N°128

le dossier à la recherche de l’étranger perdu

L’accueil des migrants à l’épreuve des mutations idéologiques

par Abdelkader BELBAHRI

La question de l’accueil de l’autre a évolué de façon négative en France depuis une trentaine d’années. Les valeurs d’hospitalité et de solidarité ont décliné. La tendance générale consiste à expliquer cette transformation de l’image du migrant et du réfugié par les crispations et les peurs actuelles (montée de l’extrême-droite, chômage, terrorisme). Les causes ne seraient-elles pas à chercher plutôt dans l’évolution idéologique et culturelle très profonde de la société ? S’agit-il d’attitudes de réticences collectives conjoncturelles par rapport à l’accueil de l’autre, en situation d’exil, souvent forcé, ou assiste-t-on à des transformations structurelles des sociétés européennes et plus particulièrement de la France ?
Je propose une réflexion à partir du deuxième terme de ce questionnement, à savoir, qu’il s’agit de transformations profondes des hiérarchies idéologiques qui se sont manifestées à partir des années 80. L’attitude actuelle de la société, qui se traduit plutôt par le refus de l’autre, est un des symptômes d’une évolution réactionnaire dans l’opinion publique. Pourtant, il y a plus de 35 ans, notre pays a été exemplaire et n’a jamais eu à le regretter.
Imaginons l’image ! Les plus grands intellectuels humanistes du pays, de droite comme de gauche, unis pour lancer un appel à sauver les migrants menacés de naufrage en Méditerranée, et à les accueillir à bras ouverts en France ! Impensable aujourd’hui, et pourtant, ça s’est produit. C’était en 1979, et la crise des boat people d’Indochine dominait le « 20 heures » de nos télés, avec des images de familles entières dans des embarcations de fortune en mer de Chine, menacées par les pirates, les requins, les intempéries... Des Vietnamiens et des Cambodgiens fuyant le communisme et les persécutions ethniques, rackettés pour pouvoir partir, sans savoir où aller.

Vendredi soir chez Tyson, à la Guillotière, La petite Afrique, Lyon.
Vendredi soir chez Tyson, à la Guillotière, La petite Afrique, Lyon.
Benjamin Vanderlick

Les évolutions depuis cette période

La perception de l’immigration a considérablement évolué depuis une trentaine d’années. La véritable montée du thème de l’immigration comme thème électoral remonte au début des années 80. Cela pour deux causes. D’une part, il s’est produit une sédentarisation de l’immigration extra-européenne. D’autre part, il y a eu la Révolution iranienne de 1979 et septembre 2001. Rappelons la réaction du premier ministre Pierre Mauroy, face aux grèves dans l’industrie automobile en 1983, reprise par une partie de la gauche de gouvernement. Il avait déclaré qu’il s’agissait « d’une grève chiite sous l’influence des Ayatollahs ».
La réaction télévisuelle par rapport à cette crise a été surprenante : un certain recul critique des journalistes, en allant interroger les ouvriers eux-mêmes. Ceci même si le thème de l’immigration était déjà soulevé par le FN, notamment lors des élections de Dreux en 1983. A noter également que 1983 c’est « le tournant de la rigueur » sous le mandat de François Mitterrand. Dans cette période de la fin des années 70 et du début des années 80, la gauche de gouvernement avait un discours réaliste, « normal » si j’ose dire à propos des immigrés. Georgina Dufoix refusait d’employer le mot intégration parce qu’elle le trouvait trop normatif ; elle préférait parler d’insertion économique et sociale.
La victoire de la gauche, en mai 1981, avait, malgré tout, marqué une rupture dans l’attitude par rapport aux immigrés. Elle tentait de rompre avec la logique exclusivement économique qui considérait l’immigration uniquement comme un réservoir de main-d’œuvre. Rupture également avec la logique sécuritaire qui considérait tout étranger comme un délinquant en puissance. Les expulsions en cours avaient été suspendues. Plusieurs circulaires venaient assouplir les conditions du regroupement familial. L’aide au retour, instaurée par Lionel Stoléru, était supprimée : on ne parlait plus de renvoyer chez eux les travailleurs immigrés au chômage, on proclamait au contraire le droit de demeurer pour les immigrés installés en France. Parallèlement, une procédure de régularisation exceptionnelle était engagée qui aboutissait à la régularisation d’environ 130 000 personnes.
Pourquoi a-t-on commencé à traiter ce thème comme problème ? Progressivement, dans ces mêmes années 80, s’est constitué un consensus droite/gauche sur la notion d’intégration. Le nouveau traitement s’appliquait non seulement au niveau idéologique mais aussi par des pratiques policières et administratives brutales. Ce fut le début des arrestations, des rétentions administratives et de l’instauration de quotas.

