N°128

Notes de lecture

La faute aux autres

de Azouz Begag

par Abdellatif Chaouite

L’Esprit du temps, 2017

La France serait-elle « sous haute tension identitaire » ? Azouz Begag revisite dans cet essai les quarante ans de ce qu’il appelle les « ratés de l’intégration française et républicaine » achoppant sur un glissement, depuis la fin des trente glorieuses, des Arabes aux Musulmans. Ce glissement a construit deux « paranoïas » en face-à-face : le ras-le-bol qui fait basculer les votes de beaucoup d’électeurs vers l’extrême-droite et la bouc-émissairisation des français d’origine arabo-maghrébine qui les piègent dans une fausse représentation de communautarisation. Si nombre de raisons expliquent cet état de fait, une en particulier continue à travailler les imaginaires : « Les plaies coloniales ne sont pas refermées ». Elle constitue non seulement une impasse mais un véritable paradoxe quant à ce qu’on appelle intégration : « quel que soit le statut, ministre, ancien ministre, député, sénateur, maire, sportif de haut niveau, journaliste, policier ou citoyen lambda », « être Français d’origine maghrébine et musulmane est une source de difficultés grandissantes ». Le constat est sans doute d’autant plus amer qu’il est également le fruit d’un témoignage de l’intérieur de l’expérience de l’intégration : l’auteur n’a pas seulement fait lui-même le grand saut entre le bidonville du Chaâba (cf. le Gone du Chaâba) et le statut de ministre délégué à la Promotion de l’égalité des chances (de 2005 à 2007 : cf. Un mouton dans la baignoire), mais l’a fait en acteur défendant (comme chercheur et comme écrivain) l’idée de l’intégration républicaine. Cependant, l’auteur fait le constat d’une sorte de mécanisme de reproduction de l’impasse dans la pensée notamment de la droite française, dont on suit ici la trace par dates et citations : elle change d’habits (de catégorisations) mais n’arrive pas à dépasser ces démons, par conviction ou instrumentalisation pure et simple. Ainsi, de glissement en glissement, finit-on non seulement par stigmatiser l’islam et les musulmans en/et de France mais par « islamiser le stigmate » même. C’est une sorte de fixation du stigmate qui invalide et à l’avance toute tentative de le « retourner » positivement (normalisation des lieux de prières et des lieux de sépultures, Quicks halal, élus « issus des minorités », etc.) ! Telle est la dérive « identitaire » (Eux et Nous) que dénonce l’auteur, elle dément les discours sur la « diversité » en mettant en avant un « communautarisme » musulman, de fait inexistant, tant cette minorité est diverse justement en son sein, hétérogène dans ses lieux et positions, voire divisée dans ses modalités organisationnelles, politiques, stratégiques, etc., et, pour partie, souffrant d’« auto-dévalorisation ».
L’auteur passe en revue et dans le détail les éléments historiques, politiques, événementiels, voire biographiques des acteurs qui ont contribué d’une manière ou d’une autre à la création de l’embrouillamini « communauté » arabo-maghrébo-franco-musulmane, piégée dans une histoire où bien de ses acteurs jouent à Sisyphe. Cette histoire ne peut plus se résumer à celle d’une immigration classique accomplissant son destin (d’intégration) dans un autre pays (argument souvent retourné contre cette communauté), mais qui révèle ses impasses et ses répétitions dans tous ses après-coups. Et c’est le premier mérite de ce livre : dresser un panorama de ces répétitions qui rattrapent bien des acteurs de ces générations : une perte de la promesse d’un côté à laquelle répond une perte de la foi en la République de l’autre (« C’est bien dans les zones d’habitat les plus défavorisées, là où les populations sont les plus diversifiées, que la participation aux élections suscite le moins d’enthousiasme »). Un imaginaire qui se mord la queue et que l’auteur compare souvent à la situation des Noirs aux États-Unis. Son deuxième mérite, c’est de proposer une « solution » : « si tous les membres des minorités ethniques étaient dans l’obligation de voter, cela bouleverserait l’échiquier politique. De même que les programmes des candidats, leurs discours, leur attitude en seraient changés parce que leur regard sur ces minorités changerait aussi ». Une « solution » qui résonne cependant comme un vœu pieux : elle n’échappe pas aux anticipations de son invalidation !

Abdellatif Chaouite