Ainsi se présente ce spectacle dont l’originalité est de mélanger dans sa conception puis son interprétation des irakiens, réfugiés en France depuis plusieurs années, des animateurs d’atelier d’écriture ayant aidé à « l’accouchement » des textes, des comédiens professionnels de la compagnie du Théâtre du Désordre des Esprits - Cie Bruno Boëglin, initiateurs du projet et des musiciens.
Ecarts d’Identité a rencontré Adeeb Al Yacoub et son fils Andrew, Muhaned Alhadi, et Martin Al Yaqo, irakiens auteurs et acteurs de la pièce, ainsi que Marie-Paule et Romain Laval de la compagnie du Désordre.
Comment est née l’idée de ce spectacle ?
Théâtre du Désordre : L’histoire a commencé en 2014 lorsque nous avons sélectionné deux lycéens de Vaulx-en-Velin pour participer à une tournée théâtrale au Nicaragua nommée : L’art n’est pas fait d’habitudes. L’un d’entre eux, Andrew, était irakien, assyro-chaldéen. De retour en France, il nous a présentés à sa famille et nous nous sommes liés d’amitié.
Ensuite tout est parti d’une boutade quand l’un d’entre nous a lancé : « Si on fait du théâtre avec vous, on aura du public ! », vu l’importance de la communauté irakienne réfugiée dans la région lyonnaise depuis 1991, les facilités qu’elle a à se mobiliser grâce aux liens étroits que les familles entretiennent les unes avec les autres, et finalement l’absence de spectacles en langue arabe qui pourraient les intéresser.
Mais vous, Adeeb et Andrew, à part l’expérience de la tournée nicaraguayenne, vous étiez tentés, attirés par une expérience théâtrale ?
Adeeb Al Yacoub : je suis entré en France en 2008 et avant de venir en France je jouais et je mettais en scène mais pas d’une manière professionnelle, je jouais dans la localité proche de ma ville. Ma note au baccalauréat ne m’a pas permis de pouvoir entrer à l’Ecole des Beaux-Arts, mais mon rêve était de devenir acteur ou metteur en scène. Mais heureusement on est venus en France et on a rencontré l’équipe, la troupe de Marie-Paule à travers mon cher fils Andrew, et je suis très content de cette amitié qui s’est faite entre nous et reposant sur l’art.
Andrew Al Yacoub : J’ai donc rencontré la compagnie de théâtre pour un spectacle qu’on avait fait quand j’étais en seconde. En fin de seconde on est allés au Nicaragua pour jouer une pièce de Bernard-Marie Koltès qui s’appelait « Salinger ». Avant de venir en France en 2008, on a vécu en Irak, puis un an et neuf mois en Syrie, et j’ai été confronté à toutes ces formes d’art, à toutes ces rues remplies de personnes qui chantonnaient...depuis le collège j’ai pu faire toutes sortes d’activités théâtrales.
Comment chacun de vous est entré dans l’aventure avec ses envies, ses désirs, ses interrogations ?
Théâtre du Désordre : Le but était de créer avec eux et pour eux, un spectacle en langue arabe, soureth(1) et française, surtitré, d’après des textes écrits par eux. Une vingtaine auront été produits puis traduits.
La 1ère pierre fut posée le 6 mai avec « Chroniques irakiennes », une restitution publique donnée devant un public 100% irakien (80 spectateurs chantent, dansent, enregistrent tous azimuts avec leur téléphone portable).
À partir de cette date, le projet a enclenché une autre étape annoncée de sa réalisation : l’élargissement vers d’autres publics et d’autres lieux culturels. Muhaned Alhadi nous a rejoint. Il est irakien chiite, metteur en scène et acteur reconnu (prix du meilleur acteur du festival de Bagdad), exilé en Syrie, célébré en Syrie, puis réfugié à Lyon en 2015. Avec lui et Mohammed El Amraoui, écrivain et traducteur marocain, le noyau d’acteurs devient pluriconfessionnel en même temps qu’il conserve sa dualité : croyants irakiens / athées français.
Muhaned Alhadi : J’ai rencontré la compagnie par des amis communs ; au début j’avais quelques appréhensions mais au fil des jours l’image a commencé à s’éclairer, une forme de quiétude a commencé pour moi en tant qu’acteur, peut-être que la nature de mon travail ici est différente de la manière dont je travaille habituellement, mais je crois qu’il y a différentes manières, méthodes, écoles dans le théâtre et ce travail-là s’inscrit dans une certaine école du théâtre ; comme je l’ai fait en Irak et en Syrie, je n’ai pas fonctionné en tant que quelqu’un qui a reçu des prix, en tant qu’acteur professionnel...
Théâtre du Désordre : L’écriture de la pièce, de fait, a pris un tour nouveau : aux textes écrits par les assyro-chaldéens (dont beaucoup évoquent les attentats visant les chrétiens ou les yézidis sur le territoire irakien) et aux musiques traditionnelles rattachées à leur communauté, répondent des textes musulmans (Hassan Blasim, écrivain ami de Muhaned et formé comme lui à l’Institut des Beaux-Arts de Bagdad, traduit dans plus de 20 pays) et des chansons populaires irakiennes (Kathem Al Saher) et françaises (Boris Vian).
