N°128

le dossier à la recherche de l’étranger perdu

Racines sociales et conséquences sociales du discours anti-immigrés

l’exemple du discours islamophobe

par Fabio PEROCCO

Depuis au moins vingt ans, le discours public assène une image des immigrés comme étant une menace globale, un danger sans précédent pour les pays d’accueil et leurs autochtones, qu’il s’agisse du travail, du logement, de la réussite scolaire, du welfare, de la qualité de vie des quartiers, de la santé publique, de la sécurité individuelle et nationale, des communautés locales, du patrimoine génétique, de la culture, de l’identité, des valeurs, de la civilisation occidentale. Le discours public sur l’immigration ne se limite pas à la représentation et à la production de symboles : il est fortement lié – quoique ce lien soit camouflé et mystifié – à l’infériorisation et à l’exploitation d’un segment de la force de travail qui, dans le cadre des stratifications actuelles du marché mondial du travail issues de sa division internationale, est le plus écrasé de tous.
Le discours public sur l’immigration est un phénomène à la fois unitaire et pluriel. Il se compose d’une multiplicité croissante de discours selon les contextes nationaux, le moment historique, les thèmes, les nationalités ; il renferme une gamme de plus en plus vaste et emmêlée d’ « objets », qui vont, par exemple, des discours sur les « secondes générations » aux réfugiés, du rapport entre les cultures aux sans-papiers. Pour bien rendre compte de ces enchevêtrements, il est nécessaire d’approfondir chacun des aspects spécifiques, mais il est tout aussi indispensable d’en cueillir le caractère unitaire pour garder une vision d’ensemble et ne pas perdre de vue les retombées générales des différents moments sur la totalité des immigrés, sur la classe-qui-vit-du-travail (aussi bien d’origine étrangère qu’autochtone), sur la société. C’est dans cette perspective d’analyse que je me concentre sur deux questions importantes qui se mêlent : le discours sur l’immigration musulmane et, en second lieu, le discours néo-assimilationniste.

L'ancien maire devant 1500 fiches de vaccinations de réfugiés déposées à la mairie de Cognin-les-Gorges.
L’ancien maire devant 1500 fiches de vaccinations de réfugiés déposées à la mairie de Cognin-les-Gorges.
Benjamin Vanderlick

Racines et conséquences sociales du discours islamophobe

Depuis plusieurs années, le discours public sur l’immigration finit très souvent par coïncider avec le discours sur les immigrés musulmans et se caractérise systématiquement par une forte stigmatisation. Sans entrer dans les arguments récurrents du discours islamophobe [1]. – qui, on le sait, représente cette population comme un totum revolutum, comme un danger tant pour la laïcité que pour l’identité religieuse de l’Europe, tant pour la modernité que pour la tradition, tant pour les États nationaux que pour les communautés locales –, je me penche ici sur ses racines et ses conséquences sociales.
Pour bien comprendre sur quel terreau prospère l’islamophobie, nous devons partir d’un fait établi, qui est souvent oublié ou sous-évalué, malgré son importance à mon avis fondamentale. Les immigrés et les citoyens provenant de pays à majorité musulmane sont la population extra-européenne qui a gagné l’Europe contemporaine pour y travailler en premier et en plus grand nombre. Au fil des décennies, cette population s’est profondément et intensément stabilisée et enracinée dans la société jusqu’à devenir une composante structurelle et un facteur de transformation des pays d’accueil. Avec le temps, elle a noué des liens au travail, tissé des relations avec le territoire et les populations locales, elle a acquis des droits et une plus grande présence publique. Ce fort enracinement social l’a rendue moins docile et moins disponible, plus coriace et résistante, et il a augmenté sa valeur et son coût social. Les nouvelles générations issues de cette immigration, qui sont nées et ont grandi en Europe, ont bien fait comprendre qu’elles n’acceptent pas d’être traitées en citoyens de seconde zone.
Cette population représente le noyau le mieux organisé parmi les immigrés et les citoyens ayant un passé migratoire. Elle a défié à plusieurs reprises le patronat, les États et l’opinion publique sur les questions du racisme et des discriminations, de la reconnaissance des droits, du néocolonialisme ; elle a contesté les conditions de travail et de vie réservées aux immigrés et refusé aussi bien l’assimilationnisme que la ségrégation. Dès le début des années soixante-dix, elle a participé au mouvement des travailleurs et aux luttes syndicales sur les questions du travail et des conditions sociales de la classe ouvrière. Cette adhésion s’est concrétisée non seulement au travail par une participation aux grèves et aux luttes, mais aussi sur les places publiques, où cette population a soutenu les mouvements anticoloniaux de ses pays de naissance et demandé la reconnaissance et le respect de ses origines [2].
Bref, exactement le contraire de ce qu’auraient souhaité le patronat et les chancelleries européennes, qui aspiraient à une main d’œuvre provisoire, précaire, ayant peu de droits, docile et soumise ; tout le contraire, en particulier, des politiques migratoires et du travail de ces quinze dernières années, qui exigent des immigrés temporaires, peu insérés, à bon marché, sélectionnés, isolés, de nouveaux Gastarbeiter pouvant être utilisés au coup par coup (si possible au noir) pour satisfaire les besoins immédiats et particuliers du système économique et productif.
C’est entre autre pour ces raisons qu’un ensemble de politiques, de pratiques et de discours extrêmement hostiles s’est développé en Europe à partir des années quatre-vingt, pour aboutir, dans les années 2000, à un véritable système de l’islamophobie anti-immigrés, ayant à son tour évolué en racisme anti-musulman. Formé d’une multitude d’acteurs (organisations et associations anti-islamiques, « écrivains », médias, partis politiques, mouvements de la droite radicale, États, administrations locales), de politiques (migratoires, sociales, culturelles, identitaires, sécuritaires), de pratiques (discriminations institutionnelles et quotidiennes, violences) et de thèmes (l’ « invasion islamique », l’ « irréductible diversité »), le système de l’islamophobie anti-immigrés a visé à repousser et à soumettre de nouveau cette population en la figeant en une minorité religieuse ghettoïsée. Et le discours islamophobe joue un rôle fondamental au sein de ce système, tel un réservoir idéologique inépuisable qui ouvre la voie aux politiques et aux pratiques discriminatoires et en légitime l’issue et le résultat.