L’aggravation de la situation depuis 2007

L’accélération de ce phénomène a eu lieu entre 2007 et 2012. Des actions brutales présentées à l’opinion comme positives étaient largement médiatisées : démantèlement des camps Rom et arrestations de parents sans papiers à la sortie des écoles. Des discours de légitimation de la brutalité se sont développés, dans l’indifférence générale. Parallèlement, il y a eu une externalisation des camps sur la rive sud de la Méditerranée. Traverser la mer, au risque de sa vie, paraissait comme la seule solution pour les migrants et les réfugiés. Au cours des vingt dernières années, presque 30000 personnes ont péri aux portes de l’Europe dont 3500 en 2014.
Ce long processus de radicalisation de la violence, à la fois idéologique et pratique, a abouti à la mise en avant de l’immigration comme un problème de société et à la légitimation des discours et des actes brutaux à l’égard de l’étranger. Cela a contribué à désigner l’étranger comme l’ennemi intérieur.

Le ministère de l’Identité Nationale

Comme le montre Jérôme Valluy, le grand tournant idéologique fut la création d’un Ministère de l’Identité Nationale et de l’Immigration. La création de ce ministère, en 2007, a fait franchir à la France un seuil symbolique dans la transformation de sa culture politique. « L’événement puise cependant ses racines dans une histoire déjà longue : celle du fait colonial et de la relation à l’indigène, des effets politiques de la décolonisation sur la métropole, de la genèse des politiques anti-migratoires, du retournement des politiques du droit d’asile contre les exilés, des recompositions du champ politique et des consensus construits au sein des élites... » Au cours de cette histoire, se forme une xénophobie de gouvernement exprimée par les actes et discours d’autorités publiques qui désignent l’étranger comme un problème, un risque ou une menace et activent ainsi d’autres formes de xénophobie. « Le nationalisme d’État incarné par le nouveau ministère apparaît comme un résultat de cette histoire au long cours [1] ».

Le sort des réfugiés

Le même auteur montre que le taux d’accueil des réfugiés décroît de façon drastique : taux d’accueil de 80% dans les années 70 et taux de rejet de 80% dans les années 80. Ce processus se poursuit aujourd’hui vis-à-vis des réfugiés syriens. Il autorise des démarches idéologiques comme par exemple la déchéance de la nationalité. Cela consiste à désigner l’ennemi, l’allogène qui viendrait perturber un certain ordre social.
« Cela s’articule avec la thématique de l’identité nationale qui ressurgit dans un contexte où se profilent les interrogations quant à la tentation entre État-nation/citoyenneté européenne (Cf. Ulrich Beck). On insiste donc sur la notion de « crise des migrants » qui a pour effet d’occulter, de refouler la question éthique de l’accueil des réfugiés en accord avec la convention de Genève de 1951 ».
Comment passe-t-on en moins de trente ans, en Europe, de la situation où les exilés (sud-américains, asiatiques) étaient perçus comme des victimes, objets de compassion, à celle de coupables à chasser et à enfermer dans des camps ? Pourquoi la dynamique de l’octroi du statut de réfugié des années 70 se transforme-t-elle, quelques années plus tard, en dynamique du rejet au détriment du plus grand nombre ?
Lorsque l’on relit, en 2006, l’histoire des exilés, d’abord Chiliens puis Vietnamiens, Cambodgiens et Laotiens durant les années 70, on est frappé par l’absence de doutes exprimés à l’époque quant à leurs motifs de départ. Trente ans après, dans tous les pays occidentaux et notamment en Europe, la situation est inversée : celui qui demande l’asile aujourd’hui est à peine écouté et son récit de vie, dans la plupart des cas, n’est pas cru, quels que soient sa nationalité et l’état du pays qu’il a quitté.
L’explication de ce bouleversement est à trouver dans un processus historique, une spirale du rejet, qui s’amorce dès les années 70 avec l’augmentation des taux de rejet des demandes d’asile. Ce mouvement érode en profondeur la crédibilité des exilés et prépare les discours politiques des années 80 de stigmatisation des faux réfugiés, dans un contexte de flambée des nationalismes xénophobes. Cette double dynamique pèse sur les institutions de l’asile et entraîne, à partir des années 90, une radicalisation des rhétoriques du rejet qui façonnent les mentalités et accentuent encore l’élévation des taux de rejet [2]. Cette xénophobie de gouvernement va au-delà de l’extrême-droite et travaille d’autres horizons culturels et politiques pour se répandre insidieusement dans l’espace public et finir par transformer les transgressions en normes. S’ils ont donné lieu à un simple débat franco-français sur les dérives inhérentes à l’islamisme, les attentats en France n’échappent pas à cette dérive.

