Observer la manière dont la politique anti-migratoire de l’Etat (Parrot 2019) se manifeste, invite dans les faits, à restituer au plus près du terrain, les termes de sa fabrication. Dans une approche constructiviste du droit selon laquelle ce dernier est le produit de stratégies, d’intérêts de ceux qui en commandent la mise en œuvre, de la dissuasion à l’exclusion, les procédures juridiques de l’asile actuelles sont le reflet d’une suspicion quotidienne envers les personnes à la recherche d’un refuge. Le prétexte de l’urgence et d’une dite « crise » justifie constamment l’accélération des mécanismes législatifs et policiers. Il apparaît alors que cette fabrication législative et administrative dans les buts que l’Etat poursuit, produit de la violence structurelle (Gatelier et al. 2017). Responsable de nombreuses personnes qui ne peuvent pas déposer une demande d’asile, l’Etat conduit à créer des situations inextricables avec un rabaissement des droits et libertés concrètes, les personnes se retrouvant avec une existence légale réduite, quand elle n’est pas inexistante.
Il en va ainsi avec les « accords de Dublin » devenus « règlement » de l’Union Européenne [1] qui ont édicté le principe selon lequel il appartient au pays par lequel une personne exilée est entrée en Europe d’instruire sa demande d’asile. Aujourd’hui ce règlement est significatif des différentes stratégies sociales de pouvoir (Foucault 1975) avec lesquelles le droit devient un instrument d’exclusion. Depuis une instruction ministérielle de 2016 qui demande au préfet de transférer davantage les personnes placées en procédure Dublin, la France rappelle que les dispositions du règlement Dublin III doivent être strictement appliquées. Elle l’accentue en 2017 avec une instruction relative « aux objectifs et priorités en matière de lutte contre l’immigration irrégulière », alors que plus d’un tiers des demandeur•se•s d’asile sont en procédure Dublin [2]. La grammaire de ces directives continue de nous alerter sur les priorités choisies liées à de nouveaux processus d’expulsion allant à l’encontre du droit d’asile. En 2018, ces mesures de contraintes sont officialisées dans la loi n° 2018 778. Le ton est donné, à défaut de pouvoir les expulser – c’est-à-dire de les « transférer » vers le pays de l’Union européenne responsable - la stratégie des autorités est de tout mettre en place pour dissuader, précariser et maltraiter les personnes exilées.

Ces trois dernières années, nous avons constaté que les personnes à la recherche d’un refuge n’ont pas directement accès à la procédure d’asile puisque environ un tiers des personnes qui demandent l’asile sont placées en procédures Dublin.
Pour mieux comprendre, nous proposons donc de nous placer d’un point de vue microsociologique pour analyser les effets des normes juridiques et de leur application sur la vie des personnes concernées en Isère. Par cet examen, nous montrerons comment la production de ces règles et leur mise en œuvre dans les pratiques bureaucratiques instaurent le contrôle policier et fabriquent de la violence.
Cette analyse résulte notamment d’un travail radiophonique mené avec des personnes à la recherche d’un refuge en France dans lequel les enjeux pratiques de la procédure Dublin ont largement été discutés et ont fait l’objet d’un documentaire sonore réalisé en décembre 2019 et intitulé « Dubliner et terroriser » [3]. Les exemples et citations utilisés dans ce texte sont issus de ce travail.
Dans le langage des acteurs de terrain, les personnes qui vivent la procédure Dublin sont désignées par le néologisme « dublinées ». Ceci nous paraît illustrer le processus d’assignation à un parcours juridico-administratif et ainsi à une position de relégation dans la société. Nous choisissons, pour le confort du lecteur, de l’utiliser dans cet article.
