N°128

le dossier à la recherche de l’étranger perdu

La droite et l’extrême droite face à l’immigration

par Emmanuel TERRAY

En matière d’immigration, la politique du Front National et celle de la droite républicaine sont déterminées par plusieurs facteurs dont il faut essayer de mesurer l’importance relative. Le premier des facteurs est la xénophobie sous ses différentes formes, très sommairement on peut distinguer une xénophobie spontanée et une xénophobie réfléchie et assumée.

Xénophobie spontanée et xénophobie réfléchie

Gare routière de Lyon Part Dieu nouveau lieu de passage des migrants.
Gare routière de Lyon Part Dieu nouveau lieu de passage des migrants.
Benjamin Vanderlick

La xénophobie spontanée, c’est, comme nous l’apprend l’étymologie, la peur de l’autre. Pour moi l’autre est inconnu ; avec lui la communication est difficile ; il ne partage ni mes habitudes, ni mes codes, aussi son comportement est imprévisible ; il constitue dans mon environnement un foyer d’incertitude ; en sa présence je ne suis donc plus en sécurité, je dois « me tenir sur mes gardes » et « ne dormir que d’un œil » ; bref, l’autre est une menace diffuse, un danger d’autant plus redoutable qu’il est indéterminé.
Or l’autre apparaît à la limite de ma famille et de mon village. Constater qu’« il n’est pas d’ici », c’est poser qu’« il n’est pas comme nous » ; aussitôt le pareil est là et plus l’autre vient de loin, plus le péril est intense. Cette xénophobie spontanée est donc très largement répandue, au moins sous forme de réflexe, et je ne connais pas de société qui en soit exempte. Toutefois, en quelque sorte par définition, les sociétés civilisées s’efforcent de la combattre par l’éducation et, en règle générale, elles parviennent à la refouler, sinon à l’abolir. Mais précisément le refoulé n’est pas supprimé ; il demeure à l’état latent, prêt à resurgir au grand jour à la première occasion.
Quant à la xénophobie réfléchie, elle nous est présentée comme la conséquence logique de la notion d’ordre, dont on sait la place qu’elle tient dans la pensée de droite. Exalter l’ordre, c’est affirmer que le monde se compose de réalités distinctes et qui doivent demeurer telles. Tout ce qui tend à effacer les séparations, à brouiller les limites, à rendre les frontières poreuses est donc une atteinte portée à l’ordre ; tout cela répand le mélange et la confusion qui sont la définition même du désordre. En outre, chaque réalité occupe une place qui lui est propre et doit rester à cette place ; qui sort de sa place empiète nécessairement sur l’espace d’autrui, et cette irruption engendre tôt ou tard le trouble et le conflit.
Du coup pour la pensée de droite, l’immigration est de toute évidence un mal ; tout d’abord l’immigration entraîne à terme les mariages mixtes et le métissage, donc le mélange, synonyme du désordre. Par ailleurs, au sens le plus strict du terme, un immigré est quelqu’un qui a quitté son lieu d’origine pour s’établir ailleurs contrevenant au principe de chacun chez soi qui, pour la pensée de droite doit gouverner un monde bien ordonné. Le slogan « on est chez nous », que scande si volontiers le public des meetings du Front National, résume fort bien toutes ses aversions : « on est chez nous » signifie d’une part « nous sommes entre nous et nous voulons rester entre nous », d’autre part : « chez nous, nous sommes les maîtres et nul n’a le droit de se mêler de nos affaires ».

