Ambivalence des fonctions
Il existe des lieux qui semblent avoir une double vocation, une officielle et permanente et une autre officieuse et provisoire. C’est le cas du camp militaire de Bourg-Lastic situé dans le département du Puy-de-Dôme qui est propriété du 92e régiment d’infanterie basé à Clermont-Ferrand. Son usage principal est de servir de lieu de casernement et d’exercice aux soldats de ce régiment ou à d’autres troupes qui ont besoin d’un espace protégé et adapté pour s’entraîner. Mais la localisation de ce camp, sa capacité d’hébergement et sa situation relativement isolée en ont fait un lieu idéal pour l’accueil de diverses populations que les pouvoirs publics voulaient contrôler plus ou moins étroitement, de façon très provisoire ou beaucoup plus permanente : prisonniers de guerre, personnes en attente d’évacuation, rapatriés en grande urgence, migrants sollicitant l’asile et retenus dans l’attente d’un début de traitement de leur demande.
Le camp conserve une partie de la mémoire de ceux qui s’y sont succédés depuis son ouverture à la fin du XIXe siècle. Certaines tombes des cimetières voisins indiquent la diversité d’origine et de condition de ceux qui sont morts dans ce camp et des cérémonies viennent régulièrement rappeler les événements les plus tragiques qui y ont eu lieu.
Le camp qui s’étale sur 800 hectares est situé sous les contreforts des Combrailles dans une zone de landes et de forêts sur un plateau cristallin à 750m d’altitude, à vingt kilomètres du village dont il porte le nom et à 50 km de Clermont-Ferrand. Il comporte une quinzaine de casernes et de vastes espaces d’entraînement militaire dont un champ de tir. Sa situation dans une région enclavée et loin des frontières en a fait un lieu idéal pour y détenir des prisonniers en temps de guerre.
Ce fut le cas pendant la première guerre mondiale pour les soldats allemands capturés sur le front. Mais le camp abrita aussi 300 soldats russes qui s’étaient mutinés. En 1915, le gouvernement français avait demandé au tsar Nicolas II l’envoi d’un corps expéditionnaire afin de renforcer les armées françaises en difficulté du fait du manque de combattants à mobiliser. Faute de moyens matériels, la Russie ne pouvait pas utiliser tous les hommes en âge de se battre. La France demanda 40000 hommes par mois et, en échange, elle livra à la Russie des armes de guerre dont 450000 fusils. Finalement, la France obtint seulement 45000 hommes, dont 750 officiers, armés et équipés par elle. Envoyés en première ligne, les soldats russes connurent des pertes considérables. En 1917, apprenant le renversement du Tsar et la prise du pouvoir par les bolcheviks, une partie d’entre eux se révolta. Installés au camp militaire de la Courtine, dans la Creuse, ils refusèrent de repartir au front et commencèrent à constituer des soviets de soldats rejetant l’autorité de leurs officiers et mettant le camp en autogestion. Craignant la contagion des idées révolutionnaires parmi les troupes françaises, le commandement militaire français envoya deux unités d’artillerie et des soldats russes restés fidèles au Tsar pour écraser la mutinerie. Cela fit de nombreux morts. Trois cents mutins survivants furent internés à Bourg-Lastic en septembre 1917. On leur laissa le choix entre s’engager dans l’armée française ou être envoyés en Afrique du nord. En 1919, à la suite d’un accord passé entre Lénine et le gouvernement français, ils purent rentrer au pays. Cet épisode que les autorités françaises ont longtemps caché a fait en 2017, à l’occasion de son centenaire, l’objet d’un reportage de la chaîne de télévision locale et une association a été créée pour entretenir le souvenir de ces mutins russes qui voulaient propager les idées révolutionnaires dans le centre de la France. Dans le cimetière du village quelques tombes de prisonniers russes rappellent le passage de cette population dans le camp.
Au début du second conflit mondial, le camp prit une fonction d’internement pour des populations qui n’étaient pas des prisonniers de guerre, ni des réfractaires à la guerre. Le gouvernement promulgua en novembre 1938 une loi sur les « étrangers indésirables » qui stipulait que toute personne de nationalité étrangère soupçonnée de porter atteinte à la sécurité du pays pouvait désormais être détenue dans des « centres d’internement » de « rassemblement » ou « centres spécialisés » en raison de leurs antécédents judiciaires et de leur activité jugée « trop dangereuse pour la sécurité nationale ». Dès 1939, le camp de Bourg-Lastic fut utilisé pour interner des résidents étrangers en France suspectés d’une possible collaboration avec l’ennemi, principalement des ressortissants allemands et autrichiens qui étaient d’ailleurs pour la plupart des opposants au nazisme [1]. Sous le régime de Vichy, on y interna des populations indésirables dans l’attente de leur éventuelle expulsion du pays. Parmi eux, on comptait de nombreuses familles juives, de nationalité étrangère. En 1941, le philosophe André Glucksman (1937-2015) y fut interné avec sa mère et ses deux sœurs dans l’attente d’une expulsion vers l’Allemagne. Sa mère parvint à se faire libérer avec ses enfants en organisant une révolte contre les autorités du camp et la famille put rejoindre la Résistance qui la cachera jusqu’à la fin de la guerre [2].
