N°128

le dossier à la recherche de l’étranger perdu

Migrant, demandeur d’asile ou le Mal (dé)figuré

par Piero-D. GALLORO

L’été 2015, à travers l’ampleur des arrivées de migrants et les réactions que ces dernières ont suscitées, a servi de révélateur aux représentations et aux questionnements propres aux sociétés européennes vis-à-vis de l’Autre. Une certaine confusion s’est opérée entre plusieurs termes notamment ceux de migrant et de réfugié dans un contexte de violence internationale (en Syrie, au Yémen, en Lybie, la montée de l’État Islamique, Boko Haram, Front Al-Nosra ou guerre du Donbass) et de brutalités perpétrées sur le sol des pays occidentaux depuis le début des années 2000. Malgré les mises en garde du ministre allemand de l’Intérieur, Thomas de Maizière, contre tout « lien hâtif » entre les attaques terroristes de Paris et la crise migratoire en Europe et malgré les doutes sur les liens entre les images et l’identité des kamikazes du Stade de France, rien n’a empêché certains médias de se livrer, à chaud, juste après le 13 novembre 2015, à des affirmations sous couvert de précautions oratoires : « Est-il authentique ? Appartenait-il réellement au kamikaze gisant à ses côtés ? Reste que ce passeport syrien retrouvé aux abords du Stade de France mène à la piste de l’infiltration terroriste parmi les réfugiés syriens, arrivés par centaines de milliers en Europe depuis le début de l’année [1] ». Au même moment, Markus Söder, un membre influant de Parti conservateur bavarois (le CSU) martelait que « Nicht jeder Flüchtling ist ein IS-Terrorist. Aber zu glauben, dass sich kein einziger Bürgerkrieger unter den Flüchtlingen befindet, ist naiv (tous les réfugiés ne sont pas des terroristes de l’EI mais croire qu’il n’y a aucun combattant parmi les réfugiés est naïf) [2] ». En Italie, Il Giornale a proclamé que « tra i profughi ci sono terroristi (parmi les réfugiés, il y a des terroristes) [3] ».

Gare de Modane - Juin 2016
Gare de Modane - Juin 2016
Benjamin Vanderlick

« Mal nommer... »

A travers ces déclarations proférées dans l’espace public il apparaît qu’un lien direct a été établi entre le Réfugié, le Migrant et le Terroriste (ce dernier étant la plupart du temps réduit au musulman qui, lui-même, est limité à l’islamiste). Trois termes et trois réalités différentes mais mis en lien par les discours et les images. « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde (Camus, 1944) ». La dénomination de l’Autre procède d’une typologie qui traduit un rapport de domination entre l’observateur et l’observé. Nommer l’Autre renvoie à des considérations idéologiques et subjectives dans le sens ou cette forme d’ethnonymie apparaît comme un signalement. Signalement de tout ce qui est soupçonné de nuire à l’ordre établi comme l’explique l’étymologie du mot Mal dont la racine grecque renvoie au sale, à la souillure, à l’altération (qui possède la même racine alter que le mot altérité).
Or, pour l’Unesco, le terme migrant représente toute personne qui vit de façon temporaire ou permanente dans un pays dans lequel elle n’est pas née et qui a acquis d’importants liens sociaux avec ce pays. Cette définition, somme toute générale, ne rend qu’imparfaitement compte des réalités vécues : présenté ainsi, le migrant n’a ni sexe, ni âge, ni langue, ni religion, ni couleur de peau, ni opinion politique, ni désir, ni quoi que ce soit qui lui rendrait sa complexité et son unicité. Le HCR a donné des définitions de chacune des deux catégories de migrants et de réfugiés pour mieux les distinguer. Le migrant est une catégorie large qui peut être déclinée sous différents aspects combinables entre eux (migrant économique, migrant pour regroupement familial, migrant temporaire, etc…). Le réfugié est celui qui détient un statut juridique reconnu avec une définition précisée sur le plan international par la Convention de Genève de 1951. Alors que la question des réfugiés existe et est débattue en Europe depuis au moins la Révolution française (Aprile, 2010), au moment même où les mouvements migratoires deviennent massifs – que ce soit en termes de départs de l’Europe ou au sein des pays de ce continent (Bade, 2002) –, et que les recherches scientifiques ont contribué à apporter des éclairages sur l’usage des mots et leur évolution dans le temps (Noiriel, 2006), des rappels sur la nécessité de préciser le vocabulaire continuent à être lancés au cœur même de la presse, soulignant, dans ce domaine, le flou existant [4].
Le Migrant, devient un concept malléable à souhait. Une vue de l’esprit. Une manière de voir. Et justement, le verbe voir provient du latin videre qui veut dire autant percevoir par la vue, remarquer, constater par la pensée ou l’imagination que prendre garde...
Parler de Migrant revient donc à lui attribuer une figure remarquable : le dictionnaire nous précise que ce qui est remarquable, c’est ce « qui est susceptible d’attirer l’attention ». Et quoi de plus simple pour attirer l’attention que de mettre des marques pour rendre visible ce qu’il convient de voir ?
Comme un nez au milieu d’une figure voire la figure de celui que l’on regarde pour savoir si on peut le reconnaître ou pas. Non la figure sienne propre mais celle que la société pose en fonction des circonstances. Car, c’est la société qui marque le Migrant en fonction de comment elle le perçoit. Elle le marque en le montrant.