Deux attitudes différentes

La xénophobie, spontanée ou réfléchie, est le patrimoine commun de la droite et de l’extrême droite. Vis-à-vis de ce patrimoine, la droite et l’extrême droite adoptent cependant deux attitudes différentes.
L’extrême droite, pour sa part, assume la xénophobie et la revendique ; c’est tout juste si elle prend encore parfois la peine de la déguiser sous les oripeaux du patriotisme. Son but explicite est de légitimer la xénophobie et de l‘introduire, d’abord dans la Loi puis dans la politique de l’administration. A cet objectif correspond les deux mesures phares proposées par le Front National : l’inscription de la « préférence nationale » dans la constitution et « la réduction du solde migratoire » à dix mille personnes par an. Inscrire la « préférence nationale » dans la Constitution c’est rendre légale la discrimination dans tous les domaines de la vie sociale : le travail – embauche réservée par priorité aux nationaux – le logement – attribution également réservée par priorité aux nationaux – la santé – institution d’un délai de carence pendant lequel les étrangers cotiseront à la Sécurité Sociale sans avoir droit aux prestations – l’école – suppression de la gratuité pour les enfants de parents sans papiers, etc. L’aboutissement logique d’une telle politique, c’est l’établissement d’une société d’apartheid ; qu’est-ce en effet que l’apartheid sinon la coexistence sur un même sol de deux populations dont les droits sont inégaux ?
Quant à la réduction à dix mille personnes par an du solde migratoire, elle revient à diviser par vingt le solde actuel. Les principales composantes de celui-ci seront par ordre d‘importance décroissante, les mariages, les étudiants, le regroupement familial et le travail. Pour réduire le nombre des mariages et des regroupements familiaux, il faudra dénoncer – ou violer – la Convention européenne des Droits de l’homme qui protège la vie privée et familiale ; pour réduire le nombre des étudiants, il faudra sacrifier le rayonnement scientifique et culturel de la France à l’étranger : peu importe, puisqu’enfin nous serons entre nous !
De son côté la « droite républicaine » prône certes la xénophobie ambiante ; voudrait-elle s’en écarter qu’elle se heurterait aussitôt à la concurrence du Front National. Cependant, alors que celui-ci fait de la xénophobie l’unique facteur déterminant de sa politique d’immigration, la droite républicaine, elle, fait intervenir d’autres considérations qui viennent en contrebalancer les effets.
Quelles sont ces autres considérations ? D’abord le constat selon lequel la France est une économie ouverte au sein d’un capitalisme mondialisé. Une part importante de sa production est destinée à l’exportation ; une part non moins importante de sa dette est détenue par des créanciers étrangers ; les investissements étrangers jouent un rôle significatif dans la croissance. Bref, « l’immigration zéro » dont rêvent les adhérents du Front National est une illusion aussi ruineuse que la fermeture des frontières prônée par les mêmes. Par ailleurs, l’ouverture de notre territoire au travail étranger accroît de façon illimitée les effectifs de notre « armée de réserve industrielle » et exerce donc sur les salaires une pression à la baisse. Lorsque la réglementation permet une discrimination au détriment des travailleurs étrangers – comme c’est aujourd’hui le cas pour les « travailleurs détachés » venus des pays de l’union européenne – l’aubaine est particulièrement alléchante pour les employeurs ; mais même lorsque l’égalité des droits sociaux est respectée, le fait que les travailleurs étrangers soient privés de droit de vote leur interdit de recourir à des représailles électorales en cas de licenciement massif : ils sont donc plus vulnérables que leurs camarades « nationaux » et on l’a bien vu lors des grandes « restructurations » industrielles qui ont marqué les années 1970 et 1980 dans la sidérurgie ou dans l’automobile : ils ont été les premiers frappés.
L’intérêt des employeurs les pousse même à tolérer la présence d’un volet substantiel de travailleurs en situation irrégulière. J’ai évoqué ailleurs le mécanisme de la « délocalisation sur place » : certaines activités – la construction, les travaux publics, la restauration, le nettoyage, les services à la personne – ne peuvent être délocalisées pour des raisons qui tiennent à leur nature. Elles ne peuvent s’exercer que là où se trouve la clientèle. Grâce aux étrangers en situation irrégulière, elles trouvent à leurs portes une main d’œuvre qui est placée dans une situation identique à celle des pays où se rendent les entreprises qui délocalisent : salaires aussi réduits qu’aléatoires, conditions de travail désastreuses, absence de toute protection juridique et sociale. D’une façon générale, les étrangers, réguliers ou irréguliers, se chargent des tâches que les nationaux ne veulent plus faire, parce que les rémunérations sont trop basses et le travail trop pénible : dans notre économie ils sont donc irremplaçables.
On le voit, les pulsions xénophobes se heurtent à de très puissants intérêts, et la politique de la droite républicaine en ce qui concerne l’immigration résulte d’un compromis entre ces pulsions et ces intérêts. Plus précisément, ce compromis conduit la droite républicaine à donner son adhésion à ce que l’on peut appeler le consensus national en matière d’immigration, quitte à en représenter la « variante dure ».
Je m’explique : depuis la fin des années 80, un accord implicite unit les « partis de gouvernement »– socialistes et droite républicaine – autour d’une politique commune dont les axes principaux sont : le maintien d’une ouverture contrôlée des frontières, l’enfermement de la population étrangère dans un statut d’insécurité et de précarité administrative et juridique et l’attribution à la seule administration du pouvoir de réguler l’entrée et le séjour des étrangers. Ces axes forment un ensemble cohérent : pour que les pouvoirs publics conservent la maîtrise « des flux et des stocks migratoires », il faut que la population étrangère reste une masse fluide, élastique, sensible aux mesures qui lui sont appliquées : il faut donc la priver des protections juridiques qui sécurisent sa présence. Il faut par ailleurs que l’action de l’administration puisse s’exercer sans entraves ; ceci implique la mise à l’écart du pouvoir judiciaire dont l’intervention se limite aujourd’hui au rôle que joue le juge des libertés et de la détention en matière de rétention administrative. Ceci implique la neutralisation du pouvoir législatif : celle-ci passe par l’adoption de lois très générales et très vagues, dont l‘interprétation et l’application sont entièrement laissées au bon plaisir et à l’arbitraire de l’administration.

