N°135

Editorial

par Abdellatif CHAOUITE

"Voilà, voilà que ça recommence…"
Rachid Taha

...En vrai, l’on ne sait trop si « ça recommence » ou si c’est encore autre chose, tellement la réalité semble chaotique, n’alignant plus ses signes d’aucun point de vue. Mais c’est moins là peut-être le règne du Ça (où toutes les motions coexistent n’importe comment sans se supprimer) que l’incurie des Moi qui (re)mettent à tout moment leurs processus primaires au service de leurs intérêts hégémoniques...
Ce n’est pas réduire la réalité sociale et politique à la réalité psychique (ni d’ailleurs « littéraire » ou autre comme il est tendance), c’est essayer de comprendre le fonctionnement d’une machinerie qui semble bel et bien actionnée aujourd’hui par des processus primaires. Ils se donnent à voir par ces temps dans des passages à l’acte sidérants. Assassinats terroristes et violences policières s’y partagent le devant de la scène avec les dégâts sanitaires et socio-économiques du Covid. En arrière-scène, ce sont contestations sociales, casse des services publics, refus des apprentissages à l’école, politiques inhospitalières des migrants, manifestations « identitaires », tentatives diverses de museler les libertés d’expression… Ces Coulisses inquiétantes semblent signer des ruptures profondes dans les rapports sociaux et affectent jusqu’aux éléments mêmes censés les réguler. Ainsi assiste-t-on à une « enflure verbale » (C. Lévi-Strauss), dans les discours à coups de notions-jokers et mots de passe – « islamo-phobisme », « séparatisme », « islamo-gauchisme », « migration-terrorisme », « sécurité globale »... ou un simple et magique « Allah’ou akbar » qui justifie tout !... Des mots-actes qui anéantissent les imaginaires et des discours « logocentriques » (J. Derrida) qui s’apparentent à des « polices de la pensée ». Ils neutralisent les tensions sociales selon des lignes de fuites parallèles ou en « guerre », comme si le corps social se découvrait en lambeaux, éclaté dans ses réalités autant que dans ses idéalités... Sans doute est-ce inévitable dans une époque de pleine mutation : les processus de disjonctions y disputent la barre aux processus de conjonctions rendant toute réalité incertaine... De surcroît, la pandémie du Covid-19 y ajoute son grain de sel : elle favorise une « montée de l’insignifiance » (C. Castoriadis) à coups de « distances sociales », de dissociations, de décompositions économiques et de lectures catastrophistes aux effets d’épées de Damoclès.

La vitalité des débats est plus que jamais nécessaire dans ce contexte, fondamentale pour y dégager démocratiquement les enjeux et caps essentiels : « mondialité », « émancipation », « droits humains », « justice », « dignité », « liberté » et « vivre-avec ». Il est à déplorer cependant qu’aux plus hauts niveaux on y infuse confusions et amalgames et brouillage des imaginaires, et qu’horizontalement, sévissent et nivellent « désinformations », fantasmes « complotistes » et autres manipulations du même acabit.

Ce monde, désormais non seulement – et violemment – « globalisé » mais, par la force des choses, englobant, ne pourra cependant le devenir véritablement sans réinventer ses poétiques de la « Relation » (E. Glissant) et une véritable politique à la hauteur de ses « résonances » (H. Rosa). Ce qui nécessiterait de rectifier les trajectoires de ses fuites en avant : concurrences acharnées dans une expansion sans fin et égotismes aveugles. Auxquels il faut rajouter un estompage dangereux de ses mémoires : de ses luttes et de leurs acquis en droits, libertés et émancipations.
Si l’actualité témoigne hautement et partout de ces luttes, force est de constater que les risques de reculs sont aussi pesants aujourd’hui que les avancées acquises, sous l’offensive notamment d’une démonique aux masques macabres : « radicalismes », « politiques sécuritaires », « mouvances identitaires » et « populismes » de tous bords. Cette inflation chaotique participe de la même boîte de Pandore : elle génère partout les mêmes angoisses et active les mêmes processus primaires : mécanismes de haine, de rejet, de méfiance et d’inhospitalité, et le « retour » de ce serpent de mer : le racisme.

