Assis entre Vicente et Vincentin, il gesticule et s’emporte. « Mes parents à moi c’était des Républicains… Il y avait trois revolvers dans un groupe, il y avait vingt types, il y avait trois revolvers pour tenir la République… On a été trahi aussi bien par les républicains que par les capitalistes ». Andante, Allegro ma non troppo… Vincentin ponctue chacune des phrases avunculaires selon la tonalité et le phrasé employés.
Car c’est de l’oncle Salvador qu’il s’agit, ancien de la Colonne Durutti, une parole sur la Guerre d’Espagne débordant l’image dont on l’a affublée. La scène est celle d’une transmission de l’expérience révolutionnaire, et une question finalement posée
qui hante le mouvement anarchiste, comme elle poursuit Armand Gatti : comment hériter d’une défaite rangée dans une image. C’est la mémoire des vaincus en actes, pour reprendre Walter Benjamin, voix dont le concert est toujours à composer. Courbet par exemple qu’il nous faut sans cesse arracher à ses lectures dépolitisantes, marchandes voire cliniques productrices de ses absences et toujours engendrer la présence en le mettant au travail aujourd’hui. Ou Rosa Luxembourg. Rosa Collective débute par l’exercice de la remémoration, par des questions posées à Frieda, sa dactylo au Rote Fahne : « Vous souvenez-vous de la première fois que vous l’avez vue ? » [2]. Plus loin, la même : « Le télégramme à Lénine. « Karl et Rosa ont fait leur devoir révolutionnaire » » [3].

« – Tu ne vas pas encore raconter ta vie ?
– Justement ! Il ne faut quand même pas croire qu’un balayeur et ce qu’il ramasse, c’est la même chose. Ma vie, elle vaut celle d’un ministre et même d’un général. » [4]
Entre tio Salvador et Armand Gatti, comme un air de famille peut être vu. Physique d’abord. Racontant un débat avec Gatti au café Tortoni, à Toulouse, le 25 septembre 1963, après une représentation des Chroniques, Daniel Bensaïd écrit : « il s’exprimait avec flamme, par tous les moyens que pouvait lui fournir son corps : avec le geste sec et précis, le regard mobile, le sourire bon enfant, les grimaces, et une parole heurtée et violente. Il se livrait, s’emballait, dirigeait un débat… ». Ensuite une parenté qui se construit. La rencontre se fait entre Gatti et Vincente Ripolles, dans un écart à la situation, quelle qu’en soit la version. Gatti, lui, installe la scène dans une fête marocaine. « On était là, en pleine discussion avec des délégués CGT très menaçants, et tout à coup il y a quelqu’un qui me dit : « Yé té connais toi ». Il faisait très différent des autres, un côté très racé, presque fin de race, très mince, avec un œil… « Yé té connais, yé vu ta photo dans le journal, viens manger la paella à la maison ». Je lui dis : « Vous savez je suis anarchiste, ça risque de vous porter tort ». « Toute ma famille est anarchiste, il répond ; viens manger la paella » » [5]. Le tournage à Montbéliard de L’oncle Salvador en 1975, l’un des huit films de Le lion, sa cage et ses ailes, s’inaugure là puis par une paella dont on a l’impression, à écouter quelques années plus tard certains des membres de la famille Ripolles, qu’elle ne s’est jamais terminée.
Comme une sorte de fraternité de ces vaincus dont Armand Gatti revendiquait d’être à leur côté. Un air de famille ou plutôt un habile tissage et un entremêlement des thèmes gattiens et des réflexions construites par cette famille de migrants espagnols, l’oncle devenu forain, le neveu OS chez Peugeot et sa femme Maruca femme de ménage dans les hôtels du même nom, el abuela Magdalena incarnation de la vie des humbles traversée par l’histoire du siècle, les enfants Maria-Teresa, Anna-Rosa, Vincentin. Une famille qui entend faire de l’oncle Salvador le centre de leur film [6] aux raisons de son expérience, de sa constance politique et de son être-présent au passé révolutionnaire.
« Les Espagnols, une famille, sont venus dans l’ancien réservoir d’eau – à deux pas de la prison – où nous sommes installés. Ils disent :
- Nous avons perdu la guerre. C’est une histoire que nous voudrions raconter.
Ils reviennent et ils disent : - Ce n’est pas vrai, nous n’avons pas perdu la guerre. La traduction était mauvaise. Il faut qu’on en trouve une autre…
Ils reviennent et ils disent : - Nous avons trouvé. C’est l’oncle Salvador qui va raconter. » [7]
À côté du sort qu’il faut réserver à cet événement majeur qu’est la Guerre d’Espagne, les autres thèmes gattiens sont donc là, au croisement de ceux des personnages : la lutte contre l’image « tombeau de tout ce qui voit » [8] et dépossession d’un langage propre à ceux qu’elle représente, la recherche et l’usage de mots qui permette de se penser, le travail sur la référentialité des mots, le langage comme combat, l’épistémologie empruntée à la physique quantique…
Aussi la place de l’arbre. L’oncle plante ses propres arbres fruitiers et nomme chacun d’eux du nom de l’un de ses camarades mort au combat ou exécuté par Franco. Gatti, dans son lieu de Résistance, parlait aux arbres. Mais il évoque aussi à plusieurs reprises l’alphabet oghamique, les lettres y ont un nom d’arbre. L’oncle plante ses propres arbres et crée un alphabet pour se dire. Autrement dit, et c’est essentiel, la conquête plébéienne d’une politique du temps et le réglage de la discordance des temps.
« On a tout perdu, on doit se mettre en position d’avoir tout gagné. Nous devons rentrer dans notre traduction de l’histoire, c’est ça qu’elle nous a montré notre guerre civile d’Espagne. » [9]
Mail de La Parole errante le 6 avril : « Armand Gatti est mort le 6 avril 2017, à l’hôpital Begin de Vincennes ». Je ne connaissais pas Gatti, juste aperçu au détour d’un couloir au premier étage de la maison du 9 rue François Debergue alors que je venais consulter des archives du tournage de Le lion, la cage et ses ailes, le grand cahier à la couverture noire et aux multicolores écritures où Gatti écrit « les espagnols cherchent une guerre et ils n’ont pas fini de l’habiter » ou « Je fais la révolution avec les arbres », les affiches réalisées avec les migrants que nous exposerons pour certaines à Montbéliard plus tard, exposition accompagnée d’une projection de L’oncle Salvador auquel quelque historien positiviste n’a rien compris et d’un colloque autour du traitement, parfois de l’arraisonnement, mémoriel de l’immigration. [10]
Ceci ne fut qu’un embrayeur, d’un devant Gatti à un avec Gatti, aux côtés d’autres qui aussi aident à penser et faire. Au moment où le mot radicalité nous a été confisqué et pris en otage [11], Armand Gatti nous aide, pour reprendre les mots de Rancière, à penser la politique contre la police, radicalement.
« ...éviter les rencontres polies et s’aborder les armes à la main, les armes idéologiques surtout ! » [12]
Le 1er mai 2017
Noël BARBE
Institut interdisciplinaire
d’anthropologie du contemporain