Inégalités sociales et islamophobie

Bien que la condition sociale et la position de classe de cette population soit aujourd’hui en Europe plutôt hétérogène et différenciée, sous l’effet de l’interaction, de l’accumulation et de la transmission des inégalités sociales, la plupart de ses membres appartient à la fraction la plus basse, la plus précaire et pauvre de la classe ouvrière des pays européens. Le taux de chômage et de sous-emploi de cette population est plus élevé qu’en ce qui concerne la population majoritaire (et d’autres populations d’origine étrangère), elle connaît une plus forte concentration dans les segments les plus bas du marché du travail, ainsi que dans les zones urbaines défavorisées et les logements de mauvaise qualité, son niveau d’instruction est en moyenne plus faible, sa pauvreté plus diffuse [3]..
Le discours islamophobe joue dans cette situation un rôle très important et spécifique puisqu’il contribue à reléguer ce segment social, le plus écrasé de la classe ouvrière européenne, au rang de « minorité religieuse rétrograde », en faisant passer la culture et la religion musulmanes pour responsables directes de cette condition sociale et les immigrés musulmans pour victimes de leur propre culture et de leur propre religion.
En même temps, cette population représente aussi un segment spécifique du prolétariat européen d’origine étrangère ; elle est doublement pénalisée, en tant que population immigrée (ou d’origine étrangère) et en tant que musulmane. Elle vit dans toute l’Europe – quoique avec des nuances différentes – une condition de disparité sociale issue de politiques publiques, de mécanismes du marché du travail, de discours publics et de pratiques sociales qui la pénalisent en raison de sa position de classe (travailleurs immigrés), de son appartenance religieuse et du fait qu’elle provient de nations et de populations historiquement dominées. La xénophobie, l’arabophobie et l’islamophobie participent conjointement au processus de formation de cette inégalité structurelle et combinée, ainsi qu’à consolider la condition d’écrasement et de privation de ce segment social.
Je parle d’ « inégalité structurelle et combinée » puisque nous sommes face à une véritable combinaison d’inégalités, qui voit l’interaction des différentes dimensions de l’inégalité sociale (inégalité au travail, économique, du logement, sanitaire, scolaire) se mêler à l’interaction de différentes formes de racisme (xénophobie, arabophobie, islamophobie). Cette double interaction constitue le noyau central du processus de formation et d’accumulation d’inégalités qui touche structurellement cette population et en fait un segment social démuni « racialisé », voire, de façon de plus en plus significative ces dernières années, une composante stable de l’armée industrielle de réserve d’origine étrangère. Or, parmi les différentes formes de racisme qui interagissent, l’islamophobie occupe la place d’honneur : pilier du racisme européen [4]., elle représente l’élément prépondérant du processus de reproduction de ce segment social. Et au sein de l’islamophobie, je le répète, le discours islamophobe joue un rôle fondamental pour ce qui est de justifier et de figer la situation d’inégalité.
La légitimation passe par la racialisation de cette population [5]., celle-ci faisant l’objet d’un processus social qui, par la superposition des facteurs culture, religion et « race », par la racialisation de la dimension religieuse et la naturalisation de la culture musulmane, la définit comme une « race » ou une « quasi-race », la « race musulmane ». Ce processus, qui représente cette population extrêmement hétérogène comme un unicum uniforme et monolithique, a créé une « exception musulmane » dont le discours public se sert pour normaliser la présence d’une underclass « racialisée » de par son appartenance religieuse, d’un segment de la classe laborieuse considéré comme une minorité religieuse ségréguée au sein même de la classe laborieuse. En naturalisant les inégalités, en les attribuant à la nature de la culture islamique, le discours islamophobe érige la « question islam » en problème des problèmes englobant tous les malaises sociaux et provoqué par la culture des autres ; ce qui implique l’islamisation de la condition de classe de ces travailleurs, de cette population, quels que soient ses rapports avec la culture et la religion musulmanes.
Ce processus a, je le répète, de profondes racines et raisons sociales, qui font historiquement partie du système des rapports sociaux de production, de classe, de pouvoir entre les nations européennes et les nations de tradition islamique. En tant que forme de racisme, l’islamophobie est à la fois un rapport social matériel d’exploitation et de domination et l’idéologie qui légitime ce rapport ; c’est pourquoi, à cet égard, le domaine des rapports sociaux et celui des représentations se mélangent.

