N°128

Hommages

Daniel PELLIGRA

les migrations et leurs mémoires

par François LAPLANTINE

Daniel Pelligra est décédé le 24 février dernier. Il avait soixante-dix ans. L’anthropologie à Lyon et plus largement dans notre région lui doit beaucoup. C’est avec lui que nous avons construit un Département universitaire qui redonne toute sa place à l’image. Pendant vingt-cinq ans il s’est engagé totalement dans l’enseignement de l’anthropologie visuelle à la fois à l’Université Lyon2 et dans un cours public qu’il a assuré à l’Institut Lumière grâce au soutien de son directeur, Thierry Frémaux. Dans le cadre de l’Atelier de productions audiovisuelles pour les sciences humaines et sociales (APASHES) dont il était le président il a formé deux générations d’étudiants et de chercheurs à la maîtrise de la caméra et à la réalisation de films ethnographiques.
La carrière d’ethnologue-cinéaste de Daniel Pelligra commence en Amazonie où il réalise une maîtrise filmée. Puis une rencontre fut pour lui décisive : celle de Germaine Tillion, haute figure de la Résistance qui dirige sa thèse de doctorat sur le pastoralisme saharien. Il séjourne pendant onze ans au Maghreb et plus particulièrement en Algérie où il poursuit ses recherches et enseigne l’anthropologie visuelle (à l’Institut d’Art Dramatique et Chorégraphique d’Alger). De retour en France, il devient conservateur à l’Écomusée Nord Dauphinois tout en s’engageant activement dans la vie associative iséroise.
Daniel Pelligra est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages (Errances bédouines, Rhône-Alpes, terres de passages, terres de rencontres, terres de métissages,...) et de près de cinquante films parmi lesquels nous retiendrons La 14 ne périra pas (1985) ou la tradition des conscrits en Dauphiné ; Boulevard des Tréfileries (1989), archéologie industrielle à Pont-de-Chéruy ; Palmyre, tentes et chapiteaux (1990), Jamila, fille des collines (1991) ; Rochemelon (1993), film sur un pèlerinage à la frontière franco-italienne auquel il tenait beaucoup ; Turquies d’ici (2000) ; Berbères d’ici (2014) réalisé en collaboration avec Alexandre Bonche ; L’ile orpheline (2005) ou la mémoire des migrations siciliennes dont il était lui-même originaire ; Après l’été (2004), son grand film sur l’Algérie.
Ces réalisations témoignent d’une curiosité inouïe : pour le Sahara, l’Algérie, la Syrie, l’Amazonie, les traditions régionales, les cultures ouvrières, l’art, l’archéologie, la préhistoire. Mais par-delà ces différents domaines, une préoccupation dominante anime l’œuvre engagée et si hospitalière de Daniel Pelligra : les migrations et leurs mémoires. C’est la raison pour laquelle Jacques Toubon lui demande au début des années 1990 de participer à la création de la Cité nationale d’histoire de l’immigration.

Je voudrais maintenant personnaliser cet hommage qui est indissociable d’un long compagnonnage. Nous avons partagé la même passion pour le cinéma, pour tout le cinéma y compris le cinéma hollywoodien qu’il adorait (plus que moi). Je suis venu souvent dans sa maison de Frontenas et nous nous enfermions dans son grand camion qu’il avait transformé en salle de cinéma. Daniel était une personnalité d’une extrême liberté qui transmettait de l’énergie et du plaisir. Le plaisir de la découverte mais aussi de la redécouverte. Il n’avait pas un regard formaté. Il ne parlait pas la novlangue normalisante des technocrates et des experts.
Je lui dois beaucoup et j’ai tant appris à son contact libertaire. Il m’a beaucoup donné en réalisant notamment deux films sur mon itinéraire de chercheur. L’un, tourné sur le campus universitaire de Bron, à l’Hôpital psychiatrique du Vinatier (avec notre collègue et ami anthropologue québécois Joseph Lévy) et dans le Diois, s’appelle Alter égaux (2006). L’autre – Toussaint à Bahia (2007) – tourné à Lisbonne et à Salvador de Bahia. Daniel m’avait proposé de rendre compte en images de mon parcours transatlantique entre le Portugal et le Brésil à l’occasion d’une remise du titre de Doctor Honoris Causa et d’un colloque qui m’était consacré. Son intervention à la fin de cette manifestation fut inattendue. Elle concernait les musiques de films brésiliens qu’il projetait d’abord en coupant le son et en demandant aux participants de chanter ce qu’ils voyaient. Le résultat fut à la fois cacophonique et euphorique, révélateur en tout cas de l’esprit ludique de Daniel Pelligra qui trouva ensuite le mot juste pour désigner cette expérience. Il l’appela « le Congrès s’amuse ».
Nous nous sommes rencontrés une dernière fois quinze jours avant sa mort au Centre culturel de l’Isle d’Abeau où il organisait un cycle de projections de films et de conférences autour de la notion d’énergie. Il avait intitulé mon intervention, précédée d’un extrait de Toussaint à Bahia, « le spiritisme de Lyon au Brésil ». Il y fut évidemment question de communication médiumnique avec les « esprits » des morts. Très affaibli physiquement mais toujours aussi alerte intellectuellement, il prenait des notes et animait un débat qui fut passionnant. Daniel et Cécile, sa fille, me raccompagnèrent ensuite à Lyon en voiture. Nous n’avons cessé au cours du trajet de parler de cinéma. De cinéma encore et encore. De Louis-Ferdinand Céline, d’Emmanuelle Bourdieu que nous avions vu ensemble à Lyon au Comœdia. De Personal Shopper d’Olivier Assayas, cette histoire étrange d’une jeune médium qui tente d’entrer en communication avec son frère décédé. De Hannah Arendt, de Margarethe von Trotta que nous avions tout deux beaucoup appréciées. Et puis de son travail de montage en cours d’un film sur les réfugiés syriens.
Point final, certainement pas. Un cinéaste, comme un écrivain, ne meurt pas vraiment. Il nous faut voir ou revoir les films longs, lents et exigeants de Daniel Pelligra.

François Laplantine