Captation des idées de gauche par l’extrême-droite

De son côté, Olivier Roy montre qu’à l’issue de cette période, la gauche a perdu le monopole de la définition de la culture moderne (le progrès, l’égalité, le multiculturalisme, la laïcité). Grâce à l’apport du Grece [3] (Alain de Benoît), l’extrême droite a réussi à s’emparer du champ culturel en développant un modèle idéologique en phase avec les évolutions sociales. Autrement dit renoncer aux idées fascistes et pétainistes [4]. La partie soft de l’extrême-droite est passée ainsi d’un racialisme biologique à un différentialisme culturel fondé sur l’anthropologie moderne (exploitation du thème du relativisme culturel) : les cultures sont égales en dignité mais constituent des ensembles séparés, cohérents et logiques, l’assimilation serait donc impossible. Elle a entériné la révolution des mœurs issue des années 60 (féminisme, homosexualité, familles recomposées, etc.)
Elle se présente enfin en championne de la laïcité. Celle-ci est réintégrée dans le culturalisme identitaire, c’est-à-dire le refus de toute altérité dans l’espace public et en particulier de l’islam exprimé par la notion de communautarisme. Ce qui, selon la loi de 1905 n’était que le principe de séparation des églises et de l’État, est aujourd’hui défini aussi bien par la gauche que par la droite de gouvernement comme une idéologie (les « valeurs laïques ») et comme une culture qui rejetterait la religion dans la seule sphère du privé.
Cette matrice idéologique fondée sur l’identité et le culturalisme est aujourd’hui largement dominante, même dans une partie de la gauche. La fixation sur l’Islam a entériné cette définition de la culture en termes de « choc des civilisations » : toute culture est fondée sur une religion dont elle n’est qu’une forme laïcisée. On peut être athée et chrétien parce que la France aurait des racines chrétiennes, ce qui n’est pas le cas des musulmans. Être musulman aujourd’hui c’est comme être juif dans les années 30 : à la fois un peuple autre, une race et une religion greffée (par accident ?) à la culture européenne et chrétienne. Il suffit de se rappeler cet échange dans un débat télévisé entre Mélenchon et Le Pen à propos des crèches dans le hall des mairies.
En fin de compte, il est important de souligner que, jusqu’au début des années 80, la condition d’immigré était encore articulée à celle des ouvriers, des ouvriers spécialisés, les fameux O.S. Et qui se souvient encore du slogan « Français-immigrés, même combat » ? A cette époque, il n’y avait pas beaucoup moins d’immigrés qu’aujourd’hui. Mais comme le dit Jacques Rancière, ceux-ci portaient un autre nom : ils s’appelaient travailleurs immigrés ou, tout simplement ouvriers.
« L’immigré d’aujourd’hui, dit-il, c’est d’abord un ouvrier qui a perdu son second nom, qui a perdu la forme politique de son identité et de son altérité, la forme d’une subjectivation politique du compte des incomptés. Il ne lui reste alors qu’une identité sociologique, laquelle bascule alors dans la nudité anthropologique d’une race et d’une peau différentes ». [5]

[1Valluy Jérôme, Rejet des exilés. Le grand retournement. Paris, Terra, 2009.

[2Ibidem

[3Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne, fondé en 1969 par des militants issus de la « Nouvelle Droite ».

[4Roy Olivier, « Pourquoi le Front National est-il moderne ?
Parce qu’il a compris Gramsci » . Revue des Deux Mondes, 2014.

[5Rancière Jacques, La Mésentente. Paris, Galilée, 1995, p. 161