En novembre 1942, l’armée allemande envahit la zone dite libre. Le camp de Bourg-Lastic continua d’accueillir des populations juives étrangères ou françaises en attente d’une déportation vers le camp de Drancy avant d’être acheminées vers les camps de la mort dans les zones d’Europe de l’est sous contrôle nazi. Mais on y enferma aussi des personnes soupçonnées de liens avec les réseaux de résistance particulièrement actifs dans la région. C’est dans ce contexte que se situe l’événement le plus tragique dont le camp ait gardé la mémoire. Le 15 juillet 1944, suite à l’attaque par la Résistance d’une colonne de ravitaillement de la Wehrmacht, une vingtaine d’otages dont le maire de Bourg-Lastic ont été fusillés à proximité du camp militaire après y avoir été retenus prisonniers. Cet événement est depuis régulièrement commémoré sur le lieu de l’exécution à quelques mètres du camp où un monument a été érigé. La participation des associations d’anciens combattants et résistants et la présence de la fanfare du 92e régiment assurent à la cérémonie une certaine solennité.

Le bref et douloureux passage des harkis et de leurs familles
A la Libération le camp reprend sa vocation essentiellement militaire. Toutefois, un événement tragique va à nouveau l’amener à accueillir une population en grande détresse. En 1962, à la fin de la guerre d’Algérie, le camp de Bourg-Lastic a été le deuxième à être ouvert en France pour l’accueil des rapatriés musulmans après celui du Larzac. 818 personnes y arrivent le 24 juin 1962 [3]. Majoritairement originaires de Grande Kabylie, ils ont été transportés par camions avec leurs familles depuis leurs villages jusqu’à Maison-Carrée près d’Alger, où ils ont été regroupés et protégés par l’armée. De là ils ont été embarqués, quelques mois plus tard, sur le porte-avions Lafayette et débarqués le 23 juin 1962 à Marseille. De là ils ont pris un train spécial qui les a conduits à la gare de Laqueuille puis ils ont été amenés en camions à Bourg-Lastic. Il s’agissait de harkis et de moghaznis accompagnés de leurs familles [4]. D’autres convois arrivèrent en gare de Laqueuille les jours suivants. Le 3 juillet 1962, il y avait 4945 rapatriés dans le camp dont 1844 hommes, 1513 femmes et 1588 enfants. Pour les accueillir 500 tentes neuves avaient été installées par village de 50 tentes. Elles couvraient une superficie de 25 à 30 hectares. On comptait au début une dizaine de personnes par tente appartenant à la même famille. Au fil des arrivées, les autorités du camp ont été amenées à installer plusieurs familles sous la même tente. Pour gérer cet immense village de toile, 90 officiers, sous-officiers et soldats du 92e R.I ont été détachés. Ils étaient appuyés par trente officiers et sous-officiers SAS qui poursuivent leur mission d’action sociale engagée en Algérie. Il y avait un service médical composé d’un capitaine médecin, de deux sous-lieutenants médecins et de trois infirmières. Le camp était protégé par la brigade de gendarmerie de Bourg-Lastic car on craignait des tentatives d’agression de la part de militants du FLN vivant dans la région.
