« Par les sentiers de la montagne enneigée, ils étaient nombreux les Italiens qui abandonnaient leur pays pour aller chercher en France à la fois du travail et leur pain de chaque jour. Parallèlement à l’immigration organisée, les clandestins se présentaient à la frontière en si grand nombre qu’un centre d’accueil avait dû être créé à Montmélian. Là l’immigrant trouvait, pour le préserver des louches combinaisons d’embauche, un office qui se chargeait de répartir les travailleurs. Heureuse initiative qui assurait à l’immigrant, comme à son employeur, une plus exacte sécurité (…) Montmélian aura été, dans une période brumeuse, le geste fraternel d’un grand pays à l’égard de ceux que la misère des temps condamne à chercher leur pain dans l’exil » [1]. Ce commentaire, extrait des Actualités françaises du 5 décembre 1946, témoigne certes des conditions difficiles du passage de la frontière alpine par ceux que l’on désigne comme « clandestins » [2], mais véhicule surtout l’idée que les pouvoirs publics français leur auraient offert l’Hospitalité du pays des Droits de l’Homme [3]. Nonobstant le ton misérabiliste, paternaliste et exagérément compassionnel du commentateur, cette archive audio-visuelle signifie à quel point la question des mouvements de population de l’Italie vers la France représente un enjeu majeur, entre nécessités économiques et relations diplomatiques dans le contexte particulier de l’après-guerre. Face à une situation d’urgence et de nécessité de main-d’œuvre, la France engage une vaste campagne de recrutement d’ouvriers transalpins, sélectionnés et hébergés dans des conditions particulièrement difficiles au sein des centres de l’Office national d’immigration (ONI). Une attention toute particulière sera ici accordée aux différentes étapes du parcours migratoire, qu’il ait été effectué par voie officielle ou de manière spontanée.
L’Office national d’immigration au service de la reconstruction de la France en 1945
La guerre de 1939-1945 n’a épargné aucune partie du territoire français. La Campagne de 1940, les opérations militaires de la Libération et les bombardements alliés qui les ont précédées ont multiplié les destructions, en particulier dans les grandes agglomérations, sièges des principales industries et objectifs de choix pour les belligérants [4]. Aussi, près de deux millions de logements sont-ils endommagés, laissant sans abri quelques 700000 familles [5]. Un immense effort est alors entrepris pour rebâtir les infrastructures et relancer l’économie nationale. Pour mettre en œuvre ce chantier titanesque, les pouvoirs publics ont prioritairement recours aux prisonniers de guerre de l’Axe [6], mais l’obligation imposée par les Américains de les libérer en 1948 contraint les employeurs à solliciter également la main-d’œuvre italienne [7] – abondante, disposée à s’expatrier, et présumée « assimilable » (selon la terminologie de l’époque) – ainsi qu’à d’autres travailleurs étrangers ou coloniaux, prioritairement dans l’agriculture, le bâtiment, les mines et l’industrie. Dès la Libération, politiques, économistes et démographes s’accordent en effet sur la nécessité de faire appel à un million et demi d’immigrants, dont on planifie l’arrivée sur cinq ans. Le principe est posé que l’État doit désormais avoir la maîtrise d’une politique globale d’immigration et qu’on ne saurait laisser au secteur privé les marges de manœuvre dont il a pu bénéficier dans l’entre-deux-guerres. Le débat public s’articule alors autour de l’introduction « de bons éléments d’immigration » dont les principes ont fermenté au cours des années 1930 [8] à travers les thèses du géographe Georges Mauco [9]. Afin de mettre en œuvre cette politique volontariste de recrutement de la main-d’œuvre immigrée, le général de Gaulle crée, le 2 novembre 1945, l’ONI, organisme chargé de la sélection, du contrôle sanitaire et de l’acheminement des étrangers [10]. C’est ainsi qu’en provenance d’Allemagne, de Pologne (Sudètes) – les populations déplacées de la guerre [11] – et surtout d’Italie, affluent des cohortes de travailleurs à destination des entreprises françaises. On comptabilise également quelques 20000 Algériens en 1946, mais cette immigration s’effectue hors cadre ONI (les Algériens étant alors considérés comme Français) et n’est pas le résultat d’une politique officielle de recrutement. Jusqu’en 1948, le réseau de l’ONI se met en place avec des missions à l’étranger. En métropole, des centres régionaux sont disséminés dans toutes les zones frontalières, ainsi qu’à Lyon et en région parisienne.

