
Le pays du Mont Blanc
Le pays du Mont Blanc rassemble de prestigieuses stations de sports d’hiver ; la haute vallée de l’Arve, au niveau de la plaine de Sallanches, abrite des rampes de lancement en direction des stations de Chamonix, St Gervais et Megève. Cet espace désormais structuré par le tourisme a néanmoins connu une histoire industrielle forte. Il est actuellement confronté à une attractivité inédite, qui trouve son explication dans un entrecroisement de facteurs dont les principaux résident dans sa proximité avec la Suisse et dans une dynamique récente qui pousse une frange des catégories aisées à aller vivre « au pays des vacances » [1]. Il en résulte à la fois un accroissement significatif de la population et une hausse soutenue des prix de l’immobilier. Le pays du Mont Blanc, qui fut longtemps une zone d’émigration, est dorénavant une zone d’immigration. Il doit être précisé que les mouvements qui la traversent à l’heure actuelle sont de natures différentes : aux implantations d’agrément s’ajoutent des installations répondant à des raisons économiques, trajectoires auxquelles se superposent des lourds déplacements pendulaires (journaliers, hebdomadaires et saisonniers). Sans conteste, on tient là un espace façonné par des flux d’ampleur indéniable. C’est pourtant sur des mouvements plus discrets que nous tenions à placer l’accent : ils concernent la venue d’individus des pays de l’Est, principalement de Pologne, qui gagnent le pays du Mont Blanc pour travailler sur les chantiers. Leur présence s’étale entre fin avril et fin novembre ; durant cet intervalle, ces travailleurs du bâtiment occupent, en groupe, camping ou gîte – que les nouveaux usages laissent largement vacants – dans la plaine de Sallanches ou sur les premières pentes qui s’en élèvent (c’est-à-dire à distance des stations). Charge à nous d’essayer de saisir ce que signifient ces nouveaux types de déplacement.
La venue des Polonais en France appartient à la catégorie des phénomènes anciens. On revient souvent sur leur arrivée massive au cours des années 20 et 30, qui s’explique par la convention passée entre Paris et Varsovie à la date de 1919. Elle avait pour but de diriger les candidats à l’émigration en direction des secteurs sinistrés, à savoir les usines et l’agriculture [2]. A cette époque, les candidats à l’émigration se regroupent donc autour de deux profils essentiels : les agriculteurs et les mineurs. Or, dans un cas comme dans l’autre, on a affaire à un recrutement qui est à la fois collectif et organisé par les pouvoirs publics, sous la pression des organismes professionnels. Le dépôt de Toul, où s’effectuent contrôles médicaux et enregistrements administratifs, constitue la porte d’entrée des immigrants d’Europe centrale sur le territoire français. Toujours est-il que la répartition des travailleurs polonais entre les différentes régions françaises se révèle très déséquilibrée : schématiquement, le Nord et l’Est s’offrent la part du lion, la présence polonaise étant plus diffuse dans les autres zones. Celle-ci n’est pas significative en Savoie et Haute-Savoie mais il faut se garder de la considérer comme nulle, car les vallées alpines attirent des travailleurs de toutes origines à la suite de leur industrialisation : ainsi, pour la haute vallée de l’Arve, on observe le passage de Polonais à l’usine de Chedde [3].
Au sujet de ce déplacement majeur, J. Ponty fait état de conditions de travail globalement plus dures dans l’agriculture que dans l’industrie. De manière comparable, en matière de logement, les différences de conditions sont non seulement attachées au secteur d’activité mais également au profil du travailleur, les familles bénéficiant d’un meilleur traitement que les célibataires. Force est cependant de souligner que cette vague migratoire des années 20 et 30, qui constitue l’acmé du mouvement et qui le figure largement dans l’imaginaire collectif, avait remplacé un autre type d’immigration plus résiduel : avant la première guerre mondiale, un régime de migrations saisonnières existait pour certaines régions, qui répondait aux besoins de l’agriculture hexagonale et qui voyait des Polonais venir réaliser, à la belle saison, tous types de tâches dans les fermes françaises, avant de s’en retourner dans leur pays natal l’hiver.
