N°128

le dossier à la recherche de l’étranger perdu

Rapports conjugués d’altérisation et de domination dans la société française

perspectives

par Abdelhafid HAMMOUCHE

Les difficultés sociales et économiques en France se manifestent aujourd’hui dans leurs effets d’exclusion, plus amplement dans les quartiers d’habitat social. Les débats sur les processus qui les génèrent, comme sur les actions qui s’y déploient pour les combattre, sont récurrents depuis les années 1970 et ont pris une importance accrue depuis les attentats de 2015. Les craintes d’amalgamer différentes figures, fréquemment évoquées, indiquent la place paradoxale qu’occupent aujourd’hui les « migrants ». Lors de ces débats, la plupart des discours se fondent sur des représentations qui reflètent en partie des processus multiformes, de durées variables selon les époques et les formes de mobilité, avant que les personnes venues d’ailleurs ou leurs descendants deviennent « invisibles » et que les liens d’appartenance ne posent plus, ou moins, problème. Les rapports aux immigrés d’aujourd’hui, anciens et récents, sans parler des réfugiés, restent frappés d’un exotisme ambivalent, qu’accentue d’ailleurs la spatialisation de l’action publique, notamment par la politique de la ville. L’ethnicisation qui en ressort tend à édulcorer, voire à écarter la question sociale comme on l’entend parfois dans les débats sur les banlieues. C’est cette (dé)considération des immigrés venus depuis les années 1960 et leurs enfants qu’on traite ici. Elle est prise comme expression d’une transition lourdement marquée par la conjoncture économique depuis les années 1970 et par l’instrumentalisation politique depuis les années 1980. On s’attachera d’abord aux désignations comme révélateurs de la dynamique migratoire, avant d’évoquer le rapport majorité/minorité, puis de conclure en soulignant les défis de l’action publique dans ce domaine.

Bâtiment de l'ONI (Office National de l'Immigration), Modane, juin 2016.
Bâtiment de l’ONI (Office National de l’Immigration), Modane, juin 2016.
Benjamin Vanderlick