Montrer, c’est désigner

Montrer c’est avant tout désigner, terme qui, dans son origine latine designare signifie marquer d’un signe. Ce marquage permet d’indiquer (comme dans montrer du doigt et mettre à l’Index), d’attirer l’attention, de signaler (là encore joue la racine latine signum qui renvoie au signe) quelque chose ou quelqu’un. Le signe est une marque distinctive faite par un geste, une représentation, un discours, une image. Le signe – et la plupart de ses dérivés (signature, signification, assignation, désignation, dessin, dessiner voire même tocsin : cette volée de cloches sonnées pour avertir d’un danger, lancer un signal, une alarme) – sert à indiquer, autrement dit à révéler et à dénoncer ce qui provoque la peur. Car le migrant est réduit – dans le regard de ceux qui le voient – à un objet de monstration et donc à devenir celui que l’on montre : le monstre dans le regard d’Autrui.
Le terme même de « regard » apparaît dès la fin du Xe siècle comme une « action ou manière de diriger les yeux vers un objet afin de voir » tout en étant l’expression des yeux de celui qui regarde. Quelques siècles plus tard, au XIIe siècle, le regard sera défini comme l’attention que l’on prête à quelqu’un ou quelque chose. Et le Littré nous apprend que ce qui attire le regard, l’attention, ce qui arrête la vue, c’est le spectacle ! Le spectacle, du latin spectaculum vient de spectare, regarder, orienter le regard dans le sens d’une véritable exposition à l’attention publique, celle de la société d’accueil sur les migrants.
Le migrant n’est donc que le fruit d’une représentation. Or, toute représentation, est avant tout une mise en présentation (une re-présentation) de la réalité par des intermédiaires qui l’ont, au préalable, façonnée et mise en forme c’est-à-dire mise en moule telle une figura : une figuration, une forme, un aspect, un mode d’expression (figures de style), une manière… Et toute figure est un modelage, matériau qui se prête à toutes les manipulations en fonction des besoins.
Ainsi depuis le XIXe siècle et l’apparition de flux migratoires de grande ampleur en Europe, le Migrant a-t-il été figuré, tour à tour sous la forme du Travailleur Immigré, celle du Réfugié, celle du Clandestin, celle du Terroriste, celle du jeune de Banlieue (quand bien même il est né sur le territoire national) et du musulman prompt à la violence sous les traits de jeunes radicalisés. De ce point de vue, un lien direct a été établi entre le Réfugié, le Migrant et le Terroriste (ce dernier étant la plupart du temps réduit au musulman qui, lui-même, est limité à l’islamiste).
Autant de termes et de réalités différentes mais mis en lien par les discours et les images jusqu’à l’amalgame. D’ailleurs, qu’est-ce qu’un amalgame ? Étymologiquement c’est un mélange d’éléments hétérogènes issu du vocabulaire des alchimistes qui ont pris à la lettre le terme arabe amal al-djamà signifiant fusion dans le sens d’union charnelle. Une sorte d’incorporation dans le sens d’une mise en corps où le corps du migrant devient un corps du délit : le migrant italien d’avant 1914 gesticulant et tactile accusé de mœurs scandaleuses, le migrant slave suspecté dans l’entre-deux-guerres d’être porteur de germes au même titre que le migrant africain vecteur d’une migration bactériologique et plus récemment du migrant réfugié en Allemagne accusé d’être un violeur.
L’OMS a établi qu’il n’existe pas de lien systématique entre migration et importation de maladies infectieuses mais plutôt un lien social dans la mesure où les migrants sont plus exposés à des risques liés à la pauvreté existant tant dans leur pays d’origine que dans celui d’accueil. Nonobstant ces réalités, en Italie, l’ordre des vétérinaires de la province du Benevento a, en 2011, émis un communiqué stipulant que l’arrivée massive de réfugiés d’Afrique du Nord : « potrebbe rappresentare un rischio di introduzione di agenti eziologici altamente diffusivi (pourrait représenter un risque d’introduction d’agents étiologiques extrêmement contagieux [5]) » tandis que les chauffeurs de bus des villes de Monza et de Milan ont refusé de transporter des demandeurs d’asile à cause des risques de contagion dont on les soupçonnait [6]. Aux régionales en France de 2015, l’une des dix propositions de la candidate du Front National pour la région Nord-Pas-de-Calais et Picardie consistait en « l’éradication de l’immigration bactérienne (…) les hôpitaux font face à la présence alarmante de maladies contagieuses non européennes, liées à l’afflux migratoire [7] ».
