Il s’agirait d’évoquer ici brièvement l’itinéraire d’Alexandre Glasberg (1902-1981). Résistant de la première heure durant la Seconde Guerre mondiale, ce prêtre aux idées progressistes n’a eu de cesse d’organiser le sauvetage d’individus persécutés par les pouvoirs fascistes. Farouche défenseur du droit d’asile, il s’est engagé au côté des réfugiés et des immigrés dans la France des « Trente glorieuses ».
La chasse aux « indésirables » dans la France des années 1930
Jamais la France n’a connu un tel afflux migratoire que durant l’entre-deux guerres, période au cours de laquelle sa population d’origine étrangère triple presque, passant d’un peu plus d’un million à près de trois millions d’individus. Ce qui fait de la France la nation occidentale la plus ouverte aux immigrants, parmi lesquels figurent nombre de réfugiés.
Dans le contexte de la grande dépression économique des années 1930 se propage dans la société française un discours national-sécuritaire au sein duquel xénophobie et antisémitisme se taillent la part du lion. On assiste à la banalisation d’une rhétorique de l’« invasion » – visant aussi bien les migrants italiens que les réfugiés d’Europe Centrale et Orientale, notamment Juifs à partir d’avril 1933 – dans la presse et la classe politique conservatrices. Mais aussi dans les syndicats qui n’appréciaient guère la « concurrence » des étrangers sur le marché du travail. Après l’expérience du Front Populaire, alors que l’intensité des persécutions augmente du fait de la dictature en Allemagne, la politique d’aide aux réfugiés se durcit. C’est ainsi que le gouvernement Daladier élabore un appareil législatif renforçant le contrôle aux frontières, restreignant l’accueil et désignant certains immigrants comme « indésirables ». Les préfets peuvent désormais décider de l’éloignement, de l’assignation à résidence, voire de l’enfermement des individus supposés dangereux pour la sécurité publique, notamment les antifascistes allemands et autrichiens, ainsi que les réfugiés espagnols. Différents organismes, laïcs ou confessionnels, prennent aussitôt l’initiative d’assister les internés.
Les premières mesures de Vichy contre les étrangers et les Juifs (1940-1941)
Même si une certaine continuité peut être établie entre les mesures discriminatoires prises à l’encontre des étrangers par les deux régimes, il existe une différence de nature entre une politique d’exception liée à la guerre, mise en œuvre par la Troisième République et une logique d’exclusion, consubstantielle de l’État français et du système d’occupation allemand, qui impose ses propres objectifs de « purification du corps social ». En l’espace de quelques semaines Vichy se dote en effet d’un outil législatif antisémite cohérent (recensement, interdictions professionnelles, aryanisation des entreprises). Les dénaturalisations, instituées par la loi du 22 juillet 1940, font également partie du premier train de mesures de l’État français. Il s’agit ainsi de marquer la rupture avec le régime précédent, puisque cette loi s’attaque à un texte phare de la IIIe République, la loi sur la nationalité du 10 août 1927. La nouvelle législation de Vichy puise dans le registre de la construction d’une France nouvelle, en éliminant « de la communauté française les éléments douteux qui s’y sont glissés à la faveur de certaines complaisances administratives ou politiques dont le gouvernement entend faire table rase [1] ».
Le point d’orgue de l’appareil législatif antisémite de Vichy est le statut des Juifs du 3 octobre 1940, immédiatement suivi d’une procédure d’internement ou d’assignation à résidence des apatrides et étrangers de « race juive ». Environ 40 000 d’entre eux sont transférés dans les camps de Gurs, Rivesaltes, Le Vernet, Agde ou les Milles, pour ne citer que les plus importants, dans des conditions de vie dégradantes. A côté de ces camps gigantesques se dessine une constellation de lieux de privation de liberté, nombreux en Rhône-Alpes : Chambaran, Crest, Fort Barraux, Montélimar, Vif, etc. Enfin, à la demande des Allemands, un Commissariat général aux questions juives est créé le 29 mars 1941 ; instance de régulation de la politique antisémite d’État, bientôt mise au service de la Solution finale.