Variantes et autres perspectives

La politique bâtie alors sur ce socle commun présente une variante dure ou une variante souple selon que sont au pouvoir la droite républicaine ou les socialistes. En quoi consiste la différence entre ces deux variantes ? La loi soumet l’attribution des titres de séjours à diverses conditions ; par ailleurs elle prévoit des délais avant que les décisions favorables aux étranges soient applicables. La variante dure consiste alors à durcir ces conditions et à allonger ces délais, tandis que la variante souple assouplit les unes et réduit les autres. Quelques exemples permettent de mieux saisir le contraste : en matière de regroupement familial sont fixées diverses exigences concernant le logement et le revenu ; la variante dure augmentera ces exigences ; elle allongera également le délai au terme duquel la demande de regroupement devient recevable. En matière de rétention administrative, elle prolongera la durée maximale de la rétention administrative – qui est passée en quinze ans de huit à quarante cinq jours ; en revanche elle retardera l’intervention du juge des libertés, de façon à pouvoir procéder à des expulsions avant toute interférence judiciaire. L’ensemble de le législation est traité de la même façon, ce qui permet à la droite républicaine d’afficher sa fermeté.
Lorsque les socialistes reprennent le pouvoir, le balancier repart en sens inverse et la nouvelle opposition peut hurler au laxisme mais en réalité, d’une alternative à l’autre les principes fondamentaux de la politique appliquée demeurent inchangés. Aux yeux de quelques naïfs, les variations enregistrées créent peut-être l’illusion d’une divergence de fond entre les deux camps, mais dans la pratique leurs conséquences sont extrêmement limitées. Je n’en veux pour preuve que l’étonnante stabilité des chiffres significatifs en matière d’immigration : d’année en année les effectifs de la population étrangère demeurent constants – environ trois millions et demi–, le solde migratoire est lui aussi constant – deux cents mille entrées par an – de même que le nombre des expulsions de vint-cinq à trente cinq mille par an.
Bien entendu, il existe, à l’autre extrémité de la scène politique, des formes politiques et associatives qui agissent en faveur d’une politique de l’immigration radicalement différente, fondée sur le principe de la liberté de circulation et d’établissement. Mais ces forces n’ont exercé qu’une influence limitée ; c’est sans doute pour ne pas rompre tout à fait avec elles que le Parti Socialiste à choisi de défendre la variante souple du consensus, mais celui-ci a tenu bon, et jusqu’à présent il paraissait assuré de sa pérennité.
La progression du Front National va-t-elle transformer la situation ? Celle-ci, je l’ai dit, est le résultat d’un rapport de forces entre les pulsions xénophobes d’un côté et les grands intérêts économiques de l’autre. Pour penser que ceux-ci l’emporteront en tout état de cause, il faut accorder à la détermination par l’économie une confiance entière, qui ne peut se réclamer que d’un certain dogmatisme, sinon d’un dogmatisme certain… En réalité, la politique peut vaincre l’économie, et les pulsions l’emporter sur la raison : selon toute apparence, nous approchons de la zone des tempêtes.