Un « sport » populiste
Le succès des organisations et des leaders d’opinion racistes correspond à la possibilité d’exploiter l’immigration comme le fait responsable de tous les problèmes et malaises du moment, car cela produit deux résultats bien appréciés :
1) l’infériorisation des immigrés qui « gratifie » la citoyenneté des autochtones, désignant les autres comme n’ayant pas droit au même traitement que les nationaux et, de fait, permettant d’en profiter ;
2) l’occultation des vrais responsables des malaises et problèmes économiques et sociaux qui frappent une bonne partie des nationaux et notamment les plus défavorisés.
Le « jeu » ou le « match » sur le dos des immigrés s’impose facilement comme le « sport » le plus populaire, surtout dans une conjoncture où prévaut la déstructuration permanente de l’assise économique, sociale, culturelle et donc politique. C’est ce qui se passe depuis le triomphe du néo-libéralisme qui a misé sur le démantèlement des politiques sociales et des conquêtes démocratiques, jouant la « distraction de masse », notamment par la désignation de l’immigration, des marginaux et des déviants comme les seuls maux de l’humanité. Cette distraction est indispensable pour cacher les désastres sanitaires, environnementaux et aussi économiques et politiques générés par ce néo-libéralisme. Cela rappelle les thèses soutenues par les disciples de Lombroso – et aussi de Tocqueville – qui visaient à la fois les « classes dangereuses », souvent en révolte depuis 1848, et les colonisés réfractaires à la civilisation des colonialistes. Cette « guerre » à l’ennemi intérieur a servi – et sert encore – à conquérir un consensus majoritaire autour des choix des dominants. Dans ces conjonctures, aussi bien « l’immigré de l’intérieur » que celui venant de l’étranger étaient particulièrement visés par la répression policière, sauf quand ils étaient – ils sont – utiles comme néo-esclaves. Et, bien évidemment, ces choix s’imposent mieux quand ils sont validés par des discours qui décrivent les immigrés comme un peuple de désespérés venant de pays en proie à la barbarie, incapables de se moderniser et de se démocratiser et, par ailleurs, facilement recrutés par les trafiquants, les criminels et les terroristes (des discours qui cachent comment le terrorisme et la criminalité sont eux-mêmes alimentés pour justifier la reproduction de guerres permanentes.)
Le cas de l’Italie
L’Italie est l’un des cas emblématiques pour comprendre cette conjoncture. Elle n’a connu l’immigration d’étrangers que depuis le début des années 1970 et surtout depuis 1990, mais elle avait un très long passé de migrations intérieures et d’émigrations vers divers pays européens et les Amériques. Toutes ces émigrations et immigrations ont connu les pires moments d’hostilité voire de persécutions, parfois traitées comme mafieuses et même comme terroristes. Partout, les émigrés-immigrés italiens ont été infériorisés, exploités voire esclavagisés. A la longue, un certain nombre d’entre eux ont réussi cependant à atteindre partout les rangs des classes moyennes et quelques fois supérieures dans les hiérarchies économiques et sociales locales. Mais, ce passé n’a pas empêché une bonne partie des Italiens de devenir chez eux racistes et néo-esclavagistes, au contraire. Comme toujours, souvent les parvenus deviennent pires que les plus réactionnaires, et même les plus défavorisés sont poussés à s’acharner contre l’« autre » et à participer à la guerre contre l’ennemi du moment. On peut même soutenir plus largement que le discours sur la construction de l’Union européenne selon une vision eurocentrique, protectionniste et prohibitionniste vis-à-vis de l’immigration a alimenté l’attitude de parvenus dans tous les pays de l’Europe. Cela passe, bien évidemment, par l’infériorisation de l’« autre » et sa désignation comme ennemi. On peut en tout cas faire le constat que l’arrivée d’immigrés en Italie s’est superposée à cette construction européenne et à son tournant néolibéral, donc à la déstructuration de la société industrielle, au démantèlement des conquêtes sociales et démocratiques, et au succès des « valeurs » de la réussite économique à tout prix.
Ce n’est donc pas un hasard si ce pays a vu monter le taux des économies souterraines à plus de 32% du PNB (à peu près le même qu’en Espagne et en Grèce, tandis qu’en Allemagne et en France il s’élève à environ 18-20% et cela avant et après la crise déclenchée en 2007-2008). Cela s’est accompagné par un important dispositif, en partie officiel et pour le reste tacite, voire informel. Il y a eu tout d’abord la succession de lois sur l’immigration marquées par le caractère restrictif, rigoriste, voire prohibitionniste. L’accès aux visas et aux permis de séjour, et donc à la régularité, sont devenus un véritable calvaire : des procédures de très difficile accès, très coûteuses et humiliantes. Cela a enclenché ensuite une reproduction continue de l’immigration irrégulière, y compris par le passage inversé de la régularité à l’irrégularité, car les critères pour accéder à la régularité et y rester sont quasiment impossibles à remplir.