Les voies de l’immigration officielle
En Italie, des bureaux d’émigration sont ouverts dans chaque chef-lieu de province, où sont présélectionnés les « bons candidats ». Ceux-ci sont ensuite acheminés vers le centre de sélection médicale de Turin, transféré à Milan en octobre 1947. La caserne Garibaldi, dotée d’une capacité d’accueil de 800 personnes, héberge d’une part les services d’émigration italiens et d’autre part les structures de recrutement des divers pays d’immigration [12]. L’ONI y installe une mission au sein de laquelle les médecins jouent un rôle primordial dans la sélection qui repose sur des critères sanitaires sévères [13]. Outre la visite médicale, l’émigrant est soumis à un contrôle d’identité auprès des services de police, afin de vérifier qu’il n’est pas « indésirable » en France. À l’issue de ce parcours du combattant, un visa d’entrée est annexé au passeport de l’émigrant. Dans ce centre (qui héberge aussi une unité spéciale de la police italienne) règne une grande promiscuité et bien souvent les Italiens dénoncent des brimades de fonctionnaires français intervenant dans le circuit d’acheminement. En effet, malgré leur souhait officiel de voir arriver sur leur sol des travailleurs italiens, les autorités françaises ne sont pas pour autant détachées de pratiques paternalistes, même si dans un moindre degré qu’à l’égard des Nord-Africains. Agostino Longo, natif de Calabre et installé à Mens (Isère) revient sur cette difficile expérience : « Le 20 février 1957, je reçois une convocation de l’Office d’Emigration pour le 22 février (…) Un docteur italien et un autre français nous regardaient les yeux, les reins, les dents et nous tâtaient les muscles. Et si tout allait bien, on nous donnait un billet de train pour partir le jour même à Milan. La gare de Reggio Calabra débordait de pauvres gens et le train était assailli (…) On disait qu’il y avait au moins trois mille personnes dans notre convoi, des hommes seuls ou alors des pères de famille qui avaient déjà un travail et un logement en France et qui venaient chercher femme et enfants (…) Le lendemain, on descend à Milan dans une gare bondée d’émigrés pour une nouvelle visite médicale (...) Moi j’étais bon, j’ai eu un passeport, mais d’autres étaient renvoyés chez eux. Passée la frontière à Modane, je me dis que cette fois j’arrive dans un autre monde » [14].
L’accueil en gare de Modane
Modane (Savoie), ville-frontière en pleine reconstruction après les bombardements anglo-américains de l’automne 1943, reçoit chaque jour quelques 2500 voyageurs en provenance de toute l’Europe. Les services de l’ONI sont installés à proximité immédiate de la gare, dans des baraquements provisoires, insalubres selon l’avis d’un fonctionnaire : « il faut tout de même se représenter que nous sommes en Savoie, dans une vallée encaissée à 1067 mètres d’altitude et que les éléments et la neige n’attendent pas les décisions administratives (…) si le public connaissait une telle incurie, et dans l’absence de tout logement dans cette ville fortement sinistrée, des protestations vigoureuses et justifiées ne manqueraient pas de se produire (…) Il est impossible dans l’état actuel du Poste de songer à améliorer beaucoup la réception très primitive faite aux immigrants, ni espérer pouvoir en accueillir correctement davantage journellement ». [15] La presse italienne de surenchérir, ainsi qu’en témoigne cette manchette du quotidien turinois Il Popolo Nuevo du 21 septembre 1949 intitulée : « Bivouac sur les valises à la gare de Modane ». Et de poursuivre sur le même ton indigné : « On peut s’imaginer le calvaire de l’émigrant qui, pendant l’hiver, avec sa femme et ses enfants, est en proie aux glaciales tempêtes de neige : pénibles sont les heures à attendre (...) que les gendarmes ou douaniers oublient d’être “la bureaucratie” ». [16] Le bureau de l’ONI va être ensuite déménagé dans l’ancien dispensaire de la ville réhabilité. Cet édifice, situé à la sortie d’un passage souterrain le reliant directement à la gare, regroupe un pôle d’accueil (cuisine, réfectoire, hébergement) un centre médical et des bureaux administratifs [17]. Au moment de l’arrivée du « train des Italiens » en provenance de Milan, les employés du centre remettent à chaque passager un repas, un dossier complété par un titre de transport lui permettant de rejoindre son futur lieu de travail dans un train spécial à destination de Lille, Avignon ou Nancy.
Encadrer l’émigration spontanée
Entre 1945 et 1955, à la remorque de l’immigration planifiée par les pouvoirs publics, s’effectue une émigration spontanée, appuyée sur des réseaux villageois. L’ONI ayant édicté des règles contraignantes, les employeurs vont être tentés de s’en affranchir. En effet, l’objectif des industriels est de pourvoir disposer d’une abondante main-d’œuvre, le plus vite possible, avec le maximum de souplesse. Aussi mettent-ils en place des circuits clandestins de recrutement de travailleurs. Les recruteurs n’hésitent pas à encourager des candidats dont le dossier administratif est bloqué en Italie à franchir clandestinement la frontière par la montagne ; expérience dont témoigne cet habitant de Vérone descendu du train en gare de La Tuile (Piémont), où il prend contact avec un passeur pour 2500 lires [18]. A son côté, ils sont une vingtaine à s’engager dans la traversée nocturne pour rejoindre au petit matin Séez (Tarentaise) où une centaine d’individus les ont précédés : « Là les gendarmes nous ont rassemblés (…) et nous ont conduits à Bourg-Saint-Maurice. Les entreprises avaient envoyé leurs camions jusqu’à la frontière pour nous chercher. J’ai vu des camarades déjà entassés sur un camion qui partaient pour Nancy, en passant par Montmélian pour le visa et les contrats » [19]. Des initiatives concrètes sont en effet prises pour que les individus entrés spontanément en France depuis le 1er janvier 1946 soient rassemblés dans des « centres de criblage » et soumis aux contrôles indispensables.