Au fur et à mesure que la population augmentait la gestion du camp devenait difficile. Les hommes furent incités à chercher rapidement du travail. Une antenne du Secrétariat d’Etat chargé des rapatriés fut installée dans le camp. En quelques jours, elle parvint à trouver un emploi à une centaine de chefs de famille qui quittèrent le camp. Mais ils furent obligés d’y revenir rapidement, se trouvant souvent harcelés et menacés par des Algériens nationalistes qui voulaient poursuivre en France les règlements de compte engagés en Algérie. Au cours de l’été 1962, plusieurs cas de ce type ont été signalés. On enregistra un certain nombre d’incidents perpétrés contre les harkis par des immigrés algériens de Clermont-Ferrand, membres du FLN qui tentaient de leur extorquer des fonds ou leur proposaient de s’engager dans leur parti quand ils ne les menaçaient pas de mort. Le quartier du Mazet, vieux quartier central de Clermont investi par les immigrés du Maghreb devint un lieu dangereux à fréquenter pour les rapatriés. Le 2 Juillet, quelques-uns d’entre eux partis y chercher un peu de distraction, manquèrent de se faire assassiner. Le 10 septembre 1962, deux anciens moghaznis venus chercher du travail à Clermont-Ferrand furent « contrôlés » par l’organisation locale du FLN. L’un d’eux, trouvé porteur de ses pièces militaires fut égorgé, l’autre parvint à s’enfuir et se réfugia à Bourg-Lastic. Ceux qui tentaient leur chance en dehors de l’Auvergne furent aussi en butte à la rencontre avec des coreligionnaires nationalistes et, devant les menaces, s’empressèrent de revenir à Bourg-Lastic où ils étaient protégés par l’armée et la gendarmerie.
Devant la difficulté de « placer » les hommes valides, l’oisiveté gagna le camp. L’état d’esprit était marqué par l’insécurité et la précarité. Des disputes et des rixes éclataient entre des hommes qui, par désœuvrement, s’étaient mis à boire. L’état de santé de la population se dégradait, le personnel médical du camp étant débordé par la masse des problèmes. Malgré l’aide de quelques bénévoles, on enregistra un taux très élevé de mortalité infantile. Beaucoup d’enfants décèdent à la naissance ou dans les jours qui suivent. Les relations avec la population locale se dégradaient. Les rapatriés avaient du mal à intégrer certaines règles locales. Ils n’hésitaient pas à se servir en fagots de bois entreposés par les paysans du secteur, croyant qu’il s’agissait, comme en Kabylie, d’une propriété collective. Les femmes allaient faire leur lessive dans les ruisseaux. Un harki tenta de violer une agricultrice des environs. Les plaintes de la population locale se multipliant à l’encontre des rapatriés, il fut décidé de dissoudre le camp.
Entre le 14 et le 22 septembre 1962, sept convois quittèrent la gare de Laqueuille. La grande majorité des familles se retrouvèrent au camp de Rivesaltes où elles durent passer tout l’hiver
1963. 290 personnes furent envoyées dans le nord de la France, certains hommes ayant été embauchés dans les mines. La plupart des familles ne reviendront jamais en Auvergne.
Bien qu’il n’ait été occupé que trois mois par les familles de rapatriés musulmans, le camp de Bourg-Lastic incarne, dans le souvenir des familles des anciens harkis un épisode tragique de leur passé, celui d’une arrivée précipitée et d’une installation dans l’urgence, sur un fonds d’insécurité et de précarité. Pour la France, il incarne la mauvaise conscience vis-à-vis des supplétifs de l’armée abandonnés aux massacres après l’indépendance de l’Algérie et l’échec de l’intégration d’une partie de leurs descendants demeurés trop longtemps isolés dans des camps, des hameaux de forestage ou des cités spécifiques. Tout cela demeure matérialisé par le cimetière d’enfants, dont l’entretien a été longtemps assuré par les militaires du 92e R.I, à titre bénévole et transféré en 2005 à l’association AJIR(5) qui a souhaité en faire un lieu de mémoire. Les cérémonies commémoratives se font en présence des représentants des pouvoirs publics, des représentants des associations et des officiers du 92e R.I dans le cimetière installé dans une clairière à proximité du camp. Onze enfants morts en bas âge des conséquences de ce qu’avaient vécu leurs mères ou du manque de moyens médicaux déployés dans le camp, reposent là, victimes innocentes de l’un des drames du siècle dernier. C’est là qu’en août 2017 une stèle rappelant le drame des harkis a été inaugurée.

« Notre vie commence à Bourg-Lastic »
Si pour les familles de harkis passées par le camp au cours de l’été 1962, Bourg-Lastic évoque une tragédie, il est une autre population pour laquelle il renvoie plutôt à l’idée d’une renaissance. Il s’agit des 335 Kurdes d’Irak qui y passèrent quelques mois en 1989 et 1990. Venant du village de Bamarné bombardé à l’arme chimique par l’aviation de Saddam Hussein en 1988, ils avaient dû marcher pendant quatre jours jusqu’à la frontière turque, abandonnant tous leurs biens et voyant mourir d’épuisement quelques-uns des leurs au cours de ce périple désespéré. Installés dans le camp de Mardin dans le sud-est de la Turquie, ils restèrent un an à vivre sous la tente sous une chaleur étouffante pendant l’été et par un froid intensif pendant l’hiver. La nourriture qu’on leur distribuait était insuffisante et souvent avariée, provoquant parfois des empoisonnements. Saddam Hussein qui venait de mener une guerre contre l’Iran appuyé par les pays occidentaux n’était pas encore devenu l’ennemi à abattre et le sort des Kurdes n’intéressait pas grand monde dans les chancelleries européennes.