La figure nomade des migrants et des réfugiés ne trouve pas place dans le rêve de Barrès d’un enracinement dans l’histoire de la France enchantée. « Ces réfugiés étrangers qui n’ont pas d’état civil. Ils arrivent ici, et l’on ignore d’où ils viennent. Ils s’installent, font un mauvais coup et disparaissent [8] ». Avant 1914, dans L’Invasion, le romancier Louis Bertrand parle de « l’invasion italienne » [9] et expliquera : « La grande affaire pour moi, c’étaient les immigrants italiens. [...] Mais je dus constater bientôt qu’ils n’étaient pas les seuls réfugiés et qu’ils avaient des concurrents venus de toutes les régions méditerranéennes et même du monde entier. [...] Cette plèbe arrivait à Marseille avec ses tares et ses vices, ou avec des intentions d’espionnage et de propagande subversive [10] ». En 1973 c’est Jean Raspail qui, dans Le Camp des Saints [11], en référence au XXe Livre de l’Apocalypse [12], prolongera l’idée d’un déferlement de populations venues cette fois du tiers-monde avec, en couverture de l’édition publiée en anglais en 1994, l’image de réfugiés sur une plage [13] et sur certaines parutions apparaît le sous-titre « The apocalyptic, controversial bestselling novel about the end of the white world [14] ».
L’Europe actuelle, confrontée à l’accueil des réfugiés, laisse resurgir ces affres millénaristes dans le prolongement d’un dessin paru dans l’hebdomadaire Gringoire qui, en 1936, montrait des poubelles – remplies de réfugiés anarchistes, espagnols, antifascistes, juifs allemands et communistes – déversées sur la France et concluait que ce pays était devenu : « Le dépotoir de l’Europe [15] ». Sur les sites des groupuscules identitaires européens fleurissent à nouveau les annonces alarmistes sur l’idée d’invasion [16] dont certaines font directement référence aux écrits apocalyptiques de Jean Raspail sur l’envahissement du Camp des Saints [17]. En septembre 2015, la Présidente du FN a même comparé l’afflux de réfugiés en Europe aux invasions barbares qui ont entraîné la chute de l’Empire Romain [18]. A droite, chez les Républicains, la candidate aux primaires Nadine Morano a soutenu que « les Français ressentent un sentiment d’envahissement (…) nous sommes submergés [19] ».
Dans cette con-figuration, il est important de noter qu’au fil des décennies, Italiens et Polonais ont bénéficié d’une reconfiguration positive et au visage de l’Italien violent, poseur de bombes, d’avant 1914 s’est substituée celle actuelle d’un modèle et d’une forme aboutie d’intégration. Car le mot figure entretient une étroite analogie avec ces notions de modèle et de forme sans que les termes ne soient ni synonymes ni symétriques. Le modèle est un objet d’imitation qu’il convient de suivre, d’imiter, telles ces personnes qui dans un atelier d’artistes prennent la pose et qu’il s’agit de reproduire, de représenter en sculpture ou en dessin. Au sens strict, forma signifie « moule », et se rapporte à figura tout comme la cavité d’un moule correspond au corps modelé qui en provient.
La figure a une existence sur deux plans, celui figuratif qui restitue la forme des choses telle qu’on cherche à la montrer et, en filigrane, on y perçoit aussi l’ensemble des apparences possibles de la forme proposée. L’autre sens provient de l’étymologie de la Figure : illustration ou cas exemplaire, modèle, exemple !
Il sert d’exemple.
Le Migrant devient alors le modèle de ce que la société imagine.
C’est une icône, une image. Du latin imago qui a donné naissance à imagination alors que l’une des traductions grecques du mot image n’est que fantasma ! Finalement un Migrant n’est plus une personne mais est devenu juste le reflet de l’état d’esprit et des peurs de la société qui l’élabore quitte à le défigurer.

