N°128

Culture

Entretien avec Wahid Chaïb

Wahid Chaïb est à la fois artiste compositeur (groupe ZenZila), réalisateur (théâtre et documentaires), et intervenant social dans un centre d’animation à Villeurbanne. Un trait traverse ces différentes facettes, son intérêt pour la transmission de la mémoire entre les générations des immigrées (notamment algériennes) et celles de leurs descendants.

Comment s’est forgé chez vous l’intérêt pour la transmission ?
Wahid Chaïb : Je crois que cette démarche de transmission n’a rien de prémédité. Au départ, c’est quelque chose de purement instinctif qu’on réalise et qu’on intellectualise avec le temps. Tout ceci finalement nous ramène à des histoires personnelles, à une quête identitaire, au sens noble du terme, pour comprendre qui l’on est, pour trouver sa place dans la société dans laquelle on évolue. Je n’ai fait aucune école de musique et donc lorsque qu’il a fallu écrire ce premier album, « Le Mélange sans Appel », naturellement, mon écriture s’est attachée à décrire mon quotidien, ce qui était ma seule référence, à savoir l’histoire de ces déracinés qu’étaient mes parents et j’ai grandi dans ce mythe du retour vers une terre l’Algérie que nous ne connaissions que pendant les périodes estivales. Il se trouve que ce quotidien a trouvé un écho auprès du public qui, comme il me l’a dit très souvent, « ce que vous avez écrit c’est notre histoire » ; et là, on commence à réaliser que, naturellement et sans préméditation, on s’inscrit dans une démarche de mémoire collective. La première chanson que j’ai écrite s’intitule « Néna » surnom de ma grand-mère et la première phrase est « tu me reviens vieille femme au front tatouée ».

Vous avez réalisé dernièrement un superbe documentaire sur l’ancien lieu dit le Chaâba que Azouz Begag avait immortalisé dans son livre Le Gone du Chaâba. Ce lieu qu’on dit bidonville avait abrité des familles algériennes dans les années 60 à la Feyssine à Villeurbanne. Comment vous est venue l’idée de réaliser ce documentaire ? Et quel objectif vous poursuivez avec ?
W.C. : Encore un fois, le hasard, la volonté de défricher, l’idée d’avoir des projets est fondamentale pour moi. Pour l’anecdote, je suis le neveu d’Azouz Begag et j’ai été élevé par ma grand-mère « Néna » auprès de mon oncle. J’étais présent lorsqu’il a pris un bloc note orange et qu’il nous a dit « je vais écrire un roman qui va raconter l’histoire de notre famille ». Je crois que nous l’avons tous pris pour un fou, jusqu’au jour où assis devant la télé nous avons vu apparaître Azouz interrogé par Bernard Pivot dans l’émission « Apostrophes » et que ce manuscrit est devenu Le Gone du Chaâba. Cette histoire m’a construite et comme je dis souvent, elle est mon phare, la force de conviction de mes rêves. Avec ce documentaire, il s’agissait de donner la parole aux derniers survivants du Chaâba, « les primo-arrivants » comme on dit. Azouz en avait donné sa version d’enfant, il manquait un maillon : la parole de ces Chibanis et de ces Chibanïas, c’est chose faite. Je ne sais pas pourquoi, mais il y a comme une amnésie autour de cette histoire de France. Aujourd’hui, 30 ans après la sortie du roman, il y avait une urgence dans cette démarche. Depuis la fin du tournage, trois anciens nous ont déjà quitté malheureusement.

Quel est le rôle de la démarche culturelle (quel qu’en soit le genre : musique, théâtre, etc.) dans cette question de la transmission ?
W.C. : Selon moi, la démarche culturelle n’a de sens que lorsqu’elle est entendue, comprise et accessible. Il est important pour le créateur d’être le plus sincère possible, sans démagogie aucune. La démarche culturelle est là pour rassembler, pour interroger. Elle est, comme je vous le disais, pour moi qui suis un autodidacte, essentiellement liée à l’envie de dire, de raconter de prolonger l’expérience. Chaque fois que je crée, que ce soit un film, de la musique ou un spectacle, j’essaye de chercher cette accessibilité à travers les codes qui m’ont construits et pourquoi pas, je le dis en toute modestie, une certaine universalité. J’essaye, même si je ne suis pas sûr de toujours y parvenir, de ne pas rester dans l’entre-nous. Je suis travailleur social directement issu de l’éducation populaire et donc, que je le veuille ou non, il y a dans ce que je propose ce militantisme qui me rattrape. Je ne parle jamais de l’idée de concept car je pense sincèrement que ce que l’on appelle concept est très souvent issu du hasard, de l’instant, parfois même des erreurs. Avec le temps qui passe, j’essaye de faire abstraction du regard que l’on va porter sur mon travail, même si ça reste très difficile de me débarrasser de l’idée de jugement sur mon travail et d’être irréprochable concernant ma sincérité, et l’état d’esprit de ce que je propose.