Des catégories juridiques
pour classer et hiérarchiser
« Matt : En fait j’avais pensé que c’est vraiment pas du tout bon de mettre un groupe dans une procédure normale et d’autres groupes je sais pas dans une procédure Dublin. En fait c’est comme si on disait à quelqu’un il est normal et l’autre, il n’est pas normal, il est « anormal ». Ouais c’est ma façon de comprendre les choses parce que, regarde, si tout le monde était dans une procédure normale, il y aura pas de problème mais et puis encore ça crée un peu de, comment je vais dire, de polémique entre nous, tu peux voir des gens ils peuvent te dire, parce qu’il y a les gens qui choisissent même leurs amis(…)parce que je connais quelqu’un qui m’avait dit il faut « marcher avec » [4] des personnes qui sont en procédure normale il faut pas « marcher avec » des personnes qui sont en procédure Dublin c’est pas bon. (...) » [5]
Aujourd’hui, il n’existe pas une seule voie pour la demande d’asile en France, mais plusieurs qui se révèlent complexes et inintelligibles. Résultat de textes qui, au fil du temps, se sont faits d’ajustements successifs liés aux impératifs politiques venus progressivement encadrer la demande d’asile sans cohérence d’ensemble. La dernière loi du 10 septembre 2018 va dans ce sens et ne présente encore aucune stratégie globale, mais interroge au contraire sur l’effectivité prétendue du droit d’asile, car, sous couvert d’accélérer les délais du traitement des demandes, c’est le procédé de tri qui est à l’œuvre. Ce tri qui accapare mentalement les personnes concernées, les assignant à un statut, d’une sentence administrative discrétionnaire et immédiate, qui les contraint à un parcours complexe dont ils perçoivent bien la subordination. Ces statuts juridiques sont par le fait l’aboutissement de choix arbitraires du législateur dans la mise en place des processus de catégorisation élaborant le régime juridique relatif à tel ou tel statut différencié et subalterne d’une part, et dans les pratiques discrétionnaires préfectorales renforçant assurément la sélection et l’exclusion, d’autre part.
En effet, bien qu’engagé à respecter des normes internationales pour la protection des droits humains et du droit d’asile en particulier, l’Etat se sert néanmoins des catégories du droit pour trier les exilé•e•s, en rationalisant et réduisant la réalité de situations individuelles complexes à des conséquences juridiques déterminées (Barbou des Places 2010). De cette façon, s’il -elle-s sont venu•es chercher une protection en Europe, la demande d’asile à laquelle il•elle•s prétendent s’est petit à petit désagrégée, provoquant une hiérarchisation des demandeur•ses d’asile. Ce double mouvement du « même » et du « différent » dans la production des catégories juridiques [6] s’inscrit dans cette logique de tri. Construit artificiellement comme un groupe homogène « les demandeur•ses d’asile », celui-ci est dissocié en sous-groupes sur la base de critères de différenciation : procédure normale, procédure accélérée ou encore « dubliné•e•s ».
L’éligibilité à l’asile devient un parcours expéditif par lequel les plus chanceux•ses auront réussi à s’échapper de toutes les embuscades et surmonter les entraves dans le laps de temps inégal qui leur est accordé. La voie idéale et la plus commune est la procédure dite normale. Toutefois, l’accélération récente des procédures a abouti à classer certaines demandes par l’administration préfectorale en « procédure accélérée », occupant une place de plus en plus importantes (29 % des demandes en 2018) du fait de son extension au fil des lois à de nouvelles catégories de demandeur•se•s - « dubliné•e•s » dont le transfert a échoué, demandeur•se•s provenant d’un pays dit « d’origine sûr » [7] , sollicitant un réexamen, placé•e•s en rétention administrative, présentant une menace grave pour l’ordre public, présentant une demande dite abusive, frauduleuse, dilatoire, sans pertinence ou sans cohérence, ayant dépassé le délai de dépôt des demandes à l’OFPRA, qui est de 90 jours à compter de leur entrée en France.