La deuxième restitution : Irak à jamais a eu lieu le 1er septembre dans le cadre d’un festival lyonnais devant 150 personnes dont seulement 30 irakiens observant la salle qui reprend en chœur la chanson de Boris Vian. Cette fois, la tendance s’inverse ! Mais un constat est fait : la fédération des communautés sur une scène entraîne la fédération des publics.
Avec ces deux premières représentations et les premiers retours du public, quel regard portez-vous sur la réalisation finale, si réalisation finale il y a puisqu’ on comprend que le contenu et la façon de le représenter peuvent évoluer ?
Muhaned Alhadi : je pense que l’histoire a une relation avec l’histoire de tous, que l’esprit du spectacle est l’esprit de tous, il y a quelque chose de collectif en fait et en même temps tout ce qui a été écrit pendant l’atelier d’écriture et ce qui a été écrit après pendant les répétitions sur le plateau, est une partie de notre personnalité, de notre caractère, de notre personne au quotidien. C’est pour cela que pendant les répétitions, on interprétait notre quotidien, car cette vie quotidienne, elle est partagée par tous les Irakiens et je pense que nous tous qui venons de régions différentes, de cultures et de religions différentes on partage des constantes ; ce que refuse Adeeb, c’est les mêmes chose que je refuse moi et ce que j’accepte moi, Adeeb l’accepte, pas pour me donner raison ou quoi que ce soit mais ça fait partie de notre culture irakienne.
Adeeb Al Yacoub : ce qu’on a ajouté au spectacle c’est quelque chose qui prend source dans notre quotidien comme l’a dit mon frère Muhaned Alhadi comme vous le savez peut-être la culture irakienne est une culture qui ruisselle d’amour…
Ce texte nous a réellement fait penser aux jours de l’Irak, car nous l’avons joué dans trois langues, le français qui maintenant est devenu notre langue, l’arabe et l’araméen qui était notre langue et le restera jusqu’à la fin de notre vie. Ce texte-là nous a rappelé les doux jours de l’Irak, il est vrai qu’il y a des scènes qui sont douloureuses mais lorsqu’on a joué on était très heureux car on s’est remémoré des beaux jours de l’Irak. Et c’est cette idée que nous voulions partager avec nos amis spectateurs français...
... moi quand j’étais assis sur ma chaise, et que je voyais les gens arriver dans la salle, je me souvenais de mon père dont je joue le rôle, il voyait les gens heureux quand ils entraient chez lui, on servait le café, le thé c’était exactement comme ça...
Muhaned Alhadi : ... je trouve que ce qu’il y a de meilleur dans le spectacle, c’est qu’il y a un mix entre la langue française et la langue arabe, même la langue ancienne(2). Ce que je trouve le meilleur aussi c’est la facilité avec laquelle le texte découle, c’est pour ça que ça n’a pas pris les voiles ou les habits du cri, de l’excessivité ; dans le spectacle on a posé la douleur de manière simple sans aucune exagération, sans que ça soit surfait.
Andrew Al Yacoub : ...on a parlé de la douleur d’une manière simple ; comme l’a dit un de nos philosophes, la douleur n’est pas la souffrance, ce que trouve bien c’est dans la douleur on passe du rire aux larmes, le peuple irakien est habitué à passer du rire aux larmes, et puis surtout avec les événements qu’on voit parfois, la douleur fait partie de nous et on a un socle commun, un capital comme on a un capital social, un capital culturel, on a un capital de la douleur et ce capital-là on le vit de manière très apaisée en fait, parce qu’étant donné qu’on a vécu la douleur de l’intérieur, de loin ou de près, on a appris peu à peu à l’apprivoiser et à jouer avec, comme au théâtre et comme dans la vie réelle. Mais je ne veux pas réduire le spectacle à la douleur parce qu’il y a beaucoup de moments très joyeux... Moi de l’intérieur je l’ai vécu comme un grand bonheur, c’est une nostalgie, il y a des scènes de flash-back où on se rappelle notre grand-père, de la nostalgie un peu triste où on se remémore la mort de mon grand-père, de ses derniers jours, de comment il a pardonné, comment il a été pardonné, mais il y a avait une douceur infinie que les spectateurs français ont perçue ; on m’a souvent reparlé de cette scène où les musiciens français se sont introduits avec beaucoup de suavité en y mettant du jazz ; à un moment je raconte comment mon grand-père dans ses derniers jours déréglait la télé pour que je vienne la réparer et qu’il puisse me voir... je pense que la tristesse c’est le pendant de la joie, et lorsque l’une est à la table à manger, l’autre est au coucher comme Khalil Gibran le dit, je n’ai pas peur de la tristesse, elle fait partie de la joie...
Après ces deux premières représentations, où et quand comptez-vous le rejouer ?
Théâtre du Désordre : Grâce aux multiples connexions que Muhaned Alhadi entretient avec le monde théâtral du Maghreb et du Moyen-Orient, fruits de son passé artistique riche, nous avons reçu plusieurs invitations à participer à des festivals, notamment prochainement au Maroc. Également des contacts sont pris dans des villes de la région où habitent des communautés de réfugiés d’Irak. La compagnie est profondément heureuse d’emmener la communauté irakienne sur le plateau de la plus grande Maison de la Culture de France : la Mc2 de Grenoble dans le cadre des fêtes attachées à son cinquantenaire. Donc l’aventure continue.