N°128

éditorial

par Abdellatif CHAOUITE

Les différents font poussière des ostracismes et des racismes et de leurs monogonies. Dans la relation, ce qui relie est d’abord cette suite des rapports entre les différences, à la rencontre les unes des autres.
Édouard Glissant
Philosophie de la Relation

L’histoire nous apprend que l’inimaginable peut toujours se produire, dans les conditions propices – par exemple sous la botte nazie. Autre chose cependant est que l’inimaginable devienne imaginable, c’est-à-dire voulu, souhaité, choisi, appelé, voire élu. L’inimaginable dans une démocratie c’est qu’elle devienne auto-immune, qu’elle synthétise des anti-corps qui la menacent elle-même et de l’intérieur d’elle-même.

Poste frontière Mont Cenis.
Poste frontière Mont Cenis.

Par les temps qui courent, dits de « dépression », de « fatigue démocratique », de « crise », c’est sans doute cette menace qui doit nous hanter dorénavant. Comment donc, comment une démocratie qui s’est frottée et durement à l’histoire peut-elle se laisser gagner par la dépression au point de céder et avec ampleur aux clairons de la xénophobie ? 10 millions de voix porteuses de cette dérive aux élections présidentielles ! Ce n’est pas un épiphénomène et c’est bien plus qu’une alerte. En mal de modèles pour affronter les enjeux de leur époque, les discours xénophobes excellent à désigner en la figure de l’étranger le prêt-à-porter de toutes les désespérances. Ils témoignent historiquement d’une forte corrélation entre périodes d’incertitudes et instrumentalisations diverses des étrangers et supposés tels. La fin du XIXe siècle eut ses « Barbares », l’entre-deux-guerres ses « Métèques », et l’après-Trente glorieuses son « problème des immigrés ». Aujourd’hui, c’est la « crise des migrants », formule dont on voudrait bien sûr nous faire entendre que ceux-ci sont la cause de cette crise plutôt que l’objet.

Plus spécifiquement, les discours de l’extrême-droite désignent aujourd’hui deux types d’« étrangers » comme cause de la crise : les migrants et l’Europe, deux intrus élus par eux à l’exit. Lors même que ces étrangers-là sont les curseurs tangibles et les symboles vivants de la mise en rhizome du monde, et appellent plutôt les imaginaires à réinventer d’autres politiques de la Relation. Il est cependant une intelligence sociétale qui, historiquement (pendant la Commune de Paris, pendant l’affaire Dreyfus ou pendant la résistance contre le nazisme par exemple), s’est toujours dressée face aux discours haineux contre les « étrangers ». Elle aspire aujourd’hui à un autre monde, ouvert et solidaire, non gouverné par la peur ou la haine de l’autre ni par un ordre distinctif et hiérarchisant les différences, mais par « une perception de ce que peut être le territoire possible » (P. Chamoiseau), là où il est donc possible de vivre les uns avec les autres. De nos jours encore, une partie importante de la société civile se mobilise dans ce sens, pour un accueil, de fait et de droit, et une solidarité avec les migrants. Le collectif Sursaut citoyen-La preuve par nous vient d’en dresser par exemple une cartographie inédite d’initiatives. Et, signe également de cette intelligence et vivacité sociétale, elle intègre aujourd’hui toutes les ressources créatives de la Culture et dans tous ses champs (littérature, musique, théâtre, photographie, BD, etc.).

Dans ce numéro d’Écarts d’identité, nous mettons en perspective certaines « grammaires » qui construisent les représentations et les discours sur les « migrants ». « Grammaire » veut dire règles, fonctions et formes en tant qu’éléments d’une construction. Comprendre le phénomène des « migrants » qui est sans doute moins une « crise » qu’un élément de la mondialité en construction, c’est d’abord comprendre ces « grammaires » qui affolent bien souvent encore les imaginaires. Et c’est ensuite prendre sa part de responsabilité dans la mise en connexion réelle et non seulement virtuelle du monde.

Les « migrants » ne sont pas un mal qui arrive au monde mais le monde tel qu’il est en mal de sa cohésion comme de sa cohérence, le monde à la recherche de lui-même comme monde. La « crise des migrants », comme les différentes « crises économiques » qui se succèdent ces dernières années et les « crises sociales », « culturelles » et « identitaires » qui les chevauchent sont autant des crises, au sens de moments de bilans qu’il faut savoir faire et assumer dans le cadre de la mutation anthropologique en cours, que des grammaires brandissant le spectre de l’« étranger » pour s’en dédouaner. Cet étranger-là, paradigme du bouc-émissaire, est aujourd’hui perdu, sauf dans les discours mensongers, enracinés toujours dans un mal nommer qui ne fait qu’« ajouter au malheur du monde ». L’étranger concret, celui qui habite le monde, n’est en rien un objet d’exit d’un décor en trompe-l’œil (mais qui se dit authentique, pur, exclusif, etc.) mais bel et bien un acteur principal du théâtre de la mondialité que devient notre monde : le « territoire possible » pour tous.

Abdellatif Chaouite


Benjamin Vanderlick,
Photographe et ethnologue, né en 1979.
Sa réflexion est orientée largement vers les problématiques migratoires, patrimoniales et les enjeux mémoriels relatifs aux migrations, au monde du travail, aux territoires. Ses travaux photographiques constituent souvent des contributions visuelles et un prolongement à ses préocupations ethnologiques.
Après quinze années de vie et de travail en Rhône-Alpes, il est aujourd’hui installé dans le Finistère.


Siège :
ADATE,
5 place Sainte Claire,
38000 Grenoble

Siege de la rédaction :
Maison des Passages
44, rue Saint Georges
69005 Lyon
Courriel : redaction chez ecarts-identite.org
Site : www.ecarts-identite.org

Directeurs de publication
Jean Marc Gamba
Dominique Raphel
Bruno Guichard

Rédacteur en chef :
Abdellatif Chaouite

Comité de Rédaction :
Jacques Barou
Philippe Hanus
Dominique Raphel
Djaouida Sehili
Patrick Rozenblatt
Bruno Guichard
Marcel Beauvoir
Frédéric Abécassis
Abdelkader Belbahri
Catherine Gauthier
Olivier Chavanon
Michel Wilson
Farid Righi
Salah Oudahar
Abdellatif Chaouite
Parrainage :
Patrick Chamoiseau

Photographies :
© Benjamin Vanderlick

Conception graphique :
Atelier Grève-Viallon

Impression :
Imprimerie Daniel Faurite