De façon commune, les demandeur•ses d’asile après avoir remis leur dossier pour l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA) en Préfecture dans un délai court fixé à 21 jours à compter de l’enregistrement en préfecture, et réduit à 8 jours pour une demande de réexamen, voire à 5 pour celles et ceux qui sont placé•e•s en rétention, ou proviennent d’un « pays d’origine sûr », ou dont la demande vise à faire échec à leur éloignement. Tandis que dans le cas de la procédure accélérée, la demande doit être traitée en 15 jours (ce qui n’arrive jamais en pratique), au lieu de 3 mois en procédure normale selon l’OFPRA [8], et même en 96 heures pour un•e demandeur•se placé•e en rétention ou assigné•e à résidence. En cas de recours, la Cour Nationale du Droit d’Asile (CNDA) doit statuer en 5 semaines au lieu de 5 mois en procédure normale, en pratique, les délais sont bien plus longs que ceux fixés par la loi.
La mise en place d’une « procédure accélérée » n’a pas suffi à dissuader les personnes exilées à déposer leur demande d’asile. C’est la raison pour laquelle un renforcement de l’arsenal juridique s’est opéré, en choisissant d’appliquer rigoureusement la procédure Dublin.
- La procédure « Dublin » retentit pour Matt et Haba comme la construction d’une « anomalie », une menace effroyable qui s’abat sur eux avec de mauvaises perspectives, celle de l’attente démesurée, de l’assujettissement, du risque d’expulsion : « tu es là mais tu n’es pas là en fait parce que tu sais que (…) tu es là juste 5 à 6 mois comme ça… » comme le dit Haba. Cette procédure renvoie au Règlement Dublin, dont les conséquences juridiques constituent un parcours tortueux, opaque et différencié : prise d’empreintes enregistrées dans les bases de données EURODAC et VISABIO [9], filtrage pour orienter la demande vers le pays responsable et organisation de l’expulsion, quand c’est possible. Ainsi, le besoin de protection n’est donc pas examiné, tant que la négociation entre le pays responsable de cette procédure et celui dans lequel se trouve le ou la demandeur•se n’est pas terminée. Durant cette période qui dure au minimum 6 mois, les personnes peuvent être assignées à résidence jusqu’à 45 jours [10] .
L’information est quasi-absente sur l’avancement de leur procédure, et surtout aucune prévision n’est possible car celle-ci se caractérise par l’arbitraire et l’incertitude (Spire 2016). Mis en pratique dans un système bureaucratique, il agit de façon différenciée d’une préfecture à l’autre, selon les chef•fes de service, les guichetier•es doté•es d’un pouvoir discrétionnaire. Cela crée un climat d’insécurité juridique (Spire 2016) : quand la personne va déposer sa demande d’asile en se rendant au guichet, elle ne sait jamais vraiment quelle procédure va lui être appliquée. Ce qui laisse les premièr•es concerné•es dans l’inquiétude quant à la possibilité de voir leurs droits respectés.
« Être dubliné•es », expérimenter
le contrôle et la répression
"Haba : A l’hôtel de Police ici, on partait signer juste deux fois par [semaine] en fait parce que moi je signais le lundi et le mercredi heu le matin à 9h. Maintenant du coup, c’était le 14 janvier 2018, quand je suis arrivé à l’hôtel de Police c’était un lundi, quand je suis rentré, j’ai trouvé une jeune fille qui était juste à l’accueil qui était habillée, qui était « corps habillé » en fait. Maintenant elle m’a fait retirer mes récépissés et elle m’a demandé d’aller m’asseoir en fait, que d’attendre, je me suis dit « alors là aujourd’hui c’est fini pour moi ». C’est ça que j’avais dit en tête parce qu’avant d’y aller quand même, j’avais ce renseignement dans ma tête soi-disant que si on te dit à l’hôtel de police il faut aller attendre là-bas dans l’autre siège, là il faut mettre dans ta tête que voilà c’est en Italie directement qu’ils vont t’envoyer maintenant. Quand j’étais assis après dix minutes, il y a un policier qui est venu, m’a appelé il n’était pas habillé comment dire, il n’était pas habillé dans leur tenue, il était juste en civil en fait, il est venu il m’a appelé, maintenant on est montés