N°128

Culture

Rencontre avec Isabelle Fruleux

Directrice artistique de la Compagnie Loufried.
Compagnie créée en 2009 à Bordeaux.

Devons nous comprendre que le nom de ta compagnie « la compagnie Loufried » est un hommage à Lou Andreas Salomé morte à Gottingen en 1937 ? Les nazis refuseront que ses cendres soient dispersées dans le jardin de sa maison le « jardin de Loufried ». Stéphane Michaud disait d’elle qu’elle était l’alliée de la vie…. ?
Isabelle Fruleux : Oui, c’est exactement ça, « l’alliée de la vie ». Je pense qu’elle avait la capacité d’être confiante en ce qui entrait en adéquation avec elle-même et lui permettait d’entretenir une relation enthousiaste et créatrice avec la vie. Elle était présente à elle-même sans complaisance, ce qui ouvrait un chemin singulier dans son rapport aux autres. J’ai eu envie que ma compagnie porte le nom de sa maison, Loufried, le lieu d’une femme libre.

En 2009, ta première création « Dans le regard de Lou, Lou Andreas Salomé & Rainer Maria Rilke » met en scène la rencontre de Rilke avec Lou Andreas Salomé. Dans cette mise en scène la musicalité des mots de la poésie de Rilke résonne en polyphonie avec la musique de Thomas Savy. Comment tu as fait la découverte de ce couple mythique et comment et pourquoi accompagner la poésie, ce qui va devenir une griffe de tes créations, par les notes des instruments de musique ?
I.F. : J’ai eu la chance de voir Laurent Terzieff sur scène avec un montage de poèmes de plusieurs auteurs, Florilège. C’était d’une immense beauté. En voyant Laurent Terzieff à l’œuvre, j’ai reçu un cadeau, quelque chose de décisif pour moi. Je l’ai rencontré, il a été bienveillant et m’a encouragée à faire ce qui naissait en moi et que j’étais pourtant incapable de décrire. C’était un travailleur insatiable, sensible et virtuose. Dans son Florilège il y avait du Rilke. Je me suis immédiatement plongée dans sa poésie puis dans ses correspondances et là, je découvre Lou Andreas Salomé. Je suis entrée dans une autre dimension du rapport au texte sans m’en rendre compte. J’ai écrit une adaptation dramatique, une forme de récit de L. A. Salomé dans sa magnifique relation à Rilke, tour à tour amoureuse, parentale, fraternelle…ils entretenaient leur amour en étant réceptifs à la forme qu’il pouvait prendre dans son évolution, sans vouloir le définir absolument. Mon adaptation était ponctuée de poèmes de Rilke qui grandissait, comme homme et comme auteur, dans leur tissage relationnel. Et j’entendais des sons, les mots avaient un soubassement et un prolongement musical. J’en ai parlé à un grand ami clarinettiste, Thomas Savy. Il m’a dit spontanément « Attends, moi j’écris la musique ! » et nous nous sommes mis au boulot, je commençais une phrase et il la finissait. Ça, c’était pour l’aspect mélodique, il me fallait aussi de la matière sonore, autant dans le sens organique que métallique. Eddie Ladoire, électroacousticien, nous a rejoint. Un bonheur ! Grâce à lui chacun peut projeter un décor lié à son propre imaginaire. J’aime travailler sur l’ambiance visuelle, mais ce qui se passe sur scène gagne en force quand tout le monde peut y prendre place et le son est un excellent allié pour ça, la lumière aussi bien sûr. Nous ne sommes pas dans le descriptif mais dans le sensoriel.

A la suite de cette création, tu vas découvrir, dans un stage de poésie, la poésie d’Edouard Glissant. Œuvre difficile, mais tu dis : « que ces poèmes validaient ce que je suis, il a mis des mots sur ce que je suis moi-même » et tu en feras une création :
« Les frémissements du monde » alliant notes et mots. Peux-tu nous en dire quelques mots ?