Et voilà donc, « Voilà, voilà que ça recommence », oui !
Ce qui recommence, c’est la « banalisation du mal » (A. Harendt), qui n’est pas le « mal » en tant que tel – il est si « terriblement humain » –, mais ses apprivoisements dans les imaginaires et ses instrumentalisations idéologiques et politiques, et les croyances (prenant voile « religieux » ou autres) que l’on puisse s’en servir à bon escient, en éliminant réellement ou symboliquement l’autre ! Ou encore et même naïvement qu’il puisse perdre dans des usages euphémisés de sa puissance destructrice indifférenciée et autophage !
Le « racisme » comme visage de cette banalisation, héritier de ses figures du début du vingtième siècle et dans l’essor du colonialisme puis des fascismes de cette époque – quand le mot « race » est plus ancien encore – et en tant que construction performative de processus de hiérarchisation des groupes humains, une « décision [toujours] autonome et préalable » à toute rationalité (W. Stoczkowski), et quels qu’en soient les obédiences et les acteurs, conduit toujours aux mêmes horreurs... L’histoire – et toujours l’actualité – a beau nous l’enseigner, certains feignent ou « feignent de feindre » (J. Lacan) l’oublier !

Les « temps » sont supposés néanmoins avoir changé ! Ils ne sont plus à traiter, coloniser ou exterminer, ni même à faire semblant, et pourtant ! La faculté de « feindre de feindre » s’adapte à tous les temps – là est son « autonomie » –, en plongeant à chaque fois dans leurs béances... Celles actuelles (casses sociales et sociétales, dérives écologiques, courses aux profits, etc.), se griment des masques différentialistes de tous les temps : identitaires, religieux, ethno-nationalistes, etc. Ils signent des régressions et empêchent de répondre de l’état du monde dans son présent : des rapprochements de toutes ses composantes et de la nécessité d’en répondre en égale dignité comme co-auteurs du même monde !
Ce défi est politique et, au-delà, anthropologique : il « excède » (J. Rancière) les centralités ethno-politiques et sollicite, au-delà des « reconnaissances » (A. Honneth), souvent sur leurs marges, la légitimation des processus de « créolisations » (E. Glissant ») de ce monde. Tant il est évident qu’il n’est d’alternative aujourd’hui à ce défi que celle de s’entre-tuer ! Velléité précisément de toutes les identités en rapports mais en paniques. Angoissées et désespérées, elles deviennent opportunément « meurtrières » (A. Maalouf), perdant non seulement leurs propres valeurs mais le sens même du mot valeur.

Pour autant, il serait erroné de réduire le racisme aux écarts des identités ou aux seules manifestations de leurs pathos. Elles en expriment certes les symptômes, le poison dont il a imprégné les imaginaires de manière antagonique. Mais elles déplacent seulement, chez les plus pervers ou les plus fragiles, la mécanique sous-jacente au racisme. Il est d’abord une entreprise de domination prenant son essor dans le déploiement d’un système expansionniste de profits greffant dans les chairs et les esprits « une conviction sans appel. Celle qui le fait passer pour un organisme dont les lois sont aussi inéluctables que celles de la nature » (M.-J. Mondzain). Système qui adapte ses manipulations à ses contextes entretenant dans les imaginaires une hétérophobie permanente : hier par le biais d’une infériorité « biologique », aujourd’hui dans un différentialisme « sécuritaire ». Il continue de la sorte à cumuler dans ses motions par-ci colonisations anachroniques, par-là épurations scandaleuses, et partout des discriminations « systémiques ». Son grain de déraison est cependant toujours le même : cette imposture de toujours demander « à sa victime, une justification totale ; de son être » (D. Sibony)... D’où le paradoxe, voire l’aporie du « racisme » dans le système globalisé d’aujourd’hui : l’« autre » est à la fois le bouc émissaire dans ses centres « sécurisés » et son sauveur – détenteur de ressources et des capacités de consommation de ses productions – sur son marché globalisé.