Depuis les années 1970 et surtout depuis 1990 l’économie italienne s’est ainsi nourrie de plus en plus de l’infériorisation et même du néo-esclavagisme de l’immigration régulière et irrégulière, et aussi d’une partie des travailleurs nationaux. On peut estimer que les travailleurs immigrés (réguliers et irréguliers) et nationaux qui oscillent entre emplois précaires, semi-précaires et totalement « au noir » sont environ huit millions (en majorité nationaux). L’apport des immigrés (réguliers et irréguliers) au PNB est estimé lui autour de 15%, alors qu’ils ne sont qu’environ 7% de la population. De surcroît, la loi concernant les réfugiés alimente le marché du travail infériorisé car les demandeurs d’asile n’ont pas le droit de travailler. Tout cela se passe parce que les tutelles (ou les garanties juridiques) des migrants, mais aussi des travailleurs les moins favorisés, ont été balayées par une gestion tacite, informelle qui fonctionne par entente entre ceux qui emploient ces travailleurs, la plupart des soi-disant ONG et la plupart des polices (nationales et locales). Pour comprendre cela, il faut décrire les situations concrètes de différents segments de l’activité économique.
Une économie souterraine
Les activités économiques semi-souterraines, ou totalement « au noir », fonctionnent par le recrutement, l’encadrement et l’exploitation (avec recours à la violence, parfois au meurtre) pratiqués par des caporaux ou ethnic boss ou power-brokers et même par des ONG qui bénéficient du laisser-faire ou de l’entente avec des policiers [2]. Sur la scène locale, ceux-ci font partie des différents cercles sociaux qui sont des lieux de reconnaissance sociale et morale et donc de légitimation, qui va souvent bien au delà de la légalité et même contre. La plupart des policiers partagent des critères de distinction entre illégalités tolérées et celles intolérables et pratiquent la logique de l’exemplarité articulée avec celle du laisser courir (le bâton et la carotte) [3]. Si tout le monde peut constater que dans tel type d’activité, on emploie des travailleurs au noir (immigrés réguliers, irréguliers et nationaux), on constate également que les policiers laissent courir et parfois sont complices des employeurs impliqués. Et il arrive que cela concerne le personnel de nettoyage d’un tribunal ou des bureaux de la préfecture de police, etc. [4]
Ainsi, les pratiques des polices dépendent de leur discernement et donc d’un pouvoir discrétionnaire qui peut facilement glisser vers le libre arbitre. Et cela n’est pas différent de la façon dont fonctionne une bonne partie de la population, et d’abord celle qui compte dans ses cercles des policiers. La légitimation, apparemment populaire, que les policiers établissent, se base sur ce qu’ils considèrent comme approuvé/partagé par « leur peuple », celui qui leur assure le « plébiscite de tous les jours ». La revue des faits enregistrés par différentes associations et par quelques chercheurs, force de constater que depuis 1990 les cas de vexations, abus, violences et même tortures vis-à-vis de Roms, immigrés et marginaux, de la part de caporaux, petits patrons et même des agents de police, nationale et locale, ont augmenté (et ceci dans tous les pays européens) et à cela correspond aussi la montée d’organisations racistes qui parfois bénéficient de la « compréhension » de la police.
Reste le discours du Pape et des autorités religieuses chrétiennes sur les migrations. Il se propose comme le seul qui prônerait une protection des migrants. Il existe de fait des dizaines de milliers de chrétiens qui effectivement sont mobilisés pour porter secours à ces migrants. Mais, il en existe aussi qui n’hésitent pas à afficher leur racisme et leur soutien au prohibitionnisme le plus virulent, ce qui ne les empêche pas de se servir – quand ils en ont besoin – de la main d’œuvre au noir « use-et-jette ». L’œcuménisme catholique joue toujours à tenir tout le monde dans le « troupeau de Dieu » avec un message eschatologique qui se veut alternatif à celui des pouvoirs politiques et économiques (et à celui des Droits de l’Homme). Dans les faits cependant, toutes les organisations religieuses contribuent à la nouvelle ethnicisation des immigrés qui se configure comme un idéal néolibéral pour maximiser leur exploitation et la négation de droits égaux aux autochtones. Ainsi, les classes sociales ont été remplacées par l’enfermement des immigrés dans des « cages » ethniques ou ethnico-religieuses qui ont fait proliférer les caporaux ethniques.
Cela n’empêche pas, heureusement, que nombre d’immigrés arrivent à se frayer un chemin d’émancipation économique et sociale, mais qui reste précaire, même s’il semble un salut par rapport à l’enfer (guerres et misères) qui marque actuellement nombre de sociétés locales d’origine.