I.F. : Avec « Dans le regard de Lou », je me suis rendue compte de l’importance que je donnais à la dimension musicale d’un texte et je voulais en trouver un qui se rapproche d’une partition dans laquelle je me reconnaisse. La musique est partout, même dans un dialogue de scénario où l’on peut parler de phrasé, elle est simplement plus ou moins bien écrite. J’ai donc suivi un stage donné par Jean-Yves Ruf et André Markowicz sur la poésie mise en scène, avec comme matériau les poèmes magnifiques de Markowicz. C’est ce dernier qui m’a encouragée à poursuivre ma route et m’a suggéré de relire Edouard Glissant. A l’époque je n’avais lu que La Lézarde. Je suis allée dans la première librairie du coin, j’ai ouvert fissa les Poèmes complets et c’était parti, impossible de faire marche arrière ! La projection a été immédiate : pas tout compris, mais tout reçu ! Mais je veux dire tout y était, la musique, le mystère, l’Histoire, la vie telle que je la vois, telle que je la vis, avec une chose incroyable : le rêve grand ouvert y avait sa place. Mais c’est salutaire, ça ! Pas question de le garder pour moi, d’ailleurs je ne pouvais pas. J’ai su tout de suite que j’allais travailler sur Les Indes, mais il fallait d’abord que je fasse un profond travail avec cette poésie, que je respire avec… Puis je savais que Les Indes était un projet nécessitant une grande équipe et donc un budget de production important. Pour le mettre en place il allait me falloir encore beaucoup de temps de préparation dans des domaines qui ne sont pas les miens. Donc, avant de relever les manches sur tout ce travail de mise en conditions matérielles pour Les Indes, j’ai réalisé un montage d’extraits de poèmes étroitement lié à la composition musicale et au mouvement, le corps y tenait sa propre symbolique. Puis j’ai fait appel à mon amie et grande artiste, Myriam Tadessé, pour avoir un regard extérieur. C’est comme cela qu’est né Le frémissement du monde qui a fait l’ouverture du Festival Culturel de Fort-de-France et a notamment été programmé au Quai Branly, en hommage officiel à Edouard Glissant.

Depuis cette création tu es dans la découverte et le cheminement avec les écrivains des Antilles : Glissant, Césaire, Chamoiseau… tout en précisant que : « c’est la poésie de leurs textes et la liberté de ces auteurs qui t’ont aimantée et non ta généalogie antillaise ». Tu vas alors créer dans le cadre de la première Biennale Internationale d’Art Contemporain de la Martinique « Radiolaires » d’après Aimé Césaire avec Alain Jean-Marie au piano. Puis après deux ans de travail, tu mets en scène « les Indes, poème de l’une et l’autre terre », un texte de 1956 d’Edouard Glissant, texte jamais mis en scène, texte fondateur : « du sourd travail qui emplit trois siècles, il est dit maintenant que le monde ne voulut pas qu’il se dise : qu’un lourd combat y fut la seule marque du temps ». Pourquoi ce choix et avec quelle mise en scène notamment un choix musical inspiré du jazz ?
I.F. : Quand on se penche sur les auteurs qui éclairent les thèmes d’ouverture à l’autre, de liberté et de reconnaissance du singulier, quel que soit son phénotype ou son environnement culturel on ne peut pas faire l’économie de penseurs comme Glissant, Césaire, Fanon, Memmi… Ils nous amènent à une réflexion incontournable sur l’Histoire humaine. Glissant va au cœur de la complexité humaine et nous encourage à lire le monde, mieux encore, à reconnaître que nous le lisons déjà. C’est une affaire de réappropriation de nos facultés d’analyse et d’autogestion. Patrick Chamoiseau dit que Les Indes est un texte refondateur, oui, comment se reconstruire après l’expérience du gouffre, la cale du bateau négrier où les africains déportés perdaient tous repères avant d’être soumis à un quotidien déshumanisé ? Et ce qui restait d’eux en arrivant en terre des Amériques se mettait dans une démarche de recréation fondamentale, tout était à reconstruire. C’est dans l’espace qui paraissait sans conséquence aux esclavagistes qu’ils l’ont fait, le chant, la danse, la musique. Alors Les Indes est une ode à l’humain, à sa complexité, sa beauté, sa cruauté et sa grande capacité de résilience. J’ai fait appel à des artistes d’une belle humanité, riche de leur intérêt pour ce qui est autre. Je pourrais en parler longuement mais ils sont nombreux, cinq musiciens, Thomas Savy, Felipe Cabrera, Sonny Troupé, Eddie Ladoire, Raphaël Imbert, une scénographe, Anabell Guerrero, un concepteur sonore, Claude Valentin et un créateur lumière, David Antore. Allez voir sur mon site, isabellefruleux.com, j’y parle de chacun d’eux, ils sont exceptionnels. Et pour faire bref, j’ai choisi de conter Les Indes dans un univers jazz parce qu’il est né de l’imaginaire que les esclaves ont développé avec ce qu’ils portaient déjà en eux, provenant de leurs différents lieux d’origines, et les musiques européennes des esclavagistes. Dans le jazz, toutes les musiques peuvent se rejoindre. Chacun apporte sa singularité, c’est son principe même de fonctionnement. Puis c’était une envergure nécessaire pour la richesse et la virtuosité des musiciens qui m’accompagnent. Je voulais une cérémonie païenne d’une grande chaleur humaine et c’est ce que nous vivons sur scène.

