Ecarts d’identité : Comment est venu en toi le goût, l’appétit, le désir de la musique et de quelle musique ?
Chems : Mes parents m’ont offert cette chance inestimable de m’inscrire à mes premiers cours de piano à l’âge de 6 ans d’abord dans une école puis l’année suivante au Conservatoire. En même temps que j’apprenais à lire et écrire le français, j’apprenais à déchiffrer les airs de Mozart, de Beethoven puis les partitions des grands compositeurs. Je me rappelle qu’à l’époque déjà j’avais une attirance particulière pour Tchaïkovski, Rimski-Korsakov, les compositeurs russes et d’Europe de l’Est. Je n’ai réalisé que bien plus tard que ces airs me renvoyaient à quelque chose de familier et que grand nombre des grands compositeurs dont nous avions étudié les œuvres au Conservatoire avaient été inspirés par le courant orientaliste.
A la maison nous écoutions autant les grands classiques de la musique arabe que Radio Orient. J’ai donc toujours baigné dans la musique et en tant qu’enfant introvertie, elle a toujours été à la fois un refuge et une incroyable source de bonheur.
Ecarts d’identité : Pour reprendre les mots de René Char, qui sont en musique tes « alliés et alliées substantiels » ; celles et ceux qui musicalement accompagnent ton travail, tes recherches, tes désirs ?
Chems : Depuis mes débuts, Iyad Abdoh est celui qui m’a toujours épaulée et soutenue. Il a toujours cru en moi et voyait toujours plus loin. Lorsqu’on choisit de « faire carrière dans la musique », on se retrouve très souvent confrontée à des préjugés et appréhensions ; parfois l’entourage vous charge de ces représentations pour vous protéger mais cela peut être paralysant. Parfois les mises en garde sont justifiées, particulièrement en tant que femme et il est vrai que l’étape de « professionnalisation » n’est pas simple. Il faut être bien entourée et j’ai eu cette chance : j’ai rencontré Christophe Jacques à qui je dois énormément ; sur le plan musical, professionnel et humain. Nous travaillons ensemble depuis plus de 10 ans et le Collectif C’est pas des manières m’a beaucoup appris.
Ecarts d’identité : Quel chemin as-tu parcouru entre l’album « A la croisée des mémoires » avec le trio Bassma en 2012 et l’album Boqala (bocal en algérien) que tu consacres à la poésie arabe féminine de la Méditerranée ?
Chems : Le Trio Bassma est né de ma rencontre avec le musicien syrien Hassan Abdalrahman. L’enregistrement de l’album « A la croisée des mémoires » avec le percussionniste David Bruley était vraiment la concrétisation d’une rencontre et de ma première expérience en tant que groupe où chacun apportait sa contribution, à l’endroit où il était, avec spontanéité et beaucoup de simplicité. Comme souvent dans un groupe, il y a eu un moment où nos envies ne convergeaient plus. David a quitté le projet, puis Hassan s’est lui aussi retiré. J’ai continué en collaborant avec d’autres musiciens, français, tunisiens, syriens avec chacun leur personnalité, leurs envies. Je laissais beaucoup de place à chacun mais au fond de moi, il y avait quelque chose de plus intime qui cherchait à émerger. C’est suite à une échéance purement administrative et en me retrouvant le dos au mur que j’ai dû concrétiser cet album plus personnel : Boqala. Lorsque j’ai commencé à travailler sur cet album, je ne savais même pas encore avec quels musiciens j’allais l’enregistrer. Tout est allé très vite.
J’ai donc constitué mon propre bocal en y mettant plus de moi et de ce qui me faisait vibrer. Je voulais me souvenir d’où je venais. Ma grand-mère nous avait quittés depuis plusieurs années et l’envie de raviver le souvenir de ces soirées familiales à Alger autour de la musique et de la danse, de ce dialecte si riche en images mais tellement difficile à traduire… tout cela s’est exprimé dans cet album. Comme pour faire le point, s’arrêter et regarder ce que j’ai laissé derrière moi et où je voulais vraiment aller, avec les valises que j’avais à cet instant et la femme que j’étais devenue. Grandir et vivre en France, c’est aussi apprendre à chercher par soi-même les réponses sur son histoire et sa culture au-delà des raccourcis et des étiquetages faciles ou erronés. J’avais aussi l’envie de transmettre ce que j’ai eu tant de mal à approcher.