au deuxième étage, quand on est montés maintenant ils ont commencé à nous fouiller...ils nous ont fouillés et puis voilà ils ont commencé maintenant à nous menotter bah moi je me suis dit « pourquoi cette menotte-là dans notre main comme ça ? ou bien nous sommes des voleurs ou comme des criminels ? », il dit « non c’est la loi qui dit ça » « ah, je dis, c’est quelle loi qui dit ça ? parce que nous sommes pas des voleurs ni des criminels en fait » il dit « là c’est la loi qui dit ça » donc voilà, j’ai tout fait mais comme je ne voulais pas aller loin parce que quand tu vas loin aussi ils vont t’attacher parce que j’avais un collègue nigérien qu’ils ont attaché devant moi parce que lui il a craqué « qu’il ne va pas qu’il ne va pas qu’il ne va pas » donc on a attaché ses pieds, ses mains donc on l’a amené dans leur minibus ils nous ont envoyés juste à l’aéroport qui est juste à la sortie de l’autoroute en fait. Ils nous ont envoyés là-bas, maintenant c’est là-bas qu’on nous a démenottés en fait. On a attendu là-bas, je sais pas 20 minutes comme ça, après l’avion est venu. Il nous a envoyé en Italie maintenant en partant en Italie je me demandais « comment je vais revenir en France ... comment je vais encore revenir ». Parce que je sais déjà que la manière de rentrer c’était pas du tout facile de rentrer, c’était difficile de rentrer (...) [11] »
« Dubliner » est devenu une mécanique de contrôle et de répression. Pour les personnes exilées, c’est une condamnation. Cette mécanique infernale par le biais de procédures administratives complexes voire absurdes et d’une recrudescence des pratiques répressives, conduit à des imbroglios administratifs, et même dans certains cas, au déni de tout droit pour les personnes, à l’illégalité.
Par un rapprochement de l’image du délinquant, l’assignation à résidence devient un outil systématique qui s’est renforcé au fil des années pour les personnes dublinées. Elle restreint la liberté d’aller et venir des personnes dans le but de les expulser. Avant l’entrée en vigueur de la dernière loi de 2018, les personnes dublinées étaient convoquées à la préfecture de Grenoble tous les mois, lieu où leur attestation est renouvelée, jusqu’à ce que leur soit remis un arrêté de remise aux autorités responsable et une Obligation de Quitter le Territoire Français (OQTF). A partir de ce moment-là, elles étaient soumises entre 2017 et 2018 de façon systématique à l’assignation à résidence.
Pour les personnes non prises en charge, c’est-à-dire pour lesquelles l’Etat n’octroie pas d’hébergement, cela signifiait qu’elles étaient convoquées deux fois par semaine au commissariat de police pour signer leur assignation à résidence. A chaque passage au commissariat à Grenoble, les lundis et mercredis les personnes assignées à résidence vont signer avec la peur constante d’être expulsées vers leur pays d’arrivée en Europe ou celui qui a délivré leur visa Schengen. Sans savoir quel sera leur sort à ce moment-là, certaines prévoient un sac avec leurs affaires personnelles au cas où.

Dorénavant, les personnes se rendent une fois par mois au Pôle Régional Dublin (PRD), situé à Lyon, jusqu’à ce que leur demande soit requalifiée en procédure dite "normale". Cette fois-ci aussi, la convocation peut être l’occasion de leur remettre un billet de train ou d’avion pour être expulsé •e immédiatement ou alors celle d’être arrêté•e puis expulsé•e. Dès lors, à chacun de ces rendez-vous, chaque signe est interprété à l’aune d’une possible expulsion. Nombreux sont les récits des personnes qui racontent quand elles ont cru ou qu’elles comprennent que le moment tant redouté arrive. Ces convocations sont ainsi productrices d’un grand stress chez les personnes concernées, elles anticipent parfois longuement avec la peur de ne pas pouvoir revenir. Après son expulsion – le « transfert » - Haba revient en France, et est à nouveau soumis à la procédure Dublin. Ainsi, pour son premier rendez-vous au PRD de Lyon, il a réuni des attestations prouvant ses liens en France et il exprime la crainte d’être à nouveau expulsé sans pouvoir le supporter.
