« Je suis... », « Je suis... », « Je suis... »... On pourrait trouver plusieurs adjectifs pour qualifier ce « Je ». Citons, à cet effet, ces formes adjectivales utilisées par un salarié
du Collectif Agir Pour La Paix (APLP) avec qui nous avons travaillé à la Maison des Jeunes et de la Culture (MJC) Robert Desnos dans la commune d’Échirolles :
« je suis Tunisien » ; « je suis Français » ; « je suis Échirollois » ; « je suis Arabe » ; « je suis musulman ». Évoquons également cette autre présentation d’un participant aux Master Class Émergences à l’art oratoire organisées par la ville de Grenoble : « je suis Savoyard » ; « je suis Iranien » ; « je suis Français ». De ces deux présentations, on note que le pronom personnel « Je » se pluralise. Le « Je » reste inchangé et prend une autre consonance suivant ses formes adjectivales. Pourquoi cette pluralité de formes est souvent niée ? Pourquoi ce « Je » est réduit à une singularité, à une forme unique ? Sommes-nous le fruit d’une source unique (une genèse) ?... Nous serons donc préoccupés d’interroger cette tendance à enfermer, à assigner le « Je » dans une catégorie unique tout en lui déniant sa dimension plurielle.

Notre analyse prend sa source dans une expérience avec le Collectif APLP à travers les « Ateliers de la pensée critique ». Ces ateliers ont donné lieu à des moments de questionnement sur nos identités et sur la pensée relationnelle de nos singularités. Ce texte sera organisé autour d’un moment contextuel qui situera le cadre qui a vu l’avènement du Collectif APLP. S’en suivra un second moment qui s’appesantira sur les fabulations de la pensée qui tendent à réduire l’individu à une source unique. Le troisième moment tentera, quant à lui, de mettre en perspective l’expérience des ateliers précités où l’on voit que l’investissement dans la pensée relationnelle participe à abandonner l’assignation, qu’elle soit territoriale ou raciale.
Contexte de la création du Collectif APLP
Le questionnement sur soi
Le 28 septembre 2012, dans le parc Maurice Thorez à Échirolles, deux jeunes Kevin et Sofiane étaient brutalement arrachés à la vie à la suite d’une violence non compréhensible pour un banal regard. Pour les parents, il ne fallait pas laisser prospérer l’idée que ce drame fut la conséquence d’un règlement de compte (A. Monkam Noubissi, 2014), tendance à qualifier comme tel les scènes de violence dans ces lieux catégorisés comme Zone de Sécurité Prioritaire. Les proches de ces deux jeunes, accompagnés par l’association Modus Operandi, vont se constituer en Collectif afin d’agir pour la paix et non pour la vengeance. La marche vers la création du Collectif a donné lieu à divers questionnements : est-ce qu’il fallait répondre à cette violence en organisant des représailles ? Que faire face à une telle violence ? Est-ce qu’il fallait s’engager dans un discours et des actions qui prônent la non-violence à l’instar des parents de Kevin et Sofiane ?...
Nous avons été interpellés par la façon dont ces proches désignaient les personnes qui ont provoqué la mort des deux jeunes. Leur appartenance au nom administratif d’un territoire a été la forme adjectivale qui a prévalu. Le nom administratif devenait ainsi l’espace d’identification à même d’offrir une grille de lecture pour comprendre un tel acte violent : les proches de Kevin et Sofiane se présenteront comme appartenant à la commune d’Échirolles et le groupe de bourreaux à la Villeneuve. Et pourtant, dans l’appellation administrative courante, on parle de la
« Villeneuve d’Échirolles » et de la « Villeneuve de Grenoble ». En décidant de se présenter comme appartenant à « Échirolles » ou à « Villeneuve », on peut y voir une façon de construire une différence qui classe et qui range tout en esquivant tout contact avec ce qui est rejeté.
Durant ce moment où les proches de Kevin et Sofiane souffraient en silence, le questionnement sur leur positionnement dans l’espace public a pris une part importante. C’est ce que l’on entend dans l’intervention d’un proche de Kevin et Sofiane le 17 juin 2014 au Musée de Grenoble :
« …malgré cette journée d’amour et tout ce qui s’en suit, le geste reste pour moi incompréhensible et inexplicable. Ce ne sont pas des humains qui ont fait ça […] la dame qui disait : il faut bâtir des mondes, à l’heure actuelle on n’a pas envie d’en bâtir avec des gens comme ça. On ne VEUT pas comprendre ce qui se passe chez eux. Ils sont différents de nous […] Et nous, pour l’instant, même si on est apaisé grâce au message d’Aurélie [mère de Kevin] et de Mohamed [père de Sofiane], on garde quand même une rancœur ».