L’action de l’Abbé Glasberg en faveur des réfugiés et des internés
La propagande officielle de Vichy mêle subtilement la « question juive » à l’immigration et renforce ainsi la cohésion nationale contre une supposée menace à la fois interne et externe. Face à l’aggravation des persécutions antisémites dont certains constatent l’atrocité, même s’ils ne soupçonnent pas nécessairement le projet génocidaire, un front de résistance spirituelle s’établit au sein des ecclésiastiques lyonnais. Parmi ceux-ci se distingue l’abbé Glasberg qui met toute son énergie à lutter contre le fascisme. Né en Ukraine, dans une famille juive convertie au christianisme, Alexandre Glasberg émigre en France en 1931. Au séminaire universitaire de Lyon, il bénéficie de l’aura intellectuelle de théologiens progressistes. Devenu prêtre, il est nommé en 1938 à Saint Alban, paroisse d’un faubourg ouvrier de Lyon, et y effectue un travail pionnier dans l’accueil des demandeurs d’asile : Espagnols chassés par la victoire de Franco, Allemands, Autrichiens et Italiens fuyant les dictatures. En 1940, le cardinal Gerlier de Lyon – admirateur du maréchal Pétain, dont il condamne cependant les mesures antisémites – devient l’interlocuteur privilégié de Vichy dans la zone sud. Il nomme l’abbé Glasberg délégué du Comité d’Aide aux Réfugiés (CAR) ce qui l’autorise à pénétrer dans les camps. Sur place, ce dernier découvre que Vichy livre aux nazis des opposants politiques allemands ayant trouvé asile en France. Bénéficiant de complicités dans diverses branches de l’appareil d’État, il contribue à faire passer certains d’entre eux vers la Suisse ou l’Afrique du Nord. Glasberg intègre ultérieurement l’Amitié chrétienne – association interconfessionnelle proche du mouvement de résistance Témoignage Chrétien, qui bénéficie du haut patronage de Gerlier et du pasteur Broegner [2] – mobilisée auprès des réfugiés et étrangers persécutés.
Dans un contexte général de pénurie et de désorganisation des transports, la question de l’accès aux ressources alimentaires dans les camps est aggravée par la brusque augmentation du nombre des internés à l’automne 1940. L’appui des œuvres d’assistance devient alors un élément indispensable pour améliorer leur situation. C’est donc par pragmatisme et par calcul que Vichy engage la concertation avec des organisations françaises et étrangères et met en place le Comité de coordination pour l’assistance dans les camps [3]. Alexandre Glasberg s’y engage et rejoint alors les « internés volontaires » de la CIMADE, de l’Œuvre de secours aux enfants (OSE) ou des Éclaireurs israélites de France (EIF) qui travaillent à l’intérieur des camps.
Genèse des Centres d’accueil
Porteur d’un engagement social et politique émancipateur, l’abbé Glasberg crée au printemps 1941, avec Nina Gourfinkel et le soutien du docteur Weil de l’OSE, une Direction des Centres d’accueil (DCA) devant servir de refuge à quelques individus libérés des camps. Il est important de rappeler que pour Glasberg la DCA a aussi une visée politique ; il s’agit de repérer dans l’appareil d’État vichyste les « rares bonnes volontés qui secrètement se maintiennent à la préfecture, à la Sûreté » et de les amener à participer à des actes transgressifs [4]. Au terme de plusieurs mois d’un travail harassant le projet est accepté par Vichy le 13 juin 1941. Il faut préciser que ces établissements de taille réduite offrent des conditions de transparence administrative et de contrôle qui les mettent à l’abri de la suspicion des pouvoirs publics. Cinq centres vont donc pouvoir ouvrir leurs portes dans les départements de montagne ou dans des secteurs isolés (discrétion oblige) :
- Chansaye (Roche d’Ajoux, Rhône) : cinquante-sept internés de Gurs en novembre 1941, puis vingt du camp de Noé en mai 1942.
- Pont-de-Manne (Saint-Thomas-en-Royans, Drôme) : cinquante-deux adultes de Gurs en mai 1942.
- Lastic (Rosans, Hautes-Alpes) : cinquante-six jeunes de Gurs et leurs moniteurs en mai-juin 1942.
- Vic-sur-Cère (Cantal) : quarante jeunes filles de Gurs et Rivesaltes durant l’été 1942.
- Cazaubon, château du Bégué (Gers) : recrutement clandestin.
Dans l’esprit de Glasberg, le centre d’accueil devait être une sorte de maison communautaire où les réfugiés auraient eu la possibilité de vivre dans des conditions compatibles avec la dignité humaine. L’utopie fondatrice des centres repose en effet sur l’idée d’autogestion, qui s’avérera impossible à mettre en œuvre concrètement, surtout après l’expérience déshumanisante du camp. Pour assurer l’autarcie économique du centre, deux tiers des hébergés sont accueillis gratuitement, tandis que le dernier tiers est recruté parmi ceux qui peuvent payer une pension ou qui sont soutenus par leur famille émigrée en Suisse ou en Amérique. Pour qu’un individu rejoigne une maison d’accueil il lui faut ensuite obtenir une triple autorisation : celle du Ministère de l’Intérieur et des préfets du département d’internement puis du département d’accueil et l’assistance qu’une subsistance sera fournie à l’intéressé par un organisme.
