Quelles sont vos motivations pour construire ce projet….
Ghislaine : Dans le cadre de notre Master, nous avions à réaliser un projet sur une thématique de notre choix et nous sommes cinq étudiants (Trois en reprise d’études, une étudiante chinoise et une autre en cursus normal) à avoir eu l’envie de travailler sur la thématique de la migration. Et très vite nous avions eu l’idée d’allier cette thématique à la question du fleuve par rapport au mouvement et aux déplacements. La ville de Lyon étant historiquement fondée au croisement du Rhône et de la Saône, cela nous paraissait intéressant d’allier ces deux thématiques.
Damien : Personnellement, je suis en reprise d’études et j’ai déjà travaillé autour de la chanson, du théâtre, etc. en tant qu’animateur auprès d’enfants et de personnes âgées. La notion artistique a toujours été liée pour moi à la question de la transmission et à une forme d’accompagnement et de travail sur des questions fondamentales dans la vie de la société. Et là, en l’occurrence, les questions des migrations nous ont interpellés par leurs répercussions politiques. Et puis, dans notre Master, nous avons un séminaire dédié spécifiquement aux thématiques de l’immigration (animé par Fernanda Leité), lié au projet régional Traces notamment qui allie les deux dimensions scientifique et culturelle. Ceci dit, ce travail nous a permis également de découvrir un certain nombre d’associations avec lesquelles nous n’étions pas forcément familiarisés.

Comment vous avez procédé, vous êtes allés voir des associations, vous avez contacté des migrants ?
Ghislaine : Nous avons contacté des associations qui accompagnent des migrants, à savoir Singa, Forum Réfugiés et la CIMADE. Singa et Forum Réfugiés nous ont tout de suite accueillis et nous ont accompagnés dans notre recherche. Ce que l’on souhaitait, c’était rencontrer des personnes qui accepteraient d’être interviewées et recueillir leurs paroles comme matière première pour notre travail artistique.
Damien : Une des questions premières qui s’était posée à nous, c’était comment aborder ces personnes migrantes ou réfugiées. Cela soulevait beaucoup de questions : quelle légitimité on avait à les interpeller, pourquoi les embarquer dans notre projet, etc. On a eu une réflexion là-dessus et le thème des cinq sens est arrivé comme ça. Cela nous a semblé une sorte de thématique médiatrice qui permettait de toucher l’autre à travers des questions sur les odeurs, le parfum, les mémoires sensorielles, etc. Donc, nous cherchions des points de contacts qui ne passent pas forcément par les discours sur les migrations, mais plutôt toucher des points sensibles qui allaient permettre des passerelles avec des publics divers et des liens directs. Et dès qu’on a proposé ce thème, on a senti que certaines personnes avaient envie de participer. Donc, petit à petit ça s’est tissé et nous avions formulé un questionnaire sur lequel nous avions été aidés par l’association Microphone qui avait déjà travaillé sur ce genre d’interviews. Du coup, on a tissé comme ça une sorte de fil de voyage où on est arrivé à ce que les personnes parlent de leurs histoires à leurs manières.
Comment vous avez scénographié tout ça ?
Ghislaine : Le côté artistique était basé sur cette idée des cinq sens. On a imaginé un parcours artistique et sensoriel. A l’origine, nous souhaitions faire cela sur une péniche naviguant sur le fleuve, mais cela s’avérait trop compliqué à organiser auprès d’un public large. Du coup, nous avions choisi la péniche Loupika, amarrée à Confluence, ce qui était aussi tout un symbole par rapport au fleuve, et puis sa configuration avec un pont accueillant et une cale en grand espace pour organiser une balade.
Damien : On a donc transformé l’idée d’une balade fluviale en balade intérieure dans la péniche amarrée. Ensuite, c’était une manière de construire un rapport à l’intime en aménageant des espaces séparés par des penderies et à l’intérieur de l’un de ces espaces, il fallait encore écouter les entretiens avec les personnes à travers des casques. Donc, une forme d’intimité à travers le montage sonore. Cette construction s’est faite à partir des personnes que l’on avait rencontrées. Notamment Abdoulkader Fatou, originaire de Syrie et qui a été très précieux dans notre construction, car il avait déjà commencé à écrire le récit de son trajet et il a l’ambition de devenir parfumeur (il est étudiant en chimie à Lyon). Du coup, on a imaginé une présentation, un peu à l’américaine, sous la forme d’un Tdex, une présentation de soi-même, rendre son parcours à travers des images projetées, un récit et des parfums créés en direct pour accompagner des moments de ce récit. Du coup, il changeait de position : il était acteur et non seulement objet de son récit, il était dans la création. En plus, c’est assez rare, la création d’un parfum. Et c’était assez magique. Il était accompagné par des musiciens en direct, et une carte sur laquelle il dessinait au fur à mesure son voyage. Donc, c’est vraiment les gens qu’on a rencontrés qui nous ont donné des idées à partir de leurs manières de voir les choses. De même le personnage de Robin, il est originaire de la République démocratique du congo. On a créé avec lui le personnage d’une sorte de capitaine du navire qui accueillait les gens sur le pont, en déclamant des textes de Senghor entre autres. Donc, tout s’est tissé au fil des rencontres que nous avions faites et toujours en déclinant cette thématique des cinq sens.
