N°128

Culture

entretien avec Patrick CHAMOISEAU

En pleine campagnes électorales, présidentielle et législative, Patrick Chamoiseau fait entendre sa voix, sa révolte contre les dégâts infinis et multiples du néo libéralisme car « la paix financière et capitaliste n’est pas la paix » ; Il pousse un CRI salutaire sur le sort révoltant fait aux migrants sur l’ensemble de la Terre.
Livre-manifeste, livre-pamphlet, livre de la bataille incessante pour le respect de la dignité humaine attaquée chaque jour et de plus en plus violemment. Frères Migrants est l’expression d’une poétique de la Résistance, il est édité par les éditions du Seuil. Patrick Chamoiseau nous a accordé un entretien.

Disons-le d’emblée, il y a dans Frères migrants une nouvelle poétique qui prend le contre-pied des discours sur la « crise des migrants ». Elle se dit ainsi : « voici ce qu’il te faut considérer : ils refoulent les migrants car les migrants ne leur laissent pas le monde. Les migrants le leur reprennent ».
On entend là résonner au-delà des pas des migrants et au-delà des murs » qui souhaitent les arrêter un nouveau monde ou une « nouvelle région du monde » comme disait Glissant : un monde mondialisé au-delà de sa globalisation et de son marché. C’est un bouleversement dans l’histoire et dans l’anthropologie que nos politiques actuelles ne semblent pas réaliser ni assumer, elles continuent à penser le monde avec des outils d’hier...

Patrick Chamoiseau : Oui je le pense profondément. Au-delà des causes immédiates (guerres, persécutions, troubles environnementaux, misères et précarités extrêmes liés au néo-libéralisme) il y a l’imaginaire que nous avons du monde. Chaque migrant en a un, le monde l’habite d’une manière ou d’une autre. Du coup, la vieille notion de « territoire national », et plus encore celle de « frontières », cèdent sous une perception plus large de ce que peut être le territoire possible, le territoire vital. Sans cette nouvelle dimension de l’imaginaire, la plupart de ces migrants seraient restés mourir là où ils étaient, dans une zone de campagne un peu plus calme. On a vu au Japon des gens qui ne veulent pas quitter les zones irradiées car ces zones concentrent tous les horizons de leur vie, tous les horizons de leur imaginaire. Nos migrants eux, par milliers, s’élancent sans craindre la mort ou les difficultés, vers un tourbillon d’images qui se trouve d’abord en eux-mêmes, ce tourbillon d’image c’est la mondialité, un sentiment habité monde, une extension mystérieuse de l’esprit sur la planète entière. Ce n’est plus ma langue, mon dieu, ma Patrie, mon clocher, mes ancêtres qui deviennent le support de la réalisation de soi et du rapport aux autres, c’est l’espace-monde qui maintenant brasse tout cela. La vieille partition des frontières et des Etats-nations ne peut pas résister à cela…

« Le paradigme du profit maximal » : voilà le symptôme, qui n’est pas lui nouveau, mais qui est devenu « immanent », s’immisçant partout, dans toutes les activités et dans toutes les têtes, sur lequel vous mettez le doigt pour expliquer les nouvelles misères de ce monde comme un asservissement au « tranchant des compétitivités ». Cette compétitivité est louée partout, dans le sport, la technologie, les résultats scolaires, les performances économiques, etc. Elle fait courir tout le monde, y compris ceux qu’on appelle les « migrants ». Cependant, beaucoup de ces derniers n’y ont pas droit ! Qu’est-ce donc que ce « paradigme » qui, non seulement ne l’est pas pour tout le monde, mais ne peut l’être sans détruire ce monde ?
P.C. : Les vieilles communautés humaines étaient soudées par le « don ». Le tissu des « dons » et des « contre-dons » constituait un lien social très fort, qui allait par la suite s’élargir dans les modalités de l’échange marchand. Mais au départ, le don est gratuit, généreux, lié sans doute à des questions de survie, de paix, de coopération, d’harmonie, de stratégie diverses, mais il est gratuit. L’apparition de la monnaie va changer la donne, elle va favoriser beaucoup de choses à commencer par l’explosion exponentielle de la compétitivité. Cela va réduire considérablement la dimension humaine de l’échange. La monnaie permettra d’accumuler, d’accumuler sans cesse, de s’enfermer dans sa propre accumulation, et de n’avoir plus comme finalité que l’accumulation elle-même. Le néo-libéralisme, extrême ou pas extrême, c’est cela, on le voit bien avec ces huit personnes qui dans le monde accumulent plus de richesse financière que la moitié de humanité toute entière ! Une démesure quasi psychique qui est chez ces personnes poussée à l’extrême, mais qui infecte notre vie quotidienne où le gratuit a quasiment disparu. C’est le profit qui règle les rapports entre peuples, Etats, individus. Il est partout, immanent, et il infecte tout. Il est indécent. Tous les métiers les plus nobles sont touchés par cette plaie, regardez autour de vous, cherchez la vieille générosité qui faisait les grands médecins, les grands avocats… elle a quasiment disparu. Mais ce qui est extraordinaire, c’est que le phénomène migratoire actuel, comme bien d’autres convulsions majeures, réveillent cette vieille générosité. Face aux migrants, les associations citoyennes ou les individus se montrent bien plus généreux que les Etats ou les grandes entreprises du CAC 40… Quand le deshumain atteint un extrême, l’humain revient en force…