En nous saisissant de ces mots, nous avons entamé un travail sur les modalités de mise en place du cadre qui devait porter leurs actions. Les temps de rencontre ont ainsi permis de poser la question du rapport entre le lieu d’appartenance et les faits de violence. Est-ce que seul le lieu d’attache (Échirolles/ Villeneuve) pourrait être un élément causal de la violence ? Est-ce que l’analyse d’un fait de violence ne devrait pas privilégier une approche pluri- causale ? Est-ce que le lieu produit par lui-même la violence ?... En intégrant dans l’analyse cette complexité, l’assignation identitaire à un lieu comme modalité explicative de la violence s’est avérée limitative. L’enjeu était de construire un commun où les lieux pouvaient entrer en relation par les mouvements des individus ; le thème dont le Collectif APLP s’était saisi étant « comment faire société ? ».

La volonté de penser et d’agir pour « faire société » s’entend comme un travail de déconstruction des représentations. L’accent a ainsi porté sur un travail sur soi faisant de la production de la pensée un savoir situé. En allant donc à la rencontre d’autres savoirs situés, les membres du Collectif APLP ont décidé de sortir de leur repli fondé sur un enfermement catégoriel de territoire. Accordant de l’importance à la rencontre des idées, ils ont évité la lecture paresseuse qui se refuse à saisir la complexité du tissu social.
Réduire l’autre à une source unique,
une fabulation de l’esprit
Le recours à la catégorie identitaire du lieu, pour tenter de lire un individu, dénote un rapport de domination : ce droit que certains s’arrogent pour réduire et assigner d’autres à une catégorie identitaire unique. Comme si ces individus assignés n’avaient pas la capacité ou le pouvoir de se définir par eux-mêmes dans l’espace public. L’expérience du Collectif APLP, à travers le parcours de ses membres, nous donne à saisir ces tentatives de réduction de l’autre. Les jeunes du Collectif APLP « lisaient » les bourreaux de Kevin et Sofiane comme uniquement des habitants de la Villeneuve. Il leur fallait sans doute agir vite, nommer l’ennemi et le situer : mécanisme qui répondait à l’émotion du moment. Il fallait trouver des réponses immédiates pour soulager la légitime colère née d’un fait violent, un double assassinat. Nommer le groupe des bourreaux comme des individus appartenant au territoire de la Villeneuve n’était pas la vérité absolue expliquant leur acte, mais elle offrait une grille explicative qui devrait être combinée à d’autres pour tenter de comprendre les raisons qui ont poussé ces jeunes à commettre cet acte.
Les éléments qui peuvent définir les individus du groupe des assaillants sont multiples. Ils ne sont pas seulement des habitants de la Villeneuve. Certains vivent dans des conditions difficiles, de l’isolement des / (ou d’un des) parents ou violents, ou leurs parcours sont difficiles, en décrochage scolaire par exemple ou en défiance des règles collectives, ou sont dans une phase dépressive, etc... Chercher à pluraliser ces éléments explicatifs ne veut surtout pas dire que l’on s’inscrit dans une démarche qui cherche à excuser les auteurs. Au contraire, en postulant que l’assignation à une catégorie identitaire ou territoriale n’est pas pertinente à elle seule pour comprendre un fait social, on cherche à éviter le simplisme des représentations.
D’ailleurs, les membres du Collectif APLP se sont inscrits dans ce cheminement et dans une réelle volonté de prendre le temps pour penser avant de porter la parole et les actions dans l’espace public, au-delà de l’émotion de tristesse dont ils étaient porteurs. En objectivant leurs émotions, ils se sont rangés aux côtés d’autres dans des actions qui avaient pour ambition de marquer dans les agendas politiques le changement de regard sur les questions de violence qui n’appartiennent pas à un lieu et encore moins à une catégorie identitaire. En travaillant donc sur cette fiction qui réduit l’autre à une identité unique, les membres du Collectif ont décidé d’investir la « pensée du dehors » en refusant de faire de leur « pensée du dedans » la seule vérité ou certitude. En identifiant, entre autres, des thèmes comme l’injustice ou les représentations, le Collectif a fait le choix de chercher à prendre en compte les idées émanant d’autres personnes aux catégories diverses et venant de divers lieux.