Cependant, tout comme les campagnes contre les sans-papiers et les Roms, l’inlassable campagne contre les immigrés musulmans a eu des conséquences importantes aussi sur le reste des populations immigrées ou d’origine étrangère, sur lesquelles planent l’ombre de la méfiance et la menace de répression. Elle a fini par frapper aussi bien les immigrés, en les séparant les uns des autres, que le monde du travail, en forçant sa division selon des lignes de partage nationales, religieuses, « ethniques » ; elle s’est abattue sur l’ensemble de l’immigration et lui a attribué la responsabilité pour des mesures restrictives et répressives qui touchent toute la population européenne, alors que ces mesures dérivent de processus qui ne sont liés ni à l’immigration ni, en général, au travail salarié.
Dans ce sens le discours islamophobe fait partie intégrante d’un ensemble différencié et hiérarchisé de discours et de représentations publiques de l’immigration où se logent plusieurs leitmotivs et stéréotypes qui, tout en étant différents, ont pour dénominateur commun l’infériorisation et la stigmatisation : le réfugié profiteur, le Marocain dealer, l’Africain fainéant, la seconde génération déviante, l’élève étranger qui dérange en classe. Les musulmans et les Roms se trouvent au fin fond de cette ignoble panoplie de stigmates raciaux, mais cette différenciation des images publiques des immigrés, ce régime racialisé de représentation de la société, fait partie intégrante de l’exploitation différentielle des travailleurs immigrés et de la classe-qui-vit-du-travail.

La montée du néo-assimilationnisme clivant

Si paradoxal que cela puisse paraître, parmi toutes les facettes du discours public sur l’immigration, le discours néo-assimilationniste est le plus étroitement lié à l’islamophobie. Dans les années deux mille, l’Europe a connu un retour à grande échelle de l’assimilationnisme visant une pression maximale à un maximum d’adaptation sociale de la part des immigrés aux conditions auxquelles ils sont astreints. Intellectuels, faiseurs d’opinion, médias, partis et chefs de gouvernement ont souligné dans tous les pays et à toutes les sauces la suprématie de l’identité nationale et le devoir des immigrés – qu’ils qualifient d’ « hôtes » – de se conformer aux valeurs établies par les États nationaux, sous peine de leur isolement et de la décadence des sociétés européennes ; et ce, non sans leur imposer une assimilation à la culture du pays d’accueil, étant donné que la leur est inférieure (message parfois implicite) et qu’elle gêne l’intégration (message toujours explicite).
Dans le sillage des doctrines qui se sont développées aux États-Unis [6], le néo-assimilationnisme à l’européenne a refusé la présence sociale des populations immigrées, en les sommant de « rester à leur place » (c’est-à-dire dans une position d’infériorité sociale), de pratiquer l’auto-spoliation dans l’espoir d’une véritable intégration qui, en réalité, devient inaccessible [7]. En pleine pandémie de l’identité nationale et dans le déclin du multiculturalisme, le discours néo-assimilationniste s’est concrétisé en une politique assimilationniste sans assimilation, faite essentiellement de propagande, de façade, qui impose une assimilation aux valeurs dominantes et une adaptation aux conditions établies par le pays d’accueil, sans pourtant envisager de véritable inclusion ni, qui plus est, de parité sociale ou de pleine égalité des droits. Ainsi le néo-assimilationnisme combine-t-il deux aspects apparemment contradictoires, tels que la pression vers l’assimilation culturelle et la marginalisation sociale.
En prônant une sélection rigoureuse des immigrés selon des critères d’ « homogénéité ethnique » et de proximité culturelle, d’utilité économique et d’avantages politiques, le néo-assimilationnisme a introduit bon nombre d’éléments identitaires dans les politiques migratoires et publiques de nombreux pays : les chartes des valeurs, les contrats d’intégration, les tests d’éducation civique, les tests de langue, et j’en passe, sont autant de dispositifs prévoyant la conformité aux valeurs des pays d’accueil comme un prérequis pour obtenir un permis de séjour et exercer ses droits sociaux, comme la condition sine qua non du droit de séjour et de l’inclusion. Dans ce cas aussi, ces dispositifs font partie du processus d’exploitation matérielle et d’infériorisation symbolique des populations immigrées, appelées à rentrer dans le rang, à se dissocier de leurs compatriotes, de leur famille, d’eux-mêmes, et à adopter les valeurs établies par les États nationaux comme seule et unique référence supérieure. Et ce sont les immigrés musulmans qui, une fois de plus, subissent cette pression de façon plus intense et urgente, justement parce qu’ils sont classés comme la composante la plus dangereuse et la plus difficile à dominer de toute l’immigration européenne.