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Dans le paradoxe qui s’est emparé du monde, à savoir l’évidence de sa « mondialité » et en même temps sa négation voire sa « dévastation », Il y a ce hiatus que vous appelez « il n’y a plus d’Ailleurs ». Dans cette éradication de l’Ailleurs surgit pourtant l’humanité telle qu’elle est, ou peut-être telle qu’elle contient et depuis toujours ses propres ailleurs pourrait-on dire : ses diversités et les possibles multiples de leurs relations. Notre « mondialité »
est donc née mais s’intuitionne seulement en
quelque sorte dans ses mouvements enclenchés, sans arriver à construire une politique de sa relation ?

P.C. : C’est là que se situe une de nos difficultés. La mondialité est un fait de nos imaginaires contemporains. Le monde nous habite, nous en avons l’intuition. Et beaucoup, de nos pensées, de nos gestes et de nos créations l’habitent en retour, ou vont de plus en plus l’habiter. La différence n’est plus un absolu, c’est une émulsion de la rencontre. Mais la mondialité c’est aussi une construction qui nous incombe. Le vivre-ensemble dans le monde, le vivre sans frontières, le vivre sur le champ ou le chant poétique de l’humain, demande une organisation du monde, des régulations, des institutions, des politiques, des militances, des actions… Et c’est là que se trouve la « disruption » pour parler comme les publicitaires : il nous faut construire ce qui existe de fait, car dans le fait les forces contraires sont tout autant actives, et le progrès n’est pas une fatalité. La vivant ne « progresse » pas, le vivant tourbillonne dans les hasards, les beautés, les mutations et les nécessités.

À vous lire, on sent pourtant un grand optimisme ou disons une sorte de confiance dialectique comme si le chaos engendre forcément ses propres voies de dépassement. Une confiance qui est à relever cependant par une « tâche » dites-vous : « penser au monde qui vient, au monde que nous voulons, …, accompagner l’inévitable jonction de tous ces mondes en nous, …, migrer nous aussi, comme cela, dans les essaims d’images improvisées qui virevoltent comme des lumières en nous ! ». Migrer donc nous aussi et chacun selon ses lumières pour faire advenir le monde que nous voulons. C’est la tâche que s’assignent tellement d’acteurs des sociétés civiles partout dans le monde aujourd’hui, en élevant leurs voix par-ci, en désobéissant civilement par-là. Mais ils rament contre de puissants courants de la régression, dits « populistes ». Comment pensez-vous ces populismes qui font aussi jonction entre eux aujourd’hui ?
À quelles conditions « le chaos peut devenir fécond » comme vous l’écrivez ?

P.C. : Le chaos détruit les imaginaires qui ne le connaissent pas, ou qui ne peuvent pas le supporter. C’est pourquoi la plupart des imaginaires régressifs ne supportent pas la diversité, car la diversité, suscite des myriades de différences, d’écarts, de divergences, qui semblent chaotiques, infernales, sauf si l’on dispose… d’un imaginaire de la diversité ! La diversité augmente les possibles. La mise en relation des présences du monde, humaines ou non humaines, augmente les possibles. Et quand les possibles augmentent, c’est le signe qu’une formidable création est en marche. Cela veut dire qu’il y aura du nouveau, imprévisible, imprédictible, mais du nouveau quand même. C’est pourquoi, l’action aujourd’hui doit s’inscrire dans une poétique. L’on n’agit pas pour gagner. On agit pour ensemencer l’océan des possibles avec ce qu’il existe de plus rapproché de la beauté, ensuite il faudra s’attabler à l’autel de sa vie et tenter de voir ce qu’elle aura réussi à susciter. Si on ne voit rien, la vie aura quand même été belle, car nous aurons fait ce qu’il y avait de plus noble, de plus juste, de plus humain, de plus proche de la beauté, et que nous avons été en accord avec nous-mêmes. Le vivant ne connaît pas de défaite ou de victoire, il ne connaît même pas la mort, il ne connaît que du vivant.

La notion de « dignité » revient régulièrement dans votre texte. Comment cette exigence humaine est-elle devenue essentielle devant « la barbarie néo libérale » ?
P.C. : Quand la dignité n’est pas là, la haine, le vulgaire, le grossier, l’indécent surgissent avec violence. Cherchez une once de dignité chez Trump.

Votre livre se clôt sur une « déclaration des poètes ». Le poète espagnol Gabriel Celaya, dans une toute autre période historique, a écrit « la poésie est une arme du futur ». Il y affirme : « Nos chants ne peuvent être, sans péché, un ornement ». Quelle est la place singulière de l’art et des artistes sur le chemin difficile de la « mondialité » ?
P.C. : L’art n’est au service de rien, car la beauté n’est au service de rien. L’art n’a pas à résister, il n’a qu’à exister, c’est son existence même qui fragilise tout ce qui est contraire à la beauté, tout ce qui n’offre pas au devenir-ensemble l’oxygène radical de la beauté.