Cette transformation d’orientation des membres fondateurs de ce Collectif n’a pas été un parachutage, mais le fruit d’un temps qui n’a pas fait l’économie de la montre pour écouter et construire la confiance tout en tissant du lien. Une telle transformation qui se voulait « esthétique » ne cherchait pas à opposer, classer, ranger, mais elle mettait en lumière la beauté de la rencontre des idées pour « faire société » avec la production d’idées neuves.
En mettant ainsi le curseur sur les représentations qu’ils avaient, les membres du Collectif ont pu faire l’expérience que même si la pensée s’énonce à partir d’un lieu, on ne saurait réduire l’identité de son auteur à ce lieu, parce que les sentiments d’appartenance que l’on peut avoir sont multiples. En réduisant les habitants de la Villeneuve à leur quartier, on les homogénéise et on les identifie ou les amalgame aux bourreaux de Kevin et Sofiane, donc à des criminels. Ce qui viendrait homogénéiser un lieu en déniant à tous les habitants de ce lieu une capacité à penser par eux-mêmes et d’agir suivant leur propre choix.
Chercher à donner au nom propre à un lieu un contenu explicatif, pour tenter de rendre compte d’un fait de violence, transforme ce nom propre en nom commun. Au lendemain des attentats de 2015, une discussion a eu lieu à ce sujet avec certains membres du Collectif APLP sur le nom d’une ville en Belgique, « Molenbeek ». En effet, le ministre de la ville d’alors – Patrick Kanner –, répondant à une question de journaliste – « combien y a-t-il de Molenbeek aujourd’hui en France ? » – avait répondu qu’il y aurait une centaine de quartiers en France. Le ministre tentait de donner une définition de ce à quoi renvoie Molenbeek : « c’est une concentration énorme de pauvreté et de chômage, c’est un système ultra-communautariste, c’est un système mafieux avec une économie souterraine, c’est un système où les services publics ont disparu ou quasiment disparu » [1]. Par de tels propos, il participait à stigmatiser toutes les personnes qui vivent dans ces lieux. La conséquence en est la somme de discriminations liées au lieu ou au code postal. Une telle stigmatisation fait des lieux des sources de tous les maux et participe, en outre, à décharger la responsabilité des politiques !
Investir dans la pensée relationnelle
loin de toute assignation raciale
Les « ateliers de la pensée critique » ont été pensés comme un cadre où les idées s’affrontent entre elles. Ces ateliers ont investi dans la critique des « identités » abandonnant l’idée qu’elles sont figées. Les catégories d’observation (couleur de la peau, sexe, signes distinctifs vestimentaires…) ne se substituaient plus aux catégories d’analyse pour rendre compte des faits. Pour dépasser les perceptions, les « ateliers de la pensée critique » ont travaillé sur la rencontre de l’autre. L’investissement dans la pensée relationnelle repose sur cette approche qui tente d’humaniser les idées. C’est-à- dire une capacité à ne pas désincarner les savoirs construits par des personnes. Reconnaître qu’une personne peut être autre chose que ce que l’on voit ou croit savoir d’elle inscrit cette démarche dans une logique tremblante (E. Glissant, 1990).

En fait, les « ateliers de la pensée critique » insistaient sur le fait qu’aucun membre ne dispose de la « vérité », que celle-ci émerge dans les rencontres avec d’autres. La pensée se veut ici située et ce savoir situé ne se considère pas comme une vérité absolue, il ouvre une fenêtre à l’entrée d’autres savoirs. La rencontre de ces savoirs réinvente quelque chose de nouveau où les personnes qui y ont participé ne se sentent pas exclues. Bref, en reprenant Édouard Glissant, on échange en changeant ou on change en échangeant. Certains membres du Collectif APLP avaient une trajectoire familiale qui établissait un lien entre la France et certains pays anciennement colonisés par elle. Aussi le sentiment d’appartenance à la communauté nationale a été un sujet important lors des ateliers, les questions de discriminations venant le remettre en question. Ce furent des moments de discussion sur ce que nous qualifions de tension, à savoir le fait de détenir une carte d’identité française et le fait de ne pas se sentir membre de cette communauté. Plusieurs questions ont meublé ces discussions : faut-il attendre que l’on soit accepté dans la communauté française ? Si oui par qui ? C’est quoi se sentir Français ? Est-ce que les actions devraient reposer sur une opposition entre le groupe majoritaire (blanc) et les minorités (asiatiques, noirs et arabes ou musulmans etc.) ? Ou alors est-ce qu’il ne serait pas opportun, sans nier nos catégories identitaires, de se penser en dépassant les cloisons identitaires ?...