Ghislaine : À partir de cet accueil, le public était plongé au fond du bateau en descendant un escalier un peu sombre pour se retrouver dans une pièce intime où ils avaient à la fois une projection des portraits des personnes qui ont été interviewées, réalisés par un photographe, et en même temps assis sur des coussins avec des casques pour écouter les paroles que l’on avait recueillies. Ensuite le public était invité à rejoindre un autre espace où il était accueilli par des musiciens et donc le parfumeur qui dessinait en même temps avec des matières symboliques son parcours sur une carte du monde, et avec au bout de sa prestation une sorte de parfum idéal qu’il souhaitait créer et qui s’appelle Espoir. Et, après donc, le public était accueilli dans un autre espace où il était invité à goûter des mets divers.
Comment cette approche culturelle contribue-t-elle à votre sens à une sensibilisation des publics et à la construction d’un débat autour de questions qui sont en l’occurrence des questions graves, avec en arrière fond, des trajectoires qui n’ont rien d’une balade et parfois des guerres ou des conditions de vie pénibles ?
Damien : Je crois que cela tient à la nature même de l’art et de la création. Ils contribuent à construire autrement le rapport à l’autre. On n’est plus sur des segmentations, des morcellements, de la géopolitique et des guerres, on est sur le territoire de l’humain. C’est cela qui est intéressant dans l’approche culturelle, c’est-à-dire que tout d’un coup, par les médias de l’art, il y a une sorte de dématérialisation des images que l’on a pu se forger sur l’autre, et tout d’un coup, dans cet espace mouvant qui interpelle différemment les sensibilités, on est dans une espèce de ballet qui brouille les repères. Cela permet de se réinterroger de manière sensible et un peu différente des manières classiques, militantes ou autres. Là, on est sur une forme hybride, artistique mais avec, au cœur, une vraie problématique, un vrai questionnement humain, mais qu’on va pouvoir partager ensemble. Et du coup, on l’a vécu dans cette expérience, on a vu des gens qui n’étaient pas forcément très sensibles à ces questions mais qui ont été emportés. Et puis symboliquement, sur le plan de l’espace, d’être dans ce quartier de la Confluence, qui est un quartier moderne et peut sembler loin de ces questions, rendre tout d’un coup présente dedans cette expérience, la rencontre était forte. Il y avait là quelque chose d’imprévisible.
Ghislaine : Le public qu’on a eu était très divers, multigénérationnel, multiculturel, de milieux sociaux différents. Et les retours qu’on a eu correspondaient tout à fait à notre démarche de départ. Et ce qu’on a vécu nous, c’est-à-dire aller à la rencontre des gens et créer avec eux un projet fort et une représentation publique, a été générateur de beaucoup de rencontres et d’échanges entre les migrants et les publics qui étaient là.
Damien : En fait, c’est comment on utilise la parole et le regard que l’on porte sur les migrants. Tout d’un coup ce traitement transforme les choses, par exemple l’enregistrement sonore, en faire une matière artistique, c’est une manière de recréer du récit. D’où l’importance du conteur au début. On est tout de suite dans un récit qui créait du commun. Tout le monde était intégré dedans. On était sur le « même bateau » justement et sur le même fleuve. Ça créait l’idée qu’on était tous embarqués dans une même histoire et on la racontait ensemble. On ne parlait pas des migrants, ils nous parlaient et leurs paroles étaient au cœur de ce qui était partagé.
On est matraqué en ce moment par un certain nombre de discours très régressifs sur ces questions : discours identitaires, sécuritaires, nationalistes, alarmistes, fondamentalistes, etc. Dans un contexte où, en même temps, une forme de mondialité est en marche dont fait partie la question des migrants. Comment à votre niveau, vous percevez cette contradiction ?
Ghislaine : Ce projet, c’est une manière de se battre justement contre les discours régressifs. Affirmer que nous sommes dans le même bateau !
Damien : Je pense que c’est aussi lié à l’idéologie libérale dominante, fondée sur l’éclatement, la division et l’adaptation du marché à chacun. Mais aussi, je pense, à cause de la disparition du collectif ces trente dernières années. Quand on regarde de près, on a l’impression que les migrants aujourd’hui arrivent dans un espace public qui n’est déjà plus habité par les gens d’ici ! C’est ce qui rend les rencontres difficiles. C’est comme si c’était une sorte de retour de bâton. Il y a à la fois une violence sourde là-dedans et comme une forme de démission, dont profitent les discours qui souhaitent un retour à une sorte de fermeté et d’intransigeance avec l’autre. C’est grave, mais, pour moi, au fond, c’est la question du collectif, comment faire collectif ensemble. Si on ne peut plus faire collectif, on ne pourra pas non plus accueillir. Ceci dit, il y quand même en parallèle une réelle résistance à cette régression. Il y a des luttes. On sent que c’est la fin d’un vieux monde, mais, ça bouge. Il y a aussi une conscience plus planétaire, interconnectée, etc. C’est important.
Et du côté des personnes migrantes avec lesquelles vous avez travaillé, quels retours ?
Ghislaine : Importants. Je prends l’exemple de la photographe qui a accompagné le projet et qui est elle-même réfugiée. Elle avait en fait abandonné la photo dans sa trajectoire, mais elle a eu envie de reprendre à cette occasion. Abdoulkader, le parfumeur, c’est pareil, il était hésitant au début, et notamment à cause de ses examens, mais en fait, il les a réussis par la suite sans problème. Je crois que les rencontres réalisées l’ont boosté en quelque sorte, ça avait généré une grande énergie positive autour de lui. Et bien d’autres autour qui se sont montrés désireux de renouveler cette action ou d’y participer et de l’enrichir. Pour nous, c’était un beau cadeau ! Actuellement, on réfléchit à une prochaine édition avec plus de rencontres du côté des migrants comme du côté des publics. De même qu’on réfléchit à des suites qui pourraient prolonger autrement ces rencontres et entre autres avec aussi des débats avec chercheurs.