Nommer et légitimer

Peut-on interroger la société française contemporaine en tenant compte des rapports sociaux conditionnés par les actuelles difficultés de toutes sortes (chômage, délinquance, racisme…), et sans pour autant légitimer l’ethnicisation des relations ? Cette prudence rappelle l’importance prise par la définition de l’altérité dans les sociétés contemporaines. La multitude de travaux et les manières de la décliner ces dernières années l’attestent. Sur le genre, elle indique un processus de dénaturalisation du masculin comme référence de l’espace public ; sur les rapports de génération, elle interroge la place qu’occupent les « jeunes », différente selon la thématique et selon qu’elle est indexée ou non aux primo-migrants, aux enfants ou aux petits-enfants d’immigrés des dits quartiers. Par ces espaces urbains, c’est tout le phénomène migratoire qui se trouve interrogé, et avec lui les contours de la société française. Sous cet angle, les primo-migrants et les enfants d’immigrés, par la multiplication des débats structurés par leur relative mise à distance, sont de bons analyseurs de l’espace social. Les tensions autour des banlieues, de la définition de la laïcité, de la politique migratoire de la France leur sont associées et peuvent être interprétées comme différents volets d’un processus de transition bloqué. Il est tentant de qualifier cette transition de post-coloniale, à la condition de se défaire de faux clivages, comme invite à le faire E. Saïd (1980), sans ignorer les décalages, au sens que leur donne P. Bourdieu (1977, 1980) lorsqu’il étudie les populations déstructurées par la dépaysannisation en faisant le parallèle avec le dépassement industriel qui modifie profondément la vie sociale inhérente aux territoires industriels, ni l’auto-dénigrement que vivent les populations tel que l’entendait F. Fanon (1952) [1].
Pour se distancier des débats d’aujourd’hui, il n’est sans doute pas original de rappeler que les rapports de force sont au principe du processus de légitimation. Pourtant il importe de le faire, tant l’accès à l’espace public, la dénomination de ce qui doit faire débat et la définition de l’autre, restent à cet égard déterminants. Ainsi, la définition des problèmes indexés explicitement ou indirectement aux migrants et à leurs enfants apparaît, depuis les années 1970 – peu de temps après les décolonisations et au moment où surgissent les ZUP – comme une des constantes du débat public français. Et dès la décennie suivante, La Marche pour l’égalité et contre la racisme et surtout le développement de la vie associative ouverte aux étrangers ou traitant de problèmes sociaux et culturels les concernant, modifient sensiblement le paysage politique et médiatique. Les inégalités, les différences racialisées perdurent néanmoins, mais leurs traitements, même partiels et parfois inefficaces, s’inscrivent dans un tout autre système qui se transforme. A la différence du cadre colonial, les institutions, comme la justice, sont mobilisées pour combattre le racisme. Ces évolutions institutionnelles n’effacent cependant pas les socialisations antérieures (« les mentalités ») et le racisme continue de produire ses effets, souvent accentués par les injustices générées par la crise économique qui transforme les quartiers d’habitat social en impasses sociales. Dans de tels lieux, les auto-représentations s’apprécient, en lien avec les catégorisations qui assignent aux confins de la société. Les auto-désignations n’échappent pas complètement à cette dévalorisation et s’offrent comme autant d’indices de la considération de soi. Les changements sémantiques qui les accompagnent depuis quarante ans montrent l’ambivalence qui frappe la situation migratoire et les liens aux deux sociétés de référence des migrants (celle des « origines » et celle de « l’accueil »). Depuis le khoroto, terme arabe associé en partie à la « canaillerie » en vogue dans les années 1970, jusqu’au beur des décennies suivantes, on pourrait esquisser une chronologie et la mettre en parallèle avec les désignations administratives ou médiatiques (immigré, Nord-Africain, 2ème génération…) pour les migrants maghrébins et leurs descendants, les plus visibilisés. A défaut d’un tel travail, on peut penser cette dynamique comme une définition qui se cherche depuis celle qui renvoie à la marge (le khoroto) jusqu’à celle d’une catégorie de la scène française en recomposition (celle du beur) qui l’attache à la banlieue. Parallèlement, depuis les années 1970, on observe pour une bonne partie de ces populations des déclassements sociaux qui, plus largement, n’épargnent pas les milieux ouvriers et particulièrement les familles modestes vivant dans les ZUP. Leur marginalisation peut se lire, à l’instar des anciens paysans étudiés par P. Bourdieu et A. Sayad (1964), comme un effet d’hystérésis ou d’habitus décalés qu’accentue une déconsidération des espaces urbains dégradés et désindustrialisés dans lesquels ils vivent.
C’est dans cette difficile conjoncture que s’affichent depuis ces dernières décennies de nouvelles attitudes associées le plus souvent à l’islam. On songe d’emblée au foulard qui suscita et suscite encore tant de débats, à la place prise par le halal, en passant par la visibilité du ramadhan… Il faut noter que, dans le même temps, la présence des femmes immigrées dans les associations, et plus largement dans les espaces publics des quartiers, est plus visible, de même que les mosquées se multiplient avec une toute relative banalisation des pratiques musulmanes diversifiées. Il est ainsi plus malaisé que dans un passé récent de supposer homogène ce groupe informe que constituent toutes celles et tous ceux qui sont « issus », selon l’expression consacrée, de l’immigration (Beauchemin, Hamel, Simon, 2010). Pourtant l’évocation de la notion de communauté persiste alors qu’il conviendrait, pour tenter de saisir cette complexe mosaïque, d’analyser plus finement la diversification des parcours sans penser pour autant que les discriminations auraient disparu. La dispersion dans presque toutes les franges de la population française qui en ressort gagne à être couplée avec la diversité des héritages symboliques. Le prisme de l’héritage permet de ne pas ignorer les histoires familiales et les stigmatisations qui les ont accompagnées, tout en écartant la notion « d’origine » qui, pour l’heure, nourrit l’idée d’une appartenance à un ailleurs synonyme d’une moindre légitimité à être citoyen ici. Il s’agit de la sorte de tenir compte de la transmission au sein de la famille, confortée ou pas par l’environnement immédiat (quartier, école) et conjuguée avec la réception diversement filtrée des débats sur la scène nationale et internationale. L’héritage est une appropriation se jouant sur la base d’une proximité culturelle entre parents et enfants et au sein même de la fratrie, ou par un processus de confrontation intergénérationnelle ou entre frères et sœurs. De la sorte, on met en perspective, plutôt qu’un clivage, le raisonnement entre l’interprétation d’une soumission et celle d’une (re)conquête culturelle pour dire le refus paradoxal d’être stigmatisé(e) ou de rejeter des formes d’héritage : l’adoption de certaines tenues, le foulard par les femmes notamment, mais aussi la djellaba et autres vêtements masculins, et les attitudes qui y sont associées.
Dans les années 1960, années de la décolonisation, ces tenues étaient peu visibles, les questions migratoires se posaient en termes économiques sans intérêt pour les rapports intra-familiaux au sein des populations immigrées. On connaît la suite avec la succession des expressions générationnelles (première, deuxième…), les conflits plus ou moins apparents relatifs aux adolescences, puis le refus de femmes ou d’hommes de « retourner au pays », avant la longue chronique des soulèvements des banlieues. Cette faible/forte visibilité publique (selon ce qui était mis en avant) ne signifiait pas pour autant une absence de problèmes relatifs au statut des femmes ou à celui des enfants (de nombreux mariages ou retours de cette époque auraient pu être qualifiés notamment de forcés lorsque les enfants ou la mère se voyaient imposer un choix).
Cette dynamique migratoire ne se limite pas à l’espace public, et l’émergence dans l’enceinte domestique de signes comme le foulard, ou la revendication d’autres pratiques religieuses que celles des « blédards » (les parents primo-migrants), est aussi une forme d’adolescence. Il est vrai que cette relation entre signes religieux et volonté de dégagement ne colle pas aux schémas de l’émancipation telle qu’elle s’est conçue dans le passé récent. Mais, si on admet que la conjoncture actuelle favorise l’adoption de tels traits, on se gardera pourtant bien d’imaginer qu’ils sont promis à une rapide disparition. Ces traits de distinction, inversion du stigmate à certains égards, s’installent en France et restent manifestement visibles, loin d’une banalisation qui rendrait plus sereins les débats. En tout cas, à entendre des jeunes femmes qui ont connu une telle dynamique, les tenues vestimentaires ne signifient pas à leurs yeux une soumission à leur compagnon ou époux. S’il ne faut pas exclure des impositions ni une contrainte plus diffuse lorsque par exemple certaines jeunes femmes considèrent que c’est une nécessité pour trouver un futur conjoint, il serait pour le moins paradoxal d’interdire de telles tenues au prétexte de libérer celles qui choisissent pourtant de ne pas s’en défaire.