Arrestations et sauvetages au cours de l’été 1942
L’année 1942 marque le début de la mise en œuvre de la Solution finale à l’échelle européenne. En France elle prend la forme d’une série d’arrestations de masse « sur fiches », à la fois collectives et individualisées – mises en œuvre à partir d’un ensemble de catégories – couramment appelées « rafles ». A partir de l’été 1941, en zone dite libre, les individus désignés comme « Juifs » par l’Administration doivent en effet se déclarer auprès du commissariat local ou de la mairie et remplir un questionnaire relatif à l’état civil, à la profession et aux biens possédés. Début août 1942, dans la perspective de minimiser le nombre d’individus qui pourraient échapper à la nasse, le secrétariat général à la police demande aux préfectures d’actualiser les fiches. Visant de façon systématique les Juifs étrangers entrés en France après le 1er janvier 1936, la machine étatique procède à des arrestations massives qui touchent dans un premier temps les groupes vivant dans les territoires sous occupation allemande (13000 personnes), puis étendues en août à la zone non occupée (12000 personnes) [5]. La majorité des pensionnaires des Centres d’accueil – entrés en France après 1936 et donc menacés de déportation en Allemagne – sont aussitôt cachés dans des familles d’accueil, notamment en Haute Loire (Chambon/Lignon). La plupart échapperont ainsi à la déportation et à la mort, sauf au Pont-de-Manne et à Rosans où les responsables de la DCA sont pris de cours par la police. Du 26 au 29 août 1942, Gilbert Lesage, Alexandre Glasberg et des membres de l’OSE parviennent néanmoins à faire libérer du camp régional de Vénissieux 108 enfants de moins de 15 ans et quelques adultes en instance de déportation.
Ces déportations de l’été 1942 rendent caduques les méthodes de la DCA, jusque-là soumises au contrôle de l’autorité de Vichy. Elles signifient un durcissement de la répression et vont contraindre cette organisation à opter pour l’illégalité, afin de rendre ses protégés « invisibles ». On dote les anciens pensionnaires d’identités d’emprunt en organisant des caches chez des particuliers, mais aussi en multipliant les passages de frontière vers la Suisse. Pour sauver les rescapés de cette première vague d’arrestations, l’équipe Glasberg procède à un grand brassage de la population des centres, déplaçant de l’un à l’autre ceux qui étaient recherchés par la police.
L’occupation allemande de la zone sud à partir du 11 novembre 1942, contraint l’abbé Glasberg condamné à mort par contumace et activement recherché par la Gestapo, à entrer en clandestinité dans le Gers. Il devient, sous le pseudonyme d’Elie Corvin, curé de la paroisse d’Honor de Cos, grâce à la bienveillance de Monseigneur Théas, évêque de Montauban. Il s’engage aussitôt dans la Résistance active, au côté des maquisards de Saint-Amans en jouant le rôle d’intermédiaire avec les Britanniques et en organisant des parachutages d’armes.
La poursuite d’un engagement au côté des réfugiés et des immigrés (1945-1981)
A la Libération, nimbé de son aura de résistant, Alexandre Glasberg obtient son détachement à Paris pour créer, à partir de missions officielles que lui confient le ministre Henri Frenay et l’ONU, une association laïque : le Service des étrangers. Celui-ci devient bientôt le Centre d’orientation sociale des étrangers (COSE), organisme de soutien juridique et d’intégration sociale des réfugiés. Avec son équipe, Glasberg apporte notamment son soutien à la réinsertion professionnelle des déportés libérés des camps. Le droit des rescapés du génocide nazi (que l’on n’appelle pas encore la Shoah) à une patrie lui apparaissant comme une évidence, il est également partisan de la création d’un État hébreu. Il s’occupe dès lors activement du rapatriement des juifs d’Europe et d’Orient en multipliant les missions en Pologne, Palestine ou Iran. Déçu cependant par l’évolution de l’État d’Israël, surtout après la guerre des Six Jours, et désormais hostile à ce qu’est devenu le sionisme, il prend la défense des Palestiniens en lutte pour obtenir un État. Il rallie alors le mouvement tiers-mondiste Solidarité d’Henri Curiel. À partir de 1954, Glasberg met son association au service des Algériens qui luttent pour leur indépendance en apportant, par l’intermédiaire du journaliste Claude Bourdet, une aide aux « porteurs de valise ». À la fin de la guerre d’Algérie, le COSE devient le COS, dans le but d’accueillir les Harkis, qui ont la nationalité française. Ultérieurement, avec l’arrivée d’autres victimes des guerres de décolonisation et des dictatures (exilés grecs, Portugais fuyant le régime de Salazar, ou Chiliens après le coup d’État de Pinochet…) l’abbé Glasberg poursuit son engagement en faveur des réfugiés. Il crée en 1971 France terre d’asile, la dernière étape de son engagement associatif, dont il demeure trésorier jusqu’à sa mort. Ayant pour but d’aider et de défendre sans exclusive tous les réfugiés cherchant asile en France, quels que soient leur origine et leur motif, l’association œuvre à l’ouverture de centres provisoires d’hébergement et à l’insertion des migrants. Alexandre Glasberg meurt le 22 mars 1981 à Meaux. Son rôle dans le sauvetage des Juifs pendant la guerre lui vaudra, à titre posthume, le titre de Juste parmi les Nations.