Les formes d’habitat non ordinaire [1] (désormais HNO) sont réapparues au grand jour alors qu’elles ont été, un temps, considérées, sans doute parce les regards se portaient ailleurs, comme résiduelles voire disparues. Non seulement elles constituent l’habitat réel d’une moitié de l’humanité actuelle mais elles sont redevenues une réalité bien visible dans les pays dits développés. Elles constituent non seulement une réponse volontaire ou forcée au tournant global de la mobilité mais elles portent en elles des expressions éthiques et politiques alternatives en particulier dans son rapport ontologique à la notion d’hospitalité.
La réémergence récente des problématiques et des travaux sur l’HNO a mis en évidence plusieurs causes principales bien au-delà de la classique « crise du logement » localisée et dysfonctionnelle. Les transformations des politiques publiques et des rapports du capital à l’espace, le double mouvement d’accélération et de contrôle des mobilités, l’essor des villes globales sont parmi les tendances générales qui favorisent l’accroissement et la visibilité nouvelle de l’HNO. L’HNO est généralement considéré comme un habitat en dessous ou en dehors des normes légales du fait de son état au sens large et de son utilisation. Ses habitants, eux aussi, sont hors normes du fait de leur statut ou de leur occupation. Cela tient principalement au fait que les différents types d’HNO sont souvent en lien avec la mobilité. L’habitat est parfois mobile dans le cas des groupes « nomades », ou considérés comme tels par opposition aux « sédentaires ». Mais cette circulation peut être à la fois matérielle et statutaire pour les migrants, les sous-prolétaires, les ambulants et certains groupes d’itinérants (marins et bateliers, saisonniers et transhumants, colporteurs et camionneurs, prostituées et travailleurs mobiles, forains et activistes, artistes intermittents, touristes et pèlerins, militaires, sportifs extrêmes et gypsy scholars). Il s’agit aussi aujourd’hui des formes d’habitats associées aux circulations ou installations temporaires liées aux mutations contemporaines des marchés, de la logistique et des modes de travail : à distance, dans des entreprises en réseaux, sur les chantiers, plates-formes et bases de vie de l’extractivisme, dans les camps de divers types.

L’habitat non ordinaire pose un certain nombre de questions techniques, technologiques, logistiques et architecturales. Elles portent sur la conception des logements, pour répondre aux contraintes de temps, de rationnement de matériaux et aux besoins de mobilité et aussi, de plus en plus dans la période récente, de compatibilité avec des activités nécessitant une connectivité aux réseaux d’énergie et de communication. L’HNO est en lien avec le tourisme en raison d’une identité des moyens de locomotion et/ou d’habitat (tentes, cabanons, camping-cars et caravanes, hôtellerie bon marché…) et d’une continuité spatiale avec les zones touristiques. Le lien de l’HNO à la mobilité tient aussi au fait que les occupants des dits habitats se sont déplacés parce qu’ils ont migré ou qu’ils ont été chassés ou qu’ils veulent conserver leur potentiel de déplacement. Cette mobilité peut être volontaire ou forcée tout comme l’habitat peut être choisi ou contraint, les deux pôles restant en tension de manière plus ou moins exacerbée.
La question de l’autonomie dans la mobilité et dans l’habitat est centrale. Les institutions publiques et privées de la modernité et de la post-modernité ont été en grande partie développées afin de contrôler les mobilités intérieures et transnationales. Il existe ainsi une imbrication historique entre encastrement et désencastrement des forces de travail dans l’histoire moderne du capital, du colonialisme et du libéralisme et donc dans les choix parfois contradictoires des administrations et des employeurs entre fixation, circulation ou rapatriement de la main-d’œuvre, entre concentration et dispersion des classes populaires, entre effets d’aubaine et effets d’annonce. Malgré la revalorisation récente de la notion de mobilité, un certain nombre de figures, de lieux et de pratiques emblématiques du déplacement restent associés à l’idée d’une subversion.