La logique policière s’effectue également dans les dispositifs d’hébergement du programme d’accueil et d’hébergement des demandeurs d’asile (PRADHA), prévus pour mieux contrôler et expulser les personnes dublinées. Dans ces structures généralement installées dans des parties reléguées des villes, les visites sont interdites et l’assignation à résidence se fait sur place. Les personnes peuvent être arrêtées directement dans leur logement en silence et sans témoins, elles disparaissent simplement. Cela devient ainsi une sorte de « rétention à l’air libre » (Manac’h 2019).
Dans le cas où les injonctions administratives ne sont pas respectées par les personnes dublinées, les sanctions prévues sont lourdes de conséquences pour le déroulement de leur demande d’asile et pour leur vie. Elles sont placées "en fuite", c’est-à-dire considérées comme ayant choisi « de se soustraire aux obligations » [12] , et sont contraintes à l’illégalité : leur récépissé n’est plus valable et elles ne sont plus autorisées à rester sur le territoire un certain nombre de mois [13]. En cas d’arrestation, elles risquent alors d’être renvoyées dans l’État dit « responsable » et cela sans même avoir pu déposer leur demande d’asile, expliquer les motifs de leur fuite. Le placement « en fuite » contraint des personnes dublinées à la plus grande précarité : elles perdent non seulement leur droit au séjour mais aussi leur droit aux Conditions Matérielles d’Accueil (CMA), c’est-à-dire leur place dans un hébergement, ainsi que le versement de l’allocation. Elles se retrouvent donc privées de ressources pour vivre. Par ailleurs, les erreurs de l’administration sont possibles, des placements « en fuite » injustifiés sont constatés. La sentence est irrévocable : elles se retrouvent alors condamnées à vivre des mois, voire des années, sans aucune ressource.
La complexité, l’absurdité et l’arbitraire des règles juridiques et de la mise en pratique bureaucratique donnent l’impression que la personne dublinée est finalement la cible d’un jeu piégé. Comme si elle était continuellement poussée à commettre une faute, à faire les mauvais choix. La remise de l’« arrêté de transfert » est une excellente illustration des pièges auxquels elle doit faire face. Au cours de la procédure, lorsque les agents de l’Etat remettent à la personne dublinée l’« arrêté de transfert » relatif à la reconduite vers le pays dit "responsable" de la demande d’asile, un document lui est présenté dans lequel elle doit choisir si elle accepte ou bien refuse le transfert. Bien que le document affiche des informations sur ces choix, celles-ci ne sont pas vraiment accessibles en raison du langage technico-juridique, parfois de la barrière de la langue et surtout de l’ambiguïté de cette question. En pratique, le choix n’a pas de conséquence sur l’application ou non du transfert mais plutôt sur ses modalités. Le refus ne signifie pas que l’expulsion ne peut pas avoir lieu mais plutôt que la personne est considérée comme souhaitant « se soustraire aux obligations » prévues par la loi. Dans cette perspective, elle peut donc être assignée à résidence, ou placée en rétention, pour l’empêcher d’échapper à l’expulsion. L’expulsion peut ainsi être réalisée sous escorte policière. Dans les faits, toutes les personnes dans cette procédure souhaitent s’opposer à l’expulsion. Alors pourquoi signer un document où il est écrit que le transfert est accepté ? Le piège est d’autant plus efficace que chaque faux pas peut orienter vers un parcours différent.