Depuis quelques années tu accompagnes par tes lectures les « Cris poétiques » d’Edouard Glissant et de Patrick Chamoiseau ; « Quand les murs tombent - l’identité nationale hors-la-loi », « Lampedusa, ce que nous disent les gouffres » et maintenant tu travailles à une scénographie du dernier texte de Patrick Chamoiseau « Frère Migrants et la déclaration des poètes »... peux tu nous dire quelques mots de cette création ?
I.F. : Avec Frères migrants, Patrick Chamoiseau redonne leur sens aux mots qui sont noyés et stérilisés dans la comm’ tous les jours. Il y est solidaire de ceux qui souffrent de non-assistance et poursuit ce travail refondateur qu’il octroie à Glissant. C’est salutaire. Je viens de lire un article où des gens de plus de soixante ans vont comparaître pour avoir aidé des jeunes à se nourrir et se laver. Ils disent avec humour qu’ils ont passé l’âge de se retrouver menottés par les flics comme de vulgaires délinquants et qu’ils ont aidé ces jeunes parce que le pastis de leur apéro n’avait plus le même goût en voyant cette souffrance sous leur nez. Ben c’est ça, le malheur de l’Autre rend notre joie obscène, nous sommes tous liés. Je montre quoi comme monde à ma fille en l’habillant de fringues fabriquées par des gamins de son âge qui crèvent de faim ? Je fais quoi en allumant le matin mon portable dont l’achat a alimenté l’horreur en RDC ? C’est un monde qui nous brutalise en nous rendant complice de l’immonde. Elles sont là nos chaînes, tout le monde est concerné. Alors moi, je fais des choses dans mon coin en soutien à ceux qui triment et dans mon travail je prête ma voix à ce texte et je le fais avec des musiciens, Felipe Cabrera, Laurent Maur et Claude Valentin. La musique va au-delà de l’intellect, c’est une vibration importante pour tous. Je viens de présenter une première étape de ce travail en musique au théâtre d’Ivry Antoine Vitez. Grande joie pour moi de retrouver l’équipe et ce théâtre grâce auquel j’ai pu créer Les Indes. Je fais aussi des lectures seule ou en accompagnement de Patrick Chamoiseau.
Avec Frères migrants, nous serons à Pessac le 21 mai, pour le festival La grande évasion, à l’Université de Genève et au Château Mercier à Sierre le 29 mai, au festival Etonnants Voyageurs de St Malo le 4 juin, à Toulouse au Marathon des mots le 23 juin, le 21 juillet dans le In du festival d’Avignon et le 22 juillet à Sète pour le festival Voix Vives en Méditerranée. D’autres dates sont en cours après celles-là.

« La programmation est une chasse gardée » dis-tu ? Quelles difficultés rencontres-tu pour faire vivre, faire tourner tes créations ?
I.F. : Là, nous sommes en plein système sclérosé où chacun tente de préserver son fonctionnement en prenant le moins de risques possibles. Ma première création a été programmée à Beaubourg avec succès, il y a pire comme début. J’ai joué au Quai Branly, pour l’Institut français, le Goethe Institut parisien et d’autres scènes en France, à Londres ou aux Antilles, en invitant systématiquement les dirigeants des scènes nationales, en étant pourtant « recommandée » et les rares retours que l’on me fait sont plus des façons de se dédouaner que de m’ouvrir la porte. C’est encore plus frappant avec Les Indes qui a bénéficié d’un budget de production réglementaire, avec subventions, aides à la création et tout et tout… On en est ou pas, ce n’est pas une question de qualité de travail, ni même d’investissement de fonds publics ! C’est du grand n’importe quoi. Si on ajoute à ma présentation, face à ce fonctionnement de l’entre-soi, le fait que je suis une femme à la direction artistique de ma compagnie, et donc de mes projets, et que je fais partie de ce que l’on appelle la diversité, on n’est pas sortie de l’auberge ! Mais les choses ne sont jamais complètement hermétiques, il y a toujours des gens derrière ces institutions, des personnes qui ouvrent des brèches par grand besoin d’air. Je crois aussi beaucoup aux festivals et scènes indépendantes qui mouillent encore la chemise par convictions. C’est un décloisonnement opéré par ces acteurs culturels, des artistes qui tiennent bon et des associations comme Décoloniser les arts, qui finira par dynamiter les murs.