L’expression de la diversité comme analyseur de la complexité

L’indispensable contextualisation par la crise économique de ces dernières décennies ne vise pas à atténuer la dimension culturelle telle qu’elle se donne à voir par les tenues et les pratiques religieuses et par les débats qu’elles suscitent. Les problèmes d’emploi et la difficulté de se dégager un horizon produisent sans doute un effet d’amplification, mais il y a aussi une dynamique de dé-marginalisation de traits culturels qui provoque une déstabilisation des notions de majorité et de minorité. Pour autant, interpréter les problèmes contemporains par une comparaison avec la période coloniale n’est pas pertinent. Outre que c’est faire insulte aux personnes qui l’ont réellement vécue, c’est surtout refuser de définir l’actuelle situation par sa complexité. Par contre, parler de période post-coloniale n’est pas excessif si l’on pointe ainsi les tensions qui brouillent la reconnaissance de personnes et de pratiques encore minorées ou dévalorisées. En ce sens, il faudrait renouveler les grilles de lecture comme l’ont fait F. Fanon, ou E. Saïd, non pour dépasser un système, mais pour mettre en question des modes de pensées et leur traduction en actes politiques. Dans le respect, d’une part, des exigences académiques et, d’autre part, des savoirs pratiques, il serait impératif de s’interroger à nouveau frais sur certaines controverses pour dégager de nouveaux schémas de pensée, mais aussi des formes d’appui à ceux qui sont censés agir au titre de l’action publique et les plus exposés à ces situations. Parmi les thèmes urgents, celui de la reconnaissance est névralgique. Comment penser, et agir, pour dépasser les blocages, lorsqu’on observe et de partout des attitudes paradoxales : de ceux qui, faute probablement de distanciation, accordent seulement par les mots une reconnaissance, à ceux qui nient des catégories de personnes françaises minorées comme des Français, voire ceux qui se nient ou se renient eux-mêmes comme Français (« ils ne me prennent pas pour un Français » : la reconnaissance est un miroir d’identification sociale) ? Là encore, il n’est pas question d’imaginer des solutions centrées sur les personnes indépendamment d’une amélioration des conditions socio-économiques, mais de souligner les effets de ces dénis sur la considération de soi, sur les discriminations, sur les rapports de sociabilité. Penser par ce prisme le vivre ensemble suppose bien sûr et a contrario que les supposés majoritaires ne soient pas, et par contre-coup stigmatisés et que ne se diffuse pas l’idée d’un renversement de majorité (en écartant la notion de minorité). Cela n’exclut évidemment pas de tenir compte des rapports complexes qui se nouent entre différentes catégories de population dans ces espaces urbains où les pratiques les plus discutées ne sont plus l’apanage des seules personnes issues de l’immigration et où les tentatives de définir des normes de conduites ne visent pas à contraindre uniquement les femmes. Ce à quoi il convient d’ajouter que la banalisation de ce qui est de nos jours encore trop visible ne sera pas obtenue par le seul effet du temps. En prolongeant F. Fanon, il faudra certes combattre l’intériorisation des dévalorisations par ceux qui en subissent la situation (les Noirs se voyant avec les yeux des Blancs pour paraphraser Peau noire masques blancs) mais aussi par les agents en charge de l’action publique exposés à cette même dévalorisation, mais aussi inventer des formes de pensées et d’échanges pour accompagner cette transition.