La Boqala était à l’origine une pratique divinatoire exclusivement féminine pour éloigner le mauvais œil et conjurer le sort. Elle est par la suite devenue un jeu très codifié et occupait les femmes pendant les soirées du mois de ramadhan ; elles glissaient des poèmes dans un bocal en argile et s’adressaient ces vers. Cette pratique remonte au moins à l’époque arabo-andalouse et des formes similaires ont existé en Turquie ou en Iran.
Les femmes improvisaient elles-mêmes - des quatrains en général - ou alors retranscrivaient des poèmes de grands auteurs. C’est un bel héritage de cette époque foisonnante où la circulation des savoirs ne connaissait pas les frontières.
Même si je n’ai pas réellement assisté à une séance de boqala, étant enfant nous nous retrouvions entre femmes, à danser, jouer de la derbouka et improviser des vers selon l’ambiance du moment. La musique était omniprésente lorsque j’allais en Algérie. De simples cuillères à soupe donnaient lieu à des concerts familiaux mémorables et petits et grands s’en donnaient à cœur joie. ;
Ecarts d’identité : Avec la Tribu Hérisson vous avez réalisé, avec des habitantes et habitants de quartiers, un travail sur les langues. Les langues multiples parlées en France. Ce travail s’est matérialisé par une série de concerts et un disque ; peux-tu nous présenter le sens et l’importance de ces réalisations autour des langues ?
Chems : Je suis très heureuse d’avoir été invitée par Serge Sana et Xavier Saïki à participer à ce projet. Lorsque je les ai rejoints, ils avaient déjà enregistré l’album Monmousseau-Herriot né d’un travail de collectage sur ce quartier des Minguettes. Le Concert Sous la Langue a évolué dans la continuité du travail qu’ils avaient tous les deux mené de carte postale sonore.
Le Concert Sous la Langue donne à entendre la richesse et la diversité des langues parlées en France. Mais il interroge également sur notre propre rapport aux langues. A travers les voix enregistrées et les témoignages nous portons une autre écoute sur la culture parlée. A travers les récits, les extraits de cours de langue, ce sont toutes les questions relatives à l’identité qui défilent au fur et à mesure du concert ; la transmission, l’appartenance, le rapport aux autres, … Mais en plus de cette dimension interculturelle de l’album, il y a un travail d’écriture et de composition qui s’intéresse à la musicalité même de la langue et qui en fait un objet résolument moderne. Je trouve qu’il y quelque chose de très beau et de très apaisant dans cet album surtout en ce moment. Car il ressemble plus à ce que nous vivons réellement dans le quotidien de nos cités cosmopolites que ce qu’on veut bien nous faire croire. En tout cas, c’est dans ce sens que j’ai envie de me projeter.
Ecarts d’identité : Peux-tu nous dire quelques mots du projet, au sein de l’université Jean Moulin Lyon3, Mutatis Mutandis : Circé, déesse ou sorcière ? Dans le cadre du projet sexe f 2020-22, (Circé, déesse grecque magicienne, sorcière, femme libre...) Est-ce que ce projet en construction signe pour toi, dans la suite de ton dernier album, une volonté de dire la condition des femmes dans leur histoire et leur situation contemporaine ?
Chems : Ce projet est à l’initiative de la comédienne Véronique Kapoian-Favel. Nous nous étions rencontrées sur un projet intitulé Femmes du monde quelques mois auparavant et c’est suite à cette collaboration qu’elle m’a proposé de la rejoindre sur ses lectures autour de Circé.
Lorsque je me suis plongée dans les textes, j’ai été frappée par leur résonance avec l’actualité.
La construction même du récit dans ces textes vieux de plusieurs siècles en dit long. Nous avons commencé à travailler sur les extraits de Ovide, La Fontaine, Madeleine Miller… mais nous serons en résidence cette automne pour finaliser le projet.
Trop souvent, de façon de plus en plus brutale et dans de plus en plus de domaines, des décisions sont prises pour nous. Doit-on accepter aujourd’hui encore qu’un « Jean-Michel » se fasse juge de la tenue acceptable pour les femmes ? De celle qui est républicaine ou de celle qui est signe de soumission ? Qu’est-ce que se soumettre si ce n’est de laisser les hommes de loi décider pour les femmes ? Il s’agit de ne plus laisser notre place inoccupée et de prendre conscience de la manière dont les choses évoluent, du discours ambiant. Se réapproprier les espaces de parole en fait partie.