« Voilà, voilà que ça recommence » fut un cri, mais comme un cri las et déjà désabusé : « ça recommence » ! Comme si la chose était fatale ou comme si ses recommencements d’avant n’avaient pas laissé d’appuis ou pas assez pour que s’épuise leur cycle… Là est l’angle aveugle des imaginaires où se croisent les lignes de l’appareil de domination, ses calculs et stratégies cyniques, et celles des processus primaires, des archaïsmes et régressions imaginaires et des pulsions de haines, les unes s’alimentant des autres. Elles ne sont pas toujours franches ces lignes mais arborent au contraire des masques divers ou des « facteurs-écrans » (A. Belbahri), et même là où l’on s’y attend le moins (D. Lochak ; L. Leneveler & S. Naudin), voire « sous-traitent » aux racisés eux-mêmes leurs besognes (T. Palidda). Et là est également la nécessité de constamment penser et repenser cette chose sans attendre qu’elle « recommence » à frapper : interroger les processus qui en font une « altération de l’égalité de l’Autre » (P. Galero), en rappeler les périodes noires (Y. Gastaut) et « comprendre les raisons de [sa] permanence » (C. Reynaud-Paligot) au-delà de tout fatalisme, et aussi les masques totalitaires (religieux, « identitaires », etc.) dont elle se drape (B. Guichard) risquant « défaire » radicalement le tissu social, ou le cercle vicieux des réductions et assignations qui en alimentent la haine (H. Mouafo, J. Malier), et la détermination de ne pas céder aux « chantages odieux » (Ch. Ferjani) de leurs sirènes...

Ce numéro d’Écarts d’identité n’ambitionne pas de faire le point, loin s’en faut, sur la phénoménalité actuelle du racisme, ni sur les débats que ses « recommencements » suscitent (une littérature foisonnante en rend compte, voire notre rubrique Notes de lectures). Il n’adopte pas non plus une position de surplomb dans les débats qui ont cours là-dessus. Il tente plutôt des coups de sondes dans les recoins de ses imbroglios, et la diversité des liens de compréhension qu’il faut établir avec le contexte chaotique du moment : dégradations sociales, traitements d’exception, régressions dans les imaginaires, abus de pouvoirs et incohérences, voire fautes politiques, tous ingrédients qui font à chaque fois le lit de ses « recommencements ». Il lève également ce numéro un cri, à relever incessamment tant qu’il n’est pas entendu : « L’égalité des droits ne se prouve pas : elle se décrète » ! Elle ne se justifie d’aucune similitude « identitaire » restrictive ni ne s’enfreint d’aucun « écart » des unes ou des autres ! Elle est le point de capiton qui les conjoint faisant de la dignité de toutes et tous le véritable visage de l’humain ; et l’art, tout l’art politique ou l’intelligence cosmopolitique de gouverner aujourd’hui à la hauteur de cette dignité : en maintenir le cap envers et contre toute dérive.

Abdellatif Chaouite

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TROIS JEUNES PHOTOGRAPHES ACCOMPAGNENT CE NUMÉRO

Pour les illustrations de ce numéro nous avons fait appel aux archives de nos rédacteurs mais également, pour la première fois, au travail d’une équipe de jeunes photographes. Qu’ils soient ici sincèrement remerciés.

Anna Bruhat, Achille Martinon et Mathis Prandini :

Jeunes photographes basés sur Lyon, nous avons chacun nos activités photographiques spécifiques (portraits, sports etc.) mais c’est lors de manifestations que nous nous retrouvons pour documenter l’actualité. Capturer le réel et la vie qui nous entourent avec nos regards personnels et nos émotions donne une couleur particulière à nos photographies qui se font échos tout en proposant un univers qui nous est propre.