L’histoire et les mémoires de l’immigration posent une question de responsabilité à la société française. Au milieu des années 2000, une réponse fut la mise en place par le biais de ce qu’on appelle aujourd’hui le Musée national de l’histoire de l’immigration. Il est censé jouer un rôle de valorisation et de transmission des apports migratoires en France. Vu le rôle que vous jouez vous-même là-dessus localement, comment vous estimez l’écoute des acteurs politiques et institutionnels de cette question ?
W.C. : Je m’interroge sur l’impact du Musée de l’immigration et la volonté réelle des politiques de valoriser ces histoires. Il me semble, moi qui suis sur le terrain, que plus le temps passe et plus les gens en charge de ces problématiques sont décalés et comme on dit, malheureusement la nature a horreur du vide, d’autres concepts, d’autres points de vue prennent alors le pas qu’on le veuille ou non. J’ai pu constater sur 25 ans l’évolution du quartier dans lequel je travaille. Ce qu’on appelle le sentiment d’abandon des habitants est une erreur étymologique, ce n’est plus un sentiment lorsque l’on constate la réalité du terrain. On a seulement l’impression de le découvrir. Nous qui sommes sur le terrain, savons depuis très longtemps que depuis quelques années déjà le fossé se creuse. Des enfants, me concernant là où je suis, me disent « oui c’est péché Salam, est-ce que tu veux chanter ça ? », ils m’interpellent fortement. Je ne voudrais pas me poser en donneur de leçons, mais il faudrait revenir à certains fondamentaux, reprendre du terrain, reprendre la place. L’éducation populaire est devenue l’éducation gestionnaire. Nous travaillons, mais nous passons plus de temps à écrire des projets, des dossiers, qu’à être auprès des populations. Je pense que c’est un décalage pyramidal. Ceux qui sont au-dessus de nous n’ont pas compris l’importance d’occuper le terrain, de créer du sentiment d’appartenance, cela passe par des mots très simples. Pourquoi définissons-nous un quartier dans une ville toujours comme s’il ne faisait pas partie de cette ville ? Et je voudrais aussi rappeler que, dans une époque où tout est diagnostic, l’analyse est très souvent faite par des personnes qui utilisent des outils d’analyse, mais qui ne connaissent rien au terrain. Je tiens à préciser que les acteurs sociaux de proximité sont capables d’analyses et de diagnostics pertinents et sont en position de faire bouger les choses beaucoup plus rapidement. Il faudrait peut-être plus les écouter pour trouver des solutions dans ce qu’on appelle « les zones sensibles ».

On constate ces dernières décennies une sorte de glissement identitaire chez des jeunes descendants de l’immigration : certains se réclament moins de leur histoire concrète que de l’identité abstraite du « musulman ». Comment vous lisez à votre niveau ce glissement ? Quels liens feriez-vous avec la question de la transmission des mémoires ?
W.C. : Je dirais qu’il va être temps d’arrêter de faire des constats pour passer à la phase action, essayer de comprendre comment on en est arrivé là. Je sais que c’est plus simple de constater, car cela nous permet sans faire de jeux de mots de nous voiler la face. Pourtant le repli n’est pas lié à une origine ou une culture, le repli est une réaction humaine. Si j’ai la sensation, l’impression que je n’existe pas dans un groupe, par exemple une équipe de football, je changerai de club pour me sentir bien dans le vestiaire, sur le terrain, pour participer à la victoire de mon équipe. Le sentiment d’appartenance n’est pas qu’une formule, il est l’essence même de la République. Pourtant, certains n’ont pas trouvé leur place et ceci est lié à une politique qui se perpétue depuis plus de 40 ans. Je me souviens qu’adolescent, nous parlions déjà des problèmes et que personne ne voulait les entendre, impossible au pays de « liberté, égalité, fraternité ». On s’était surnommés dans le quartier « la génération parano ». Malheureusement, cette paranoïa n’en était pas une, c’était une réalité qui n’a fait que s’enraciner avec le temps. Aujourd’hui, nous avons des jeunes qui se revendiquent d’une histoire qu’ils ne connaissent même pas, par défi, par défiance et surtout ils fantasment un sentiment d’appartenance à d’autres causes, souvent par dépit.