Conclusion

J’en reviens à mon introduction pour souligner que les discours publics sur l’immigration ont de plus vastes conséquences que le simple aspect auquel ils font formellement référence. Le discours islamophobe a, par exemple, non seulement des retombées directes sur toutes les populations immigrées, mais aussi des retombées indirectes sur les populations autochtones, qui – sauf mise en œuvre de contre-mesures – s’intoxiquent de racisme et sont incitées à creuser un fossé insurmontable et totalement contre nature entre elles et les populations immigrées. La criminalisation des immigrés empêche et brise les relations et les nouvelles solidarités qui naissent dans les lieux de travail désormais entièrement multinationaux ou dans les lieux de plus en plus globaux du quotidien ; convaincus comme ils sont d’occuper une place privilégiée dans l’échelle sociale et de bénéficier d’un traitement de faveur de la part de l’État, les autochtones sont incités à tenir les immigrés « à bonne distance » et à les surveiller. Dans ce sens, le discours sur l’immigration – qui est de fait un discours raciste et de guerre contre les immigrés – concerne toute la classe laborieuse ; il interroge le travail et l’antiracisme, qui sont appelés à contre-attaquer point par point, mais aussi à garder uni ce que d’autres voudraient séparer, à souligner que l’immigration concerne le monde du travail tout entier, tant au nord qu’au sud du monde, et – au-delà des travailleurs – le destin prochain de l’humanité.

[1Lean Nathan, The Islamophobia Industry, Londres, Pluto Press, 2012

[2Gallissot René Ces migrants qui font le prolétariat. Paris, Méridiens Klincksieck, 1994 ; Le Cour Grandmaison Olivier (dir.), Le 17 octobre 1961, un crime d’État à Paris. Paris, La Dispute, 2001 ; Louati Yasser, L’Exception Française, « Islamophobia Studies Journal », 3, 1, 2015, pp. 89-105 ; Ouali Nouria, Islamophobia in Belgium, « Islamophobia Studies Journal », 2017, à paraître. Griotteray Alain, Les Immigrés, le choc. Paris, Plon, 1984, contre la Marche pour l’égalité et contre le racisme.

[3Cesari Jocelyne (ed.), The Oxford Handbook of European Islam. Oxford, Oxford University Press, 2014 ; Connor Phillip, Koenig Matthias, « Explaining the Muslim employment gap in Western Europe », Social Science Research, 49, 2015, pp. 191-201.

[4Basso Pietro, Le racisme européen. Paris, Syllepse, 2016.

[5Garner Steve, Selod Saher, The Racialization of Muslims, “Critical Sociology”, 41, 1, 2015, pp. 9-19 ; Halliday Fred, Islamophobia reconsidered, “Ethnic and Racial Studies”, 22, 5, 1999, pp. 892-902 ; Meer Nasar, Racialization and religion, “Ethnic and Racial Studies”, 36, 3, 2013, pp. 385-398, Selod Saher, Embrick David, Racialization and Muslims, « Sociology Compass », 7, 8, 2013, pp. 644-655 ; Selod Saher, Citinzenship Denied, « Critical Sociology », 41, 1, 2015, pp. 77-95.

[6Huntington Samuel, Who Are We ? New York, Simon & Schuster, 2004.

[7Dejà observé dans le passé par Sayad Abdelmalek, La double absence. Paris, Seuil, 1999