Conclusion

La période qui va de la décolonisation dans les années 1960 à aujourd’hui est celle d’une transition d’envergure. Les questions politiques, les problèmes économiques, les débats sur les valeurs, sur les contours de la société française, illustrent le passage d’une phase, où l’État-nation s’affirme dans l’après décolonisation comme un bâtisseur, à une phase où la référence qui s’impose est celle de la mondialisation, entendue pour les marchandises et les flux financiers et bien plus difficilement en termes de mobilité des personnes. L’attention à cette transition gagne à tenir compte des atouts, des ressources, et des obstacles que connaissent les populations de ces territoires, témoins et souvent victimes du passage de l’industrialisation à la tertiairisation, des usines au numérique et aux services. Il convient évidemment de situer ces populations dans leur hétérogénéité sociale, et dans la diversité des ressources qu’elles peuvent ou non construire dans un tel contexte. Agies, mais aussi agissantes, elles se donnent des visées d’ancrage ou de mobilité conditionnées par les histoires familiales, par les dynamiques locales sur le registre économique ou de l’habitat, et, le cas échéant, par les dispositifs de l’action publique qui illustrent aussi une transition dans la conception, dans les compétences requises pour ses opérateurs, et dans sa mise en œuvre.
La situation des espaces urbains, où résident bon nombre de familles issues de l’immigration, où les conditions économiques semblent inexorablement se dégrader aux yeux du plus grand nombre, éprouve la légitimité des intervenants et devient un facteur déterminant de la crédibilité de l’action publique. Face à cette situation qui complique de toute manière leur tâche, il n’est pas sûr qu’ils ne contribuent pas, à leur corps défendant, à sédimenter une hybridation culturelle close sur elle-même. Des responsables d’équipement le disent lorsqu’ils évoquent la « mixité sociale » qui fait, soulignent-ils, défaut pour dynamiser et faire vivre concrètement la laïcité. Ils illustrent leur propos par les écoles, où cette mixité est absente et limite les possibilités de sortir du « eux contre nous ». Mais, dissocier la visée d’un vivre-ensemble harmonieux des conditions pour restaurer des perspectives sur les registres de l’emploi et du logement, deux volets inhérents à la mobilité sociale, revient à réduire une partie importante de l’action publique à l’entretien d’une impasse et cantonne les acteurs publics à la fonction de sa gestion. La transition urbaine (le dépassement industriel, ses effets sur le salariat, concomitamment à des recompositions culturelles) qui se joue en ces lieux dépasse largement le pouvoir des acteurs locaux. Les questions de perspectives pour élargir les possibles, en aidant les publics à les construire de manière crédible, et travailler sur les compétences des acteurs investis pour gérer la situation actuelle, deviennent du coup cruciales.

Bibliographie

Beauchemin Cris, Hamel Christelle, Simon Patrick, Trajectoires et origines. Enquête sur la diversité des populations en France, premiers résultats, Documents de travail,
168, Paris, INED, INSEE, 2010.

Bourdieu Pierre,
Algérie 60, Paris, Minuit, 1977.

Bourdieu Pierre,
Esquisses algériennes. Textes édités et présentés par Tassadit Yacine. Paris, Le Seuil (Liber), 2008.

Bourdieu Pierre,
Sayad Abdelmalek, Le déracinement, Paris, Minuit, 1964.

Fanon Frantz,
Peau noire masques blancs, Paris, Seuil, 1952,

Hammouche Abdelhafid,
Les recompositions culturelles. Sociologie des dynamiques sociales en situation migratoire, Strasbourg, PUS, 2007.
Penser les dominations dans le contexte colonial : Fanon, Bourdieu, Saïd,
Raison présente, n° 199, 3e trimestre 2016, p. 87-98.

Saïd Edward,
L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 1980,

Sayad Abdelmalek,
Les enfants illégitimes - Actes de la recherche en sciences sociales, 1979, Vol. 26, n° 26-27, p. 117-132.

[1Voir sur l’apport de ces trois auteurs sur cette thématique mon article (Hammouche, 2016)