
Le changement des regards sur les migrations d’aujourd’hui n’est pas seulement une nécessité dans les pays dits d’immigration, mais également dans ceux dits d’émigration, en l’occurrence le Maroc. En fait, les mobilités se généralisent dans la mondialisation grandissante et les uns et les autres de ces pays connaissent aussi bien les mouvements d’émigration (notamment vers de nouvelles destinées), d’immigration (à partir de nouvelles provenances) que de traversées dans tous les sens.
Changer de regard sur les migrations, c’est l’adapter en connaissance de cause aux « mutations » des représentations en cours dans les sociétés et aux nouvelles pratiques qui se mettent en place et donc construire « une nouvelle façon de [les] penser ». Pour ce faire, il faut aussi inscrire la question migratoire, dans les pays classiquement d’émigration comme le Maroc, au cœur des chantiers importants non seulement sur les plans social (au-delà des fondations dédiées), institutionnel (au delà du Conseil Consultatif des Marocains à l’Etranger), législatif (projets de lois sur l’asile et l’immigration) ou politique (campagnes de régularisation), mais sur celui de la recherche, indispensable pour sortir cette question du fatalisme, du misérabilisme comme de l’économisme dans lesquels elle a été cantonnée trop longtemps. Une version locale en quelque sorte du combat qui a été mené dans certains pays d’immigration pour sortir cette question de « l’indignité » scientifique (et politique) dont elle souffrait (A. Sayad)...
L’Association marocaine d’études et de recherche sur les migrations (AMERM), fondée en 1994 au Maroc, mène ce travail en partenariat avec d’autres centres de recherches. Dans ce dernier travail, résultat du programme de recherche « Migrations Internationales des Marocains », l’accent est mis sur l’« émergence d’une nouvelle conception des migrations. Entre rêves, désillusions et reconstructions » (H. Alami Mchichi). A travers les différentes contributions, on y apprend à décentrer le regard effectivement sur les dynamiques migratoires, au-delà même des spécificités de la question migratoire localement comme au-delà des questions sécuritaires dans lesquelles est enfermée cette question au niveau des pays de forte destination. Si les migrations vers des pays classiques demeurent des moteurs d’aspirations à la réalisation de projets divers et variés (de « rêves », de « terre promise », de « rêve américain », d’« eldorado européen »…), l’expérience de l’immigration comme seule alternative « a perdu de son aura » au profit d’une dynamique socio-économique et politique locale d’une part et d’une migration sud-sud d’autre part. Le fait également que le Maroc devienne un pays de transit ou d’installation pour les migrants subsahariens et un pays d’asile pour les Syriens participe à faire prendre conscience des risques de cette expérience : discriminations, rejets, atteintes aux droits de la personne, etc. Une partie de la société civile se mobilise autour de ces questions et pousse l’État à adopter une politique respectueuse des Droits humains au-delà de la pression de l’UE à jouer le rôle d’un endiguement des migrations subsahariennes vers l’Europe.
Reste ce paradoxe : les circulations intra-maghrébines, entre pays où il y a le plus de « proximités humaines, historiques et culturelles » mais où des murs de séparation sont érigés entre leurs populations par les Etats… Les citoyens les contournent en trouvant « les moyens de continuer à circuler d’un pays à l’autre » !
La nouvelle donne ou le nouveau regard sur l’expérience du Maroc : la « subjugation » par les pays occidentaux demeure mais « s’effrite », l’ouverture sur les pays du sud s’affirme et les circulations entre les pays du Maghreb se multiplient... De quoi alimenter en effet de nouvelles perspectives.
Abdellatif Chaouite