K comme Kolonie
Kafka et la décolonisation de l’imaginaire
MARIE-JOSÉ MONDZAIN,
LA FABRIQUE, 2020.
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« La décolonisation de l’imaginaire concerne non seulement les populations qui furent colonisées, mais de façon plus impérative encore les peuples colonisateurs ». Voilà ce qui donne « un sens actif au terme décolonisation », mot « enflammé » par les temps qui courent. M. J. Mondzain s’y attelle dans ce livre comme un « prolongement logique et inévitable » de son travail sur l’image dont elle est une des herméneutes les plus reconnues (depuis ses recherches sur « la genèse iconocratique du capitalisme à partir de la culture chrétienne » – l’iconoclasme byzantin – jusqu’aux représentations modernes).
Ce « prolongement » n’est cependant pas seulement logique et encore moins et seulement esthétique mais, pourrait-on dire fondamentalement éthique. M. J. Mondzain est née en Algérie colonisée, en a connu la guerre et en garde une mémoire « peuplée d’images indélébiles » d’un système qui faisait des corps un « lieu de distinctions cruelles, de privilèges et de honte ». Au-delà cependant de cette empreinte personnelle, c’est une double conviction qui préside à sa réflexion : l’entreprise de la « colonisation des imaginaires » perdure d’une part, sous la figure de « la grande machine capitaliste mondialisée [qui] poursuit sa colonisation planétaire pour faire fonctionner l’appareil rationalisé de ses profits ». Il « recycle » le colonialisme, débordant le cadre de ses anciens empires « pour devenir le problème mondial des atteintes portées à la dignité et à la liberté de tous les sujets sans exception ». D’autre part, et « Comme l’a exprimé Édouard Glissant, il faut opposer à [cette] mondialisation esclavagiste et déshumanisante une mondialité fondée sur la transformation du regard et sur la créativité de la parole et des gestes ». Autrement dit, « décoloniser les imaginaires », c’est faire un travail d’imaginaire et sur les imaginaires, un travail tout ensemble poétique et politique.
M.-J. Mondzain a choisi, pour explorer ce champ, de s’en « remettre à la puissance fictionnelle de l’écriture chez Kafka », notamment et entre autres dans La Colonie pénitentiaire et L’Amérique. La puissance fictionnelle, « c’est ce qui donne vie à l’imaginaire » et l’« ouvre à la claire vision », c’est la puissance « créatrice » qui fait échapper à toute forme de domination. Kafka en fut un maître : « la main qui écrit La Colonie pénitentiaire n’est pas colonisée ni surtout colonisable. C’est une main politique et libre, et c’est en ce sens qu’une lecture politique de Kafka permet d’envisager ce que l’on pourrait appeler une décolonisation de l’imaginaire dans un geste de création ». Il faut découvrir ce geste dans l’analyse passionnée et passionnante que fait l’auteur de l’œuvre de Kafka. On y comprend, et c’est peut-être cela l’essentiel, que la décolonisation n’est pas d’abord l’affaire de ses victimes ni même, aujourd’hui, celle de ces cercles et mouvements qui se l’approprient comme un « enclos spécifique » « répétant les opérations de clôture identitaire où les différences produisent des insularités phobiques et les ravages de l’intolérance », encore moins évidemment des « stratégies néolibérales qui confondent le commerce des choses avec ce qui dans un tout autre sens permet le commerce des hommes ». Elle « demande que l’on reconnaisse que c’est dans la chair de la collectivité toute entière que s’est inscrite la loi qui sépare et qui tue ». D’où la nécessité d’une véritable « métamorphose » des regards, de tous les regards, condition « de la création d’un autre monde ».
Ce en quoi le génie créatif comme celui de Kafka nous aide : il nous fait accomplir un « saut » hors toute condition dominatrice. Le saut poétique, seul capable de « clarifier les affects du corps et de l’âme grâce à la puissance que l’on pourrait dire symbolique » (un « saut de la joie » qu’aucun pouvoir ne peut « confisquer » et qui mène de « la cruauté au rire par la voie créatrice »). Ce saut n’est pas de « surplomb » ou d’abstraction du réel, mais « d’un arrachement à la fois lucide et fragile à l’engloutissement », un « saut dangereux » mais qui « produit un regard » et une « possibilité d’agir », et fait « changer de place ». La puissance créatrice, décolonisatrice des imaginaires, est dans ce saut ou ce déplacement (ou cette étrangeté à soi-même) qui fait échapper au « rang des meurtriers », au « dispositif » de la machine et de la machinerie coloniales et regagner sa capacité de rêver et d’agir. C’est là une « zone », la zone de l’imaginaire qui « déborde la réalité des luttes historiques », leurs nécessités comme leurs travers ou leurs incomplétudes, « pour partager l’actualité d’un même combat », le combat de la décolonisation de tous les imaginaires, de ces faits et « gestes qui peuvent débarrasser les regards et les mots de toute emprise hégémonique ». Un « art du saut qui n’est autre que le saut de l’art lui-même, lequel par son élévation… procure la joie d’un regard lucide et libre ».
Abdellatif Chaouite