ces communautés se réunissent ensemble ou séparément plusieurs fois dans la semaine. Le discours évangéliste s’articule autour du respect des principes énoncés par la Bible et du rejet des comportements violents liés à l’alcool et aux jeux d’argent. C’est dire s’il est question de s’opposer aux dépenses ostentatoires des individus « faisant mafia ».
Plus qu’une absence d’ordre social, c’est donc plutôt un enchevêtrement de petites instances sociales qu’on rencontre au sein du bidonville. Celles-ci contribuent à maintenir un ordre moral strict : le vol est sévèrement réprimé, la consommation d’alcool est encadrée par les pairs, les façons de se tenir sont surveillées, etc. En cas de comportement trop déviant, des « réunions » sont organisées pour décider du sort de celui ou de ceux qui posent problème.

Un lieu dépourvu d’emplois où on travaille beaucoup
On l’oublie souvent, mais le bidonville est un espace de travail quand bien même quasiment personne n’a d’emploi reconnu en tant que tel. En effet, si la majorité des habitants y sont coupés du travail formel, il reste que les activités lucratives sont ici multiples et diversifiées, à commencer par la récupération et le travail de la ferraille récupérée en ville. C’est que la ferraille doit être triée, parfois brûlée, afin de séparer le fer et le plastique et être ensuite réunie en quantité suffisante pour que le chargement soit accepté par le grossiste. La récupération de ferraille assure son lot d’opportunités (vélos en état de marche, casseroles peu usagées, outils encore utilisables…), mais n’est pas très rentable suite à la chute des cours des métaux après une envolée au début des années 2010. Au sein du bidonville, on débite également des carcasses de voiture. Le travail est long et nécessite souvent la présence de plusieurs personnes. Le châssis d’une voiture est récupéré ou acheté aux alentours de 40 euros, puis revendu un peu plus d’une centaine d’euros une fois ferraillé. Pour venir à bout d’une carcasse, il faut une bonne journée de travail à deux au minimum. Le vol de ferraille n’est plus d’actualité – il l’a été il y a quelques années encore – dans la mesure où cette activité est devenue risquée et demande une organisation importante. Dans le bidonville ou dans le groupe élargi qui gravite autour, certains se sont vus infligés plusieurs mois ou même années de prison pour avoir versé dans ce type d’activité. En général, seuls les groupes très structurés ou confrontés à une extrême pauvreté se risquent encore à ce type d’activité.
Pour les hommes qui disposent de contacts dans le quartier environnant, il est possible de se faire embaucher ponctuellement « au noir » pour réaliser des déménagements ou de gros travaux comme la maçonnerie. Ces journées sont rarement payées au-delà de 30 euros pour huit à dix heures de travail. Pour les familles (femmes et enfants), l’une des activités les plus prisées est la cueillette de fleurs au printemps. On n’hésite pas à effectuer deux cents kilomètres dans la journée pour trouver des jonquilles ou du muguet. Les fleurs sont ramenées dans le bidonville pour y être assemblées et tenues par un élastique, l’objectif étant de produire un bouquet symétrique. Cette tâche se fait en famille le soir tout en discutant. Les femmes partent en ville la journée suivante pour y vendre les bouquets. Chacune d’elles connaît un lieu « stratégique » de vente dont elle révèle difficilement l’emplacement.
On le voit, le bidonville, aussi étonnant que cela puisse paraître, est un lieu de vie, certes par défaut et précaire, mais un lieu de vie à part entière. Il n’est donc pas seulement un espace de relégation et un territoire d’intervention sociale pour des habitants « extro-urbains » , il devient un lieu au prix d’efforts quotidiens : ici plus qu’ailleurs disposer d’un lieu de vie se mérite… sans compter qu’il peut à tout moment être remis en cause par les autorités…