Il fallut que Danielle Mitterrand, présidente de la Fondation France Libertés créée en 1986 pour agir dans le domaine des Droits de l’Homme et de la protection des peuples opprimés, se rende dans les camps de réfugiés Kurdes de Turquie pour que leur cause commence à intéresser les autorités occidentales. Elle passa au camp de Mardin en mai 1989 et à la suite de cela six cents lettres lui furent adressées par les réfugiés Kurdes, la moitié exprimant leur souhait de vivre en France. En août 1989, 49 familles regroupant 335 personnes furent acheminées en avion depuis la Turquie jusqu’à l’aéroport de Clermont-Ferrand et de là conduites au camp de Bourg-Lastic. Les hommes du 92e R.I qui assuraient l’accueil, aidés par des animateurs de la Jeunesse et des Sports et par des interprètes dépêchés par l’Institut Kurde de Paris, menèrent une action visant à faciliter l’accès à l’autonomie des nouveaux arrivants. Des cuisines collectives furent installées pour que les familles préparent elles-mêmes leurs repas et une épicerie fut ouverte pour leur permettre de trouver les denrées nécessaires. Dans le même temps, les enfants commençaient l’apprentissage du français et la gendarmerie effectuait toutes les démarches administratives pour que les personnes disposent d’une carte de séjour de dix ans à la fin de leur séjour dans le camp.
Après quelques semaines les familles ont été dispersées dans plusieurs localités environnantes : Vic-le-Comte, Sainte-Florine, Clermont-Ferrand, Corent, Auzon, Avrant, Peyrelevade, Manzat et Castillon dans l’Ariège.
Six ans après leur arrivée, une exposition photographique leur était consacrée à l’Institut Kurde de Paris. La photographe américaine Christa Boggs, soutenue par la Fondation France Libertés avait pu passer quelques semaines auprès des familles et transmettait des informations sur leur évolution. Si la situation restait critique du point de vue de l’emploi, les gens s’étaient bien adaptés à leur nouvel environnement et les jeunes envisageaient de s’installer définitivement en France.
Aujourd’hui, ces familles sont très dispersées. Elles n’ont pas tenté de reconstituer une communauté. Une dizaine d’entre elles vivent encore en HLM dans les quartiers nord de Clermont-Ferrand. Celles qui avaient été installées dans des petites communes rurales, en espérant qu’elles reprendraient leur activité d’agriculteurs, sont pour la plupart parties vers la région parisienne. Les femmes se sont montrées très actives. Deux d’entre elles ont créé des ateliers de confection, l’un à Cournon, l’autre à Clermont.
L’Institut Kurde de Paris a organisé une autre exposition en 2013, soit 25 ans après l’arrivée en Auvergne des premiers réfugiés. Il en ressort que leur intégration est remarquablement réussie, les enfants nés en France accèdent à des métiers qualifiés et déclarent se sentir à leur aise dans leur environnement social.
Le passage au camp de Bourg-Lastic est une étape plutôt positive dans la mémoire des familles. En comparaison avec les massacres subis en Irak, l’exode désespéré et la vie précaire dans le camp de Mardin en Turquie, Bourg-Lastic apparaît comme le lieu d’une renaissance et du retour de l’espoir. Le cinéaste documentariste Claude Weisz a réalisé une trilogie sur les Kurdes d’Auvergne, les filmant dans le camp militaire quelques semaines après leur arrivée et retrouvant les mêmes personnages en 2008 et 2012 où il les accompagne lors d’un retour au Kurdistan. L’intitulé du premier film de sa trilogie reprend une phrase de l’un des témoins : « notre vie commence à Bourg-Lastic. » [5]
Ces mémoires contrastées montrent bien le rôle ambigu que jouent les camps d’internement dans les trajectoires des migrants qui sont amenés à y séjourner. Comme l’écrivent Olivier Clochard, Yvan Gastaut et Ralph Schor : « L’internement constitue un phénomène complexe dont l’histoire et la mémoire peinent à rendre compte, notamment à cause de la diversité des situations, des populations concernées et des enjeux souvent enchevêtrés. » [6]
Bourg-Lastic, lieu de mémoires multiples et diverses, est un bon exemple du rôle complexe joué par les camps pour les différentes populations qui y ont été internées.