Ecarts d’identité : Le monde méditerranéen et le monde arabe sont aujourd’hui fracturés, divisés et pris dans des lendemains incertains ; comment réagis-tu à ces situations et que peuvent les artistes ? Je pense notamment à votre présence en Palestine, notamment avec le programme d’échange interculturel Beat World Beat Wahad ?
Chems : Pour être tout à fait honnête, je me sens aussi incertaine sur l’avenir du monde arabe et méditerranéen que sur celui de la France et je pense qu’ils sont intimement liés.
J’aimerais être plus « positive » mais je suis très affectée par ce qui se passe en ce moment. Notre association essaye à son échelle de favoriser les échanges interculturels et artistiques. Nous croyons fermement que c’est à travers la rencontre, le partage de savoir-faire et de savoir-être, par l’enrichissement mutuel que nous arriverons à une meilleure compréhension de l’autre. Lorsque nous réunissons des artistes français et des artistes du Moyen-Orient c’est une évidence, chacun ressort enrichi de ces échanges.
Mais ce n’est qu’une goutte d’eau face à l’étendue des dégâts véhiculés par les médias, les politiques et même l’école.
Ecarts d’identité : Une génération d’artistes féminines auteures, documentaristes, réalisatrices, musiciennes qui ont une double appartenance entre les rives de la Méditerranée porte un regard qui me semble aller au-delà de la reconnaisse des histoires pour questionner la complexité des situations historiques et contemporaines ouvrant enfin le chemin aux mémoires partagées. Comment réfléchis-tu cette question ?
Chems : Oui, et heureusement, on a besoin d’inspiratrices et les jeunes ont besoin de référentes et de personnalités dans lesquelles ils et elles peuvent s’identifier.
Je suis admirative de cette génération d’artistes, et j’essaye de m’affranchir de tout ça. Mais j’ai le sentiment qu’on a régressé du point de vue de la reconnaissance des histoires et la mémoire partagée n’est pas une évidence pour tout le monde. Lorsque je vois les réactions que suscite l’évocation même de cours d’arabe à l’école, je suis affligée et je me dis qu’il y a un vrai problème de sous-représentation dans la société française, qu’il faut tout reprendre depuis le début.
J’ai eu l’occasion d’intervenir en milieu scolaire sur des projets d’expression musicale notamment à Vénissieux ou à Villefranche. Lorsque je me présente, les enfants d’origine maghrébine sont tout excités ; à peine entrée dans la classe ils me demandent si je suis arabe. En général, je réponds par un sourire. Leur réaction c’est : « moi aussi je suis arabe madame, moi aussi je suis arabe ». Et puis on commence l’atelier. Si je commence avec eux l’apprentissage d’un poème arabe, on voit clairement qu’ils sont complètements déconcertés. En général, ils ne comprennent absolument rien à la langue arabe. Qu’est-ce que ça dit sur comment ils se voient, comment on les représente ? J’aimerais un jour intervenir dans une classe sans que le fait qu’on travaille sur un chant arabe soit aussi exceptionnel ou qu’il y ait autant d’enjeux pour ces gamins. Ça me renvoie à la souffrance que j’ai vécue moi-même à l’école. Parfois j’ai le sentiment que se serait plus simple pour moi si j’étais fraîchement débarquée en France. Aujourd’hui je sais que « être Française » ne sera jamais acquis pour moi.
Ecarts d’identité : La fraternité est je crois pour toi un essentiel. Cette fraternité est à l’œuvre dans des spectacles aussi bien dans les rapports avec les musiciens qui t’accompagnent que dans tes rapports au public ....
Chems : C’est même carrément vital pour moi. Car paradoxalement, la scène c’est l’endroit où je m’affranchis de tout et justement de ce besoin de reconnaissance dont nous parlions juste avant. Je suis là, je n’ai pas besoin de revendiquer quoi que ce soit. J’existe…parce qu’il y a le public. Et là, on peut laisser place à une histoire commune. Celle du moment qu’on partage.
Et comme j’ai la chance d’être entourée de musiciens qui ont envie d’être là, c’est parfait. Je ne suis pas vraiment douée pour enregistrer en studio ou faire des vidéos. C’est le vivant qui me fait vibrer.
Bruno Guichard