Touristes et travailleurs saisonniers
Les déplacements contemporains que nous souhaitons examiner concernent un registre d’activité inédit, pour les Polonais, dans cet espace : celui de la construction. En se penchant sur leur rythme, on remarque qu’ils renouent avec les migrations saisonnières attachées à l’agriculture. Ce cas laisse également apparaître une autre forme de résurgence, dans la mesure où se meuvent des équipes de travailleurs, qui, par certains aspects, ne sont pas sans rappeler le mouvement des bûcherons bergamasques [4]. On note toutefois l’absence de femmes au sein de ces escouades, qui trahit leur caractère passager : il ne s’agit pas de s’implanter mais d’obtenir des revenus avant de regagner le pays d’origine. Pour revenir sur le secteur d’activité, signalons qu’en Haute-Savoie, le bâtiment connaît une activité soutenue sans que cela ne se solde pour autant par une pénurie de main-d’œuvre. Ainsi, le recours aux services de ces artisans polonais ne réside pas dans le fait qu’ils disposent d’une habileté supérieure dans l’exécution de leur mission mais dans le fait qu’ils sont employés par des opérateurs, qui cherchent à faire des profits substantiels à l’abri de législations jugées contraignantes et qui proposent ce faisant à leurs clients une tarification des prestations nettement inférieures à celles en vigueur. Le recrutement des travailleurs est donc marqué du sceau des circonstances, de la mise en concurrence et de l’effet d’aubaine.
Cette migration saisonnière, désormais arrimée à la construction immobilière, s’accorde parfaitement avec les particularités climatiques du pays du Mont Blanc : la période hivernale reste synonyme de gel de tout ce qui touche au gros œuvre sur les chantiers. Pour les donneurs d’ordre, la présence de ces équipes de maçons ou de charpentiers ne permet pas uniquement d’abaisser les coûts mais de réduire les délais. De ce fait, on comprend que ce mouvement migratoire fonctionne également comme un vecteur de dévoilement des transformations qui travaillent le lieu d’arrivée. L’essoufflement de l’activité industrielle des vallées alpines s’est accompagné d’une irrésistible montée en puissance du tourisme : ce dernier, devenu secteur économique dominant, a connu une nette montée en gamme et une très forte saisonnalité (l’hiver ne cessant de reléguer l’été dans les indicateurs).
Ces évolutions de la zone réceptrice rejaillissent inévitablement sur les manières d’habiter et sur les conditions de logement. A l’instar des autres parties prenantes, les travailleurs polonais doivent composer avec une flambée des prix de l’immobilier, qui malmène également une large partie des jeunes qui ont grandi en ces lieux et la quasi-totalité des saisonniers. Ceci étant, privés de l’appui potentiel de connaissances et soumis à l’effet-barrière de la langue, ils subissent les conséquences de cette dynamique plus durement que les autres. Partant, ils en sont réduits à des formes de débrouille. Certes, se loger dans un camping ou un gîte ne paraît pas appeler de parallèles tant les degrés de vulnérabilité semblent éloignés mais on peut réunir ces deux cas dans le groupe des logements précaires puisqu’ils portent la même trace du provisoire et de l’incertain. Si le camping est impraticable en hiver, le gîte doit être libéré de décembre à avril pour être loué à la semaine à des vacanciers attirés par la neige. S’ils souhaitaient rester à l’année, les travailleurs polonais auraient à trouver des logements beaucoup plus onéreux, qui interdiraient sans doute tout transfert d’argent en direction de leur pays d’origine et rendraient l’opération sans intérêt de leur point de vue. L’occupation de ces logements provisoires met en évidence les changements d’usages à l’œuvre : elle entérine un changement de destination d’installations touristiques estivales en perte de vitesse, qui se trouvent détournées de leur fonction originelle. Elle témoigne également d’une absence de volonté de s’inscrire durablement de la part de populations qui viennent chercher des revenus. Cette présence comptée dans le temps semble s’accorder avec les aspirations de la population locale.
Logements temporaires pour travailleurs temporaires
Ce cas pour lequel des travailleurs temporaires occupent temporairement des logements temporaires se révèle digne d’attention, étant entendu que J. Ponty souligne l’existence d’une représentation tenace chez les Polonais : pour eux, l’ancienneté n’est pas le produit de l’âge mais elle est fonction de l’enracinement dans un lieu [5]. Ceci rend d’autant plus étonnantes ces trajectoires pendulaires qui, par définition, empêchent toute implantation. Elles paraissent faire apparaître une modification récente dans les représentations… En outre, le caractère passager de la présence de ces travailleurs explique largement ce qui les conduit à occuper des logements précaires (où la précarité n’est pas synonyme d’insalubrité mais d’instabilité et d’incertitude). Ceci dit, impossible de conclure à une division nationale ou ethnique de l’espace habité au pays du Mont Blanc : ce dernier est au contraire traversé par des lignes sociales de démarcation, qui rapprochent les travailleurs polonais des travailleurs saisonniers, force d’appoint indispensable au bon fonctionnement de l’industrie touristique hivernale mais qui les éloigne tous deux de leurs riches concitoyens venus chercher repos et divertissement. Mais, à bien examiner cet espace saturé par la circulation de populations hétérogènes et recomposé par des formes très différentes de mobilité qui dessinent cependant un système de références partagé, il semble qu’une analyse approfondie gagnerait à s’appuyer sur la proposition d’Alain Tarrius, qui a substitué le terme de mobilités transnationales à celui de migrations.