Bangoura avait presque terminé sa procédure quand il se rend au PRD de Lyon. A cette occasion, lui est présenté l’arrêté de transfert. Il coche la case « Accepte d’être transféré vers l’Espagne, responsable de ma demande d’asile, conformément à l’arrêté de transfert qui m’est notifié. Je suis informé que dans ce cas, je devrai me rendre volontairement à l’aéroport, je pourrai bénéficier d’un transport par taxi jusqu’à l’aéroport. » car c’est ce qui lui avait été conseillé par une association. En rentrant à Grenoble, il est saisi d’un doute avec l’espoir qu’un refus empêcherait une expulsion à la fin de sa procédure. Il demande conseil à un avocat qui lui propose de faire un recours. Or, le recours rallonge la procédure à partir du moment où il est rejeté. Bangoura était à la fin de sa procédure, il avait très peu de chance d’être expulsé mais avec le recours introduit par l’avocat et rejeté par le Tribunal Administratif, sa procédure est rallongée. Il recommence à aller signer au PRD. Six mois environ après ce recours, il se rend à Lyon pour la dernière signature. Il est arrêté, menotté par la police, conduit au commissariat, mis en centre de rétention pour la nuit et ensuite expulsé par avion vers l’Espagne... Au téléphone, la première chose qu’il dit est : « Ils m’ont menotté ». Le recours ayant été rejeté, il devait normalement être expulsé sans usage de contrainte, tel que décrit dans la phrase citée ci-dessus. Pourtant, il a fait l’objet d’une arrestation et d’une expulsion encadrée par les policiers. Où était l’absence de contrainte ? Avant de rentrer dans l’avion, au seuil du portique, le policier lui a expliqué que s’il ne veut pas quitter la France, il n’est pas obligé de monter dans l’avion… Après l’arrestation avec les « menottes qui criminalisent », la nuit dans le CRA, l’accompagnement sous escorte policière à l’aéroport de Lyon. Mais à ce stade, s’il ne monte pas dans l’avion, il sera placé « en fuite » et donc une dizaine de mois dans une situation illégale avec aucune chance de retrouver un droit aux CMA lors d’une prochaine demande d’asile. Ce recours ne l’a pas empêché d’être expulsé par la force, donc de façon humiliante, en revanche sa procédure a été rallongée de plus de six mois. Sachant qu’à son retour en France, il est susceptible d’être replacé en Dublin. Alors que s’il n’avait pas fait le recours, il était à quelques semaines du terme légal de la procédure Dublin... Ce piège dans lequel il est tombé peut rallonger le temps avant d’enregistrer une demande d’asile d’un an ou plus. Pendant ce temps, il y aura une rupture de l’allocation et la peur d’être à nouveau expulsé.
Ainsi, les personnes sont traitées comme des délinquantes ou des criminelles puisqu’elles sont soumises à une prise en charge policière, à l’assignation à résidence, à l’enfermement jusqu’à l’expulsion où elles peuvent être fouillées, menottées, voire attachées. Elles subissent également les pratiques policières dont on sait qu’elles sont généralement abusivement violentes et racistes (Rigouste 2010). Bien que les personnes respectent scrupuleusement les règles imposées, cela n’empêche pas que leurs droits soient bafoués et qu’elles soient maltraitées.
Durant le temps long de la procédure Dublin, ces personnes pourtant venues chercher un refuge, ne peuvent pas enregistrer leur demande d’asile et donc donner les raisons pour lesquelles elles ont fui leur pays. Ce contrôle imprègne l’expérience de vie des personnes placées sous la procédure Dublin et produit de la violence au quotidien.
« Être dubliné•e »,
une violence vécue au quotidien
Bob, participant de l’atelier radio, a renommé un jour la procédure Dublin « procédure d’ennui ». Ce terme d’ennui révèle plusieurs dimensions : l’ennui comme sentiment d’inquiétude et de contrariété, l’ennui comme sentiment de lassitude et de découragement, l’ennui se présentant comme une difficulté. Ces trois dimensions sont fondamentales dans le vécu des personnes dublinées. En effet, ce dispositif a un impact extrêmement puissant sur la vie des personnes.