La vie au centre Montfort de Montmélian
Au début de l’été 1946, afin de canaliser les nombreux travailleurs italiens en situation irrégulière, il est d’abord envisagé de les rassembler au centre de l’ONI de Lyon, d’une capacité d’accueil de trois cent cinquante places [20], ainsi qu’au centre de Chambéry disposant d’environ cinquante places. Face à l’intensité de ces passages spontanés, il est alors décidé l’ouverture d’un établissement plus vaste pour les Italiens et les « personnes déplacées » d’Europe centrale. Le 10 août 1946, l’ONI ouvre à Montmélian (Savoie) un « centre de criblage », dans l’ancienne caserne Montfort – édifice pluriséculaire à strates mémorielles complexes qui hébergea, dès le XIVe siècle, un couvent de dominicains, transformé en caserne militaire au XIXe siècle, pour devenir successivement une colonie de vacances dans les années 1920, puis un lieu d’internement administratif pour réfugiés espagnols et enfin pour juifs étrangers en 1942 [21]. A partir de 1946, l’ONI y rassemble ponctuellement des émigrants en situation irrégulière à qui l’on fait subir des examens médicaux et que l’on met ensuite en relation avec de possibles employeurs. On y convoie également de force les Italiens refusant leur affectation dans tel ou tel secteur d’activité. L’attente dans cet édifice austère, placé sous le contrôle de la gendarmerie, peut durer jusqu’à dix jours. Les personnes ayant transité dans ce centre se souviennent d’un accueil plutôt spartiate : « Nous sommes parqués entre hommes. On subit une visite médicale sévère et nos affaires sont désinfectées. On dort dans de vastes dortoirs collectifs. Seule consigne : il faut attendre ici que les patrons viennent vous chercher. On n’a aucune info sur le métier qu’on va exercer ». [22] La capacité d’accueil du centre Montfort est en effet de quatre cents places, mais il n’est pas rare d’y voir cohabiter plus de mille personnes dans des conditions de confort et d’hygiène déplorables : « Le nombre de matelas disponibles est de 300 (…) mais la cadence des admissions est telle actuellement – 1150 présences le 8 octobre (1946) – que seul un immigrant sur trois peut disposer d’une couchette, certains couchent à deux, les autres en majorité couchent à même le sol, enveloppés d’une ou plusieurs couvertures. Le sanitaire est inexistant : deux lavoirs, un lavabo primitif, huit robinets, une salle de douche de huit pompes utilisables, cinq WC à chasse et un urinoir sont les seules installations disponibles. Encore dois-je ajouter que les douches sont pour le moment inutilisées car la chaudière de remplacement, commandée, n’a pas encore été livrée » [23]. En 1948, à la suite à de la visite du consul d’Italie aux centres de l’ONI de Montmélian et de Modane [24] – visite provoquée par la publication d’articles à charge dans la presse italienne dénonçant les conditions d’accueil réservées aux travailleurs italiens – un certain nombre de mesures vont être prises, notamment en ce qui concerne le matériel de couchage : « les lits en bois ont été remplacés par des lits en fer, plus confortables et d’un entretien plus facile ». [25] Afin de pouvoir loger les pensionnaires en surnombre, on va également édifier, dans la cour de la caserne, des baraquements provisoires en bois.
Les centres de l’ONI, des friches mémorielles ?
A la fin des années 1950, l’immigration en provenance d’Italie décline, ce qui rend les lieux de sélection de l’ONI à la frontière italienne progressivement obsolètes. La caserne Montfort va donc être rasée en 1958. A la place on édifie la médiathèque communale, inaugurée en 1984. A Modane, le centre de l’ONI, transformé en cantine pour cheminots puis laissé à l’abandon, a été ravagé par un incendie en 2014. Sur place aucune stèle n’évoque le souvenir de ces lieux essentiels pour comprendre l’histoire des mouvements migratoires au XXe siècle.
Les personnes en situation de migration laissent en effet peu de traces de leur existence et n’accèdent pas à cette matérialisation de la mémoire qu’expriment les monuments. En Maurienne, plusieurs années de travail coopératif entre acteurs associatifs, chercheurs et institutions publiques rassemblés autour des mémoires de ce pays frontalier ont néanmoins permis la (re)découverte, par l’action culturelle, de ces sites patrimoniaux liés aux trajectoires migratoires [26].