[1KOVACS Stéphane, KEFALAS Alexia, « L’un des kamikazes du Stade de France est bien passé par la Grèce ». Le Figaro, 15 novembre 2015.

[2SÖDER Markus, « Angela Merkel soll Fehler einräumen ». Die Welt, 15 novembre 2015.

[3BERTOCCHI Gabriele, « Il capo dei 007 Usa conferma : « Tra i profughi ci sono terroristi » ». Il Giornale, 10 février 2016.

[4ANDRILLON Laure, 2015, « Migrants et réfugiés : des mots aux frontières bien définies ». Libération, 28 août 2015.

[5Anmvi Oggi, Profughi dalla Libia – Rischio afta epizootica, 31 mars 2011

[6Cittadino, Gli autisti atm : Rischi per la salute, niente profughi sui bus. A Monza uno sfiora la tisi, 18 juin 2015.

[7VIREL Bernard, Eradiquer toute immigration bactérienne : la proposition polémique de Marine Le Pen. La Voix du Nord, 11 novembre 2015.

[8Le Gaulois, 3 août 1905.

[9BERTRAND Louis, L’Invasion : roman Contemporain. Paris, Nelson, 1911.

[10BERTRAND Louis,
Mes années d’apprentissage. Paris, Fayard, 1938, p. 236.

[11RASPAIL Jean, Le Camp des Saints. Paris, Robert Laffont, 1973.

[12RASPAIL Jean, Le Camp des Saints. Paris, Robert Laffont, 1973.

[13« Et après que mille ans seront accomplis, Satan sera délié ; il sortira de sa prison, et il séduira les nations qui sont aux quatre coins du monde, Gog et Magog ; et il les assemblera au combat et leur nombre égalera celui du sable de la mer lisse répandirent sur la face de la terre, et ils environnèrent le camp des Saints et la ville bien-aimée... (Ap 20, 7-9) ».

[14RASPAIL Jean,
The Camp of the Saints. Sphere Pocket, 1977.

[15Gringoire, 18 septembre 1936.

[16DE BONNEVILLE Floris, « L’invasion c’est maintenant ! Plus de 100 000 migrants ont débarqué en Europe en juillet ». Boulevard Voltaire, 19 août 2015.

[17PREVE Steve, « L’Etat islamique annonce l’invasion violente de l’Europe grâce aux bateaux des migrants » : “(…) Le Camp des Saints c’est maintenant : nous arriverons en Europe avec les barques des migrants ce sera un enfer (…)”, Site de Résistance Populaire, 29 janvier 2015. L’article est une traduction d’un texte de Figa-Talamanca Laurence paru dans le Tessin suisse dans 20 minuti, le 27 janvier 2015 intitulé : « Isis : « Arriveremo in Europa coi barconi, sarà un inferno ».

[18TENZA Dominique, « Marine Le Pen compare les réfugiés aux barbares qui ont envahis l’Empire romain ». Rédaction de RTL, 15 septembre 2015.

[19MORANO Nadine,
crise des migrants. BFMTV, 22 septembre 2015.