D’une part, cette procédure empêche l’autonomie des personnes. Cet état de fait est caractéristique de la demande d’asile en général mais se trouve renforcé avec la procédure Dublin. Pour commencer, cela signifie que les personnes qui fuient leur pays n’ont pas le choix du pays dans lequel elles peuvent demander une protection. En dehors des raisons familiales, les liens sociaux qu’elles créent sur le territoire ou le fait de parler la langue ne peuvent être évoqués pour contester un placement dans la procédure. De plus, la grande complexité des normes et de leurs implications, l’arbitraire et la désinformation ne permettent pas de maîtriser les rouages de la procédure, ni de comprendre précisément les enjeux d’une décision dans les rares moments où cette possibilité existe. L’organisation du « transfert » montre à quel point le choix des personnes concernées est peu pris en compte. Il ne s’agit pas d’un réel choix, mais plutôt d’un choix des modalités d’application d’une action subie. Les personnes ne sont pas ici pensées comme des sujets politiques en mesure de penser et d’agir en leur nom et pour elles-mêmes ; elles sont davantage assignées à un parcours dont elles sont l’objet, qui les prive de toute leur puissance d’agir.
Enfin, l’autonomie est empêchée par la privation des ressources. Tout comme la demande d’asile en général, les personnes sont interdites de travailler et dépendantes d’une allocation insuffisante pour vivre, et surtout se payer un logement lorsque l’Etat ne respecte pas son obligation d’hébergement. Privées de pouvoir subvenir à leurs besoins par elles-mêmes ces personnes sont contraintes à devenir des assistées, elles sont précarisées et clochardisées (Parrot 2019). Cette dépossession est d’autant plus forte pour les personnes « dublinées » qui sont menacées de perdre leur allocation, dont l’arbitraire des pratiques et l’incompréhension des normes peuvent être fatales pour leurs conditions de ressources. Les personnes peuvent être privées de ressources tout au long de leur procédure d’asile. Dès lors, comment vivre sans argent, sans hébergement et sans avoir le droit de travailler ?
D’autre part, les personnes dublinées vivent l’incertitude et leur installation est rendue impossible. L’ensemble de la demande d’asile est caractérisée par une attente incertaine (Kobelinsky 2010) allant de quelques mois à plusieurs années. La procédure Dublin prolonge cette attente. L’incertitude ne concerne pas seulement le temps d’attente et le résultat de la procédure, comme dans la demande d’asile classique, elle est relative à l’expulsion et la peur de se retrouver dans l’illégalité. Impossible de savoir ce qu’il adviendra de soi dans les prochains temps. Certain.es sont expulsé•es et reviennent en France, peuvent être amené•es à le vivre plusieurs fois. Or cela suppose aussi de trouver des moyens de revenir. Haba explique que c’est la première chose à laquelle il a pensé lors de son expulsion vers l’Italie. Les frontières sont difficiles à franchir, il est possible d’être reconduit en Italie ou en Espagne à maintes reprises dans la zone frontalière. C’est également le risque de subir des violences, ou de perdre la vie [14]. Vivre avec cette incertitude et vivre l’expulsion, pour celles et ceux qui sont "transféré•e•s", ne permet pas de construire sa vie. Les études et formations commencées sont interrompues, les liens sociaux sont rompus, la solution de logement peut être perdue et le traumatisme continue de marquer. Cela ne permet pas de se projeter, de s’installer, car la possibilité de tout devoir abandonner est tangible, elle plane au-dessus des personnes.
N’oublions pas que ces personnes ont généralement rejoint la France, au terme d’un parcours long, difficile, violent après avoir fui leur pays. L’arrivée en France et le placement en procédure Dublin prolongent la complexité du parcours et condamnent à la condition de "nomade forcé" (Fassin 2018).
Cette impossibilité de se projeter imbriquée avec la perte d’autonomie, le traitement répressif et les traumatismes passés produisent un sentiment d’humiliation et une angoisse permanente. Les personnes se disent « là sans être là », expliquent "ça nous fait perdre nos consciences", et que certains "ont pété les plombs". Nous avons observé des personnes dublinées peu à peu rongées par la peur et l’inquiétude, arrêtant de participer à des activités. Les personnes qui les accompagnent (juristes, travailleur•se•s sociaux•ales, soignant•es) en témoignent, elles peuvent devenir agressives envers elles-mêmes ou envers d’autres, sombrer dans la dépression. Dans l’atelier radio, l’espace de confiance instauré permet de mettre des mots sur ces maux "je n’arrive pas à réfléchir", "mon cerveau est vide aujourd’hui". La procédure agit comme une forme de dépossession de soi. L’analyse collective donne l’occasion d’exprimer clairement la violence vécue : « La procédure Dublin est une prison », « une politique de découragement », « on se demande si l’angoisse est créé sciemment ».