Un autre élément caractérise l’habitat non ordinaire. Il s’agit de ses particularités en termes de temporalité et d’historicité. L’HNO est fait d’éphémère, de passage, d’alternance ou d’urgence. L’habitat est non ordinaire parce qu’il y a nécessité de s’abriter au plus vite, parce qu’il faut occuper rapidement l’espace sous peine d’y être supplanté par d’autres, parce qu’on risque d’en être chassé ou de voir son habitat détruit. Mais en creux se pose la question de la fixation ou de la sédentarisation souhaitée, acceptée ou forcée ce qui renvoie à la variété des trajectoires résidentielles, aux cycles d’usage et aux continuums de l’habitat. Cette dimension temporelle spécifique joue notamment sur les particularités de l’HNO, par rapport à d’autres formes d’habitats plus conventionnelles, en matière de visibilité et d’invisibilité, d’apparition et de disparition, souvent par la destruction, d’irruptions plus ou moins régulières dans l’espace public et médiatique et enfin de capacité à se connecter ou de se tenir à distance des réseaux.
Hospitalité éthique et sociétale pour l’HNO. Se faire hospitalité à soi-même et au-delà
L’hospitalité est la condition de l’HNO. Celle qui donne la possibilité de s’installer au moins momentanément pour reprendre des forces, de se mettre à l’abri. Cette hospitalité est une position éthique. Elle fait nécessité d’offrir un abri et secours en situation d’urgence. Elle force à un renversement de position. Celui qui accueille et protège ne se pense pas d’abord comme premier et comme légitime. Sa première légitimité est au contraire de faire une place, de partager l’espace et les ressources en commensaux, de donner lieu. C’est un accueil théorique et sans condition, un accueil sans accueil et sans attente de réciprocité.
Elle repose sur un imaginaire de l’hospitalité et de la solidarité pour la co-construction d’un espace commun. Elle rompt avec la victimisation et avec la dichotomie entre arrivant et déjà-là, entre aidé et aidant, entre étranger et autochtone. Cette hospitalité est reconfigurante. Elle accepte sa transgression consubstantielle, des normes et des droits et devoirs, elle accepte de se laisser transporter par l’HNO vers la frontière qu’il incarne et matérialise, vers les marges. Elle est relation et échange entre le mobile et l’immobile qui permet au premier de se poser et au second de se mettre en mouvement. Il est possible de retrouver ce type de collaboration dans les circulations poor to poor entre colporteurs transnationaux et descendants de migrants enclavés. Face aux manifestations de l’altérité et aux difficultés de communication, l’accent sera mis sur les éléments rassurants, sur les ressemblances et la recherche de points d’appui partagés. Des travaux pointent de même ces accueils et ces hospitalités dans la circulation des bohèmes sous-prolétaires dans lesquels les accueillants et les accueillis s’étayent mutuellement et font un bout de route ensemble au sens figuré et parfois au sens propre. C’est l’esprit qui préside aux formes d’hébergements gratuits et de fourniture de terrains pour des gens du voyage. Il se retrouve dans les aides citoyennes et associatives pour l’installation, la construction et l’équipement des abris sous la forme des koudmen. C’est l’hospitalité qui aide et soigne, qui cache et protège, malgré les risques, les réfugiés, les exilés, les persécutés qui sont légion parmi les usagers de l’HNO.
Cette hospitalité peut être dénommée sociétale en ce qu’elle pallie la faiblesse ou la dégradation des formes d’accueil étatiques. Elle se dresse comme une contre-hospitalité qui permet la production d’un espace partagé et de co-produire une hospitalité non univoque. Elle se fait asile et est exercée par les amis, les proches ou les voisins, les militants de la solidarité, les enseignants et les parents d’élèves, des collectivités locales… C’est l’hospitalité axiologique des désobéissants et de tous les passeurs d’hospitalités. Elle s’exprime en dehors du droit et de l’action étatique, le plus souvent contre lui et donc clandestinement, réduite à l’invisibilité comme l’HNO d’ailleurs. Cette hospitalité plurielle est marginalisée. L’HNO se voit donc contraint de se faire hospitalité à lui-même voire à son environnement. Il y a d’abord la force de l’autonomie qui s’exprime dans la capacité à l’autoconstruction, à la débrouille et au bricolage, à l’entraide et à l’autoformation. La motilité, qui peut se détecter dans de nombreux HNO, ajoute encore à cette autonomie. En raison de cette habileté à la créativité et à l’innovation du point de vue économique par le débranchement ou la reconnexion, le détournement, la récupération, les modes d’organisation de certains groupes mobiles (travellers, roms, diasporas par exemple) articulent diverses sources de revenus de subsistance, d’activités et des investissements solidaires et militants. C’est une force de construction et de traduction que de faire émerger et d’expérimenter des formes architecturales originales. La grande variété de formes d’HNO, autoconstruits, mobiles, éphémères, légers, démontables ou alternatifs, voire de fortune (campements, jungles, squats), répondent à des préoccupations symboliques, éthiques, écologiques et/ou politiques basées sur la mobilité, la furtivité, la frugalité, l’autosuffisance, l’adaptation et la collaboration.