Précisons ici que l’idée de communauté (Jacquier, 2011), ne se réduit pas à une homogénéité de pensées et de pratiques, mais est un horizon que celles et ceux qui ont décidé d’en faire partie construisent au fil du temps. Un horizon qui sait faire place aux conflits et contre-récits pour se transformer et ne pas s’enfermer dans un « roman national » figé (Citron, 2017). Le système de relations mis en place dans cette perspective – réinventer sans cesse l’idée de communauté – ne cherche pas à dépasser les particularités ou à les nier, mais à investir dans la mise en contact dans des conditions d’égalité, de justice et d’équilibre (Glissant et Noudelman, 2018). À partir du moment où on fait de l’idée de communauté un processus qui ne cesse de se réinventer, on abandonne la pensée sur les uniformités de la globalisation. L’autre avec qui on est engagé dans cette idée de communauté n’est plus enfermé dans une case, mais il est cette personne dont on a besoin pour se transformer en échangeant avec elle. La différence avec l’autre n’est plus un principe qui range, qui classe et qui rejette, mais une force, parce qu’on a pris conscience de son apport dans ce processus de transformation de la société. On s’inscrit là dans une politique qui se veut être une « poétique de la relation » (E. Glissant, 1990). Une politique qui a comme marque de fabrique une esthétique des singularités plurielles qui savent se conjuguer avec d’autres pour penser les temps qui viennent.
Le travail réalisé lors des « ateliers de la pensée critique » a participé ainsi à construire un commun dont la spécificité est la rencontre des idées qui se réinventent en permanence. Un commun qui échappe à l’enfermement identitaire pour faire place à la condition du vivant. Et lorsqu’un élément du vivant est attaqué, c’est le reste du vivant qui se mobilise. En se pensant en relation, la catégorie identitaire n’est plus l’élément exclusif d’un engagement. On inscrit cet engagement dans le répertoire des conditions de vies du vivant. La mobilisation autour d’un acte violent dépasse donc toute forme de catégorie identitaire, territoriale…
Conclusion.
L’assignation au territoire comme grille d’explication est limitative. Car, nous sommes le produit de nos circulations, de nos rencontres, de nos traversées qui façonnent nos identifications plurielles. Pour donner sens à cette façon de penser qui repose sur l’objectivation de la pluralité des identités, les« ateliers de la pensée critique » ont agi comme un dispositif d’éveil de l’esprit critique des membres du Collectif APLP. Depuis la marche qui a suivi le double assassinat de Kevin et Sofiane, le 2 octobre 2012, et qui par ailleurs coïncide avec la journée internationale de la non-violence, diverses actions auront lieu au sein de l’agglomération grenobloise. L’investissement du Collectif APLP et d’autres structures associatives tend à montrer que les faits de violence ne sauraient être enfermés, réduits ou cantonnés à des lieux ou être considérés comme consubstantiels à des catégories identitaires spécifiques. L’enjeu recherché est de « suggérer un nouvel ordre possible, face à la gerbe des désordres, un ordre souple circulant, apte à penser l’inconnaissable et le différent en son sein » (Viard, 1994).
HERRICK MOUAFO
CHARGÉ DE PROGRAMMES À MODUS OPERANDI
CHERCHEUR ASSOCIÉ AU LABORATOIRE CERDAP2, SCIENCES PO GRENOBLE
BIBLIOGRAPHIE
1.Citron Suzanne,2017, Le mythe national. L’histoire de France revisitée. Éditions de l’Atelier
2.Glissant Édouard, 1990, Poétique de la Relation. Poétique III, Éditions Gallimard.
3.Glissant Édouard et Noudelmann François, 2008, L’entretien du monde. Éditions Presses Universitaires de Vincennes
4.Jacquier Claude, 2011, Qu’est qu’une communauté ? En quoi cette notion peut-elle être utile aujourd’hui ? Disponible en ligne sur www. cairn.info/revue-vie-sociale- 2011-2-page-33.htm [Consulté le 27/11/2020]
5.Monkam Noubissi Aurélie, 2014, Le ventre arraché, Éditions Bayard
6.Viard Jean, 1994, La Société d’archipel ou les territoires du village global. Éditions de l’Aube