Conclusion
Les normes juridiques ainsi produites et leur mise en pratique agissent comme une violence sur les individus. Une violence invisible à l’œil nu puisqu’il ne s’agit pas d’une violence directe. Néanmoins, cette violence fabriquée par un système juridique, administratif et bureaucratique a des répercussions concrètes sur la vie des personnes. Nous la catégorisons comme une violence structurelle. Par-là, nous désignons toute forme de contrainte qui pèse sur la vie des personnes les empêchant de s’épanouir et de se réaliser (Gatelier et al. 2017). Ces contraintes sont le fait de structures, et ne peuvent être attribuées à des auteurs individuels. L’Etat, les institutions internationales, le système économique sont autant de structures qui limitent les capacités d’agir. Dans le cadre de la procédure d’asile, et plus particulièrement celle de la procédure Dublin, les personnes voient leur puissance d’agir largement réduite puisqu’elles sont privées de leur autonomie, dépossédées de leurs choix, contraintes à vivre la relégation, la précarité, l’errance, et parfois l’enfermement. Cela est fabriqué par des structures politiques qui se traduisent dans des normes juridiques et des pratiques bureaucratiques. En mettant en œuvre la règlementation, les agent•e•s de l’Etat participent de cette violence mais il•elle•s n’en sont pas pour autant les principaux•ales responsables, ni les auteur•rice•s de ces violences. D’ailleurs, il•elle•s connaissent les effets de ces normes et règlementations. Les personnes dublinées le racontent : quand les agent•e•s de la préfecture annoncent la requalification en procédure normale, l’une commente « bonne nouvelle », l’autre demande « tu as souffert avec le Dublin ? », une policière par ailleurs donne une information essentielle avant l’expulsion « si tu rentres après le 2 avril, la France pourra te prendre en charge ».
La violence est ainsi le fait d’une articulation complexe de logiques politiques incarnées dans des normes juridiques nationales et internationales, des pratiques légales et illégales produites par un certain nombre d’agent•e•s de l’Etat, qui se reproduisent en pesant considérablement sur la vie des individus.
Néanmoins, dans les marges et face aux violences, se trouvent des personnes qui pensent et agissent, luttent et résistent, et qui au contraire de se décourager cherchent des moyens de s’installer, ce qui constitue une forme de contestation politique.
BIBLIOGRAPHIE
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Kobelinsky, Carolina. 2010. L’accueil des demandeurs d’asile : une ethnographie de l’attente. Essai. Paris : Editions du Cygne.
Manac’h, Léopoldine. 2019. « Faire face aux politiques de découragement ». Lutte des savoirs et savoir des luttes (blog). 27 mars 2019. https://sdl.hypotheses.org/3072.
Parrot, Karine. 2019. Carte blanche : l’État contre les étrangers. Paris : La Fabrique éditions.
Rigouste, Mathieu. 2010. 14. L’impensé colonial dans les institutions françaises : la « race des insoumis ». Ruptures postcoloniales. La Découverte. https://www.cairn.info/ruptures-postcoloniales--9782707156891-page-196.htm.
Spire, Alexis. 2016. « La politique des guichets au service de la police des étrangers ». Savoir/Agir N° 36 (2) : 27 31. https://www.cairn.info/revue-savoir-agir-2016-2-page-27.htm.
LISON LENEVELER
DOCTORANTE EN DROIT PUBLIC
SÉRÉNA NAUDIN
DOCTORANTE EN SOCIOLOGIE - ASSOCIATION MODUS OPERANDI