Car il existe une proximité avec les communs dans ce rapport à l’espace et au temps. Il y a bien sûr l’urgence et la force vitale qui animent le fuyard et le persécuté devant trouver coûte que coûte un abri sommaire depuis les forêts et les déserts jusque dans les interstices urbains. Mais que ce soit dans les squats, les occupations ou les mouvements de place de type Tent Cities, il est possible de trouver cette ouverture et cette disponibilité qui font défaut ailleurs. Malgré les conflits, les tensions et les rationnements, et même s’il existe des risques de repli et d’enclavement, les groupes d’habitations occupés ou autoconstruits, les espaces de foire et les lieux d’occupations temporaires et/ou politiques sont propices à l’entraide, au partage, au glanage et au partage d’expériences. En dépit des disqualifications et des instrumentalisations locales et publiques qu’il subit, l’HNO est ouvert à lui-même et à son voisinage. Il déroute et décadre mais, de ce fait, il communique, déplace et reconfigure l’espace environnant avec qui il se doit de faire des alliances bienveillantes.
Il est vrai, les habitants de l’HNO sont des citoyens non ordinaires. Revendiquant concrètement le droit à la mobilité et le droit de fuite, ils pratiquent la citoyenneté, qui leur est concédée du bout des gants, en pointillés et dans une forme hyperactive, en particulier par l’exercice d’un double droit au sol et à la ville. Une même pugnacité à la lutte asymétrique se retrouve indifféremment dans les occupations de sans-papiers, celles des chômeurs, celles des mouvements spativistes, des protections collectives contre les expulsions de résidents aux zones écologiques et politiques à défendre. Du fait de leur capacité à faire de la nécessité face à la répression une vertu politique, et en raison de leur expérience du Commun, les habitants des HNO, les déguerpis, les délogés, les déplacés ne sont pas seulement des défenseurs de causes perdues, celles des sans, des gueux et des affligés. Ils sont plutôt l’incarnation d’une condition spatiale post-moderne marquée par l’extorsion, l’expulsion et la catastrophe et dans le même temps l’avant-garde de la promotion des droits pour tous, à la croisée des revendications intersectionnelles, politiques et écologiques. Ils sont décisifs non seulement pour rendre ordinaire, bien que toujours à défendre une fois acquis, la construction des droits au logement et à l’assistance, mais plus largement les droits politiques globaux à partir d’un rapport non ordinaire à l’espace et à l’habitat que l’on retrouve dans les luttes culturelles et sociales des années 1960 à nos jours, pour des diverses causes citoyennes, féministes, anti-nucléaires, écologiques, anti-corruption, etc. L’HNO est même devenu l’emblème des contestations populaires contemporaines avec les occupations des places publiques lors de mouvements citoyens (Egypte, Ukraine, Hongkong, Espagne, Etats-Unis, France…).
L’HNO qu’il soit autonome ou institutionnalisé est finalement le territoire où s’expriment les subjectivités citoyennes y compris lorsque, en raison de la pénurie ou de l’oppression, il faut innover et rénover les répertoires d’action. Parce qu’il matérialise la soumission aux aléas, la révocabilité du marché et l’expropriation souveraine, l’HNO rappelle la fragile condition humaine. Mais parce qu’il incarne l’hospitalité offerte, refusée ou arrachée, parce qu’il est tout à la fois chronotope, hétérotopie et tiers espace, parce qu’il est puissance doublement constituante et destituante, l’HNO est une forme d